Dans un pays développé comme le nôtre, il est difficile d’imaginer que des millions de personnes puissent souffrir du froid dans leur propre logement. Pourtant, c’est une réalité quotidienne pour de nombreux ménages qui se trouvent dans l’impossibilité de se chauffer correctement, faute de moyens financiers suffisants. La précarité énergétique, phénomène aux multiples facettes, touche aujourd’hui plus de 12 millions de Français, soit près d’un foyer sur six. Près d’un tiers des Français ont souffert du froid l’hiver dernier et près de 80 % ont dû restreindre leur chauffage à cause des coûts élevés. Ce fléau, longtemps négligé, révèle les failles d’un système où l’accès à une énergie abordable n’est plus garanti pour tous.
Une situation qui s’aggrave
Selon le Médiateur national de l’énergie (MNE), la situation s’est considérablement détériorée ces dernières années. En 2024, 30% des Français déclarent avoir souffert du froid dans leur logement, contre 26% l’année précédente et seulement 14% en 2020. Cette augmentation alarmante témoigne de l’ampleur croissante du problème.
Les causes de cette précarité sont multiples et complexes. Elles vont des restrictions de chauffage liées à des difficultés financières à une mauvaise isolation des logements, en passant par des coupures d’énergie dues à des impayés. Cela nous montre la complexité du phénomène, qui ne se résume pas à un simple problème de revenus, mais révèle les failles profondes de notre modèle social et économique.
La Fondation Abbé Pierre très engagée sur ce sujet
Face à cette situation critique, la Fondation Abbé Pierre s’est engagée depuis plusieurs années dans la dénonciation de cette réalité sociale. La Journée contre la précarité énergétique, dont la 4e édition s’est tenue la semaine dernière , en est une illustration. Cet événement national a regroupé pas moins de 23 organisations. Elles ne se contentent pas de tirer la sonnette d’alarme.
Elles interpellent les pouvoirs publics et tentent de sensibiliser le grand public. Mais leur action ne s’arrête pas là. À travers différents programmes, nombre d’entre elles participent au financement et à la production ou la rénovation de milliers de logements économes destinés à des personnes à revenus très modestes. Une goutte d’eau face à l’immensité des besoins, certes, mais une goutte d’eau qui fait la différence pour des milliers de familles sorties de la spirale de la précarité énergétique.
Les travailleurs sociaux en première ligne
Les travailleurs sociaux occupent une position stratégique dans le repérage des situations de précarité énergétique. Qu’ils exercent au sein d’associations, de centres communaux d’action sociale (CCAS) ou pour des bailleurs sociaux, ils sont souvent les premiers à détecter les signes avant-coureurs de cette forme de précarité. Leur proximité avec les publics vulnérables leur permet d’identifier rapidement les ménages qui peinent à se chauffer correctement ou qui accumulent des impayés d’énergie.
Cependant, pour être pleinement efficaces dans ce rôle de sentinelle, ils devraient être formés spécifiquement aux enjeux de cette précarité spécifique. En effet, cette problématique comporte des aspects techniques qui nécessitent des connaissances particulières. C’est pourquoi de nombreuses formations sont désormais proposées pour renforcer leurs compétences dans ce domaine.
Un accompagnement global et personnalisé
Au-delà du simple repérage, les travailleurs sociaux peuvent tenir un rôle clé dans l’accompagnement des ménages. Leur approche se veut globale, prenant en compte l’ensemble des facteurs qui contribuent à cette situation : revenus, état du logement, habitudes de consommation, etc. Cet accompagnement peut prendre plusieurs formes :
- L’aide à la compréhension des factures et à la maîtrise des consommations d’énergie. Il s’agit alors d’expliquer aux ménages comment lire leurs factures, identifier les postes de dépenses les plus importants et adopter des gestes simples pour réduire leur consommation.
- L’orientation vers les dispositifs d’aide existants. Les professionnels du social guident les personnes dans le maquis des aides disponibles : chèque énergie, Fonds de Solidarité pour le Logement (FSL), aides locales, etc. Ils les aident également à constituer leurs dossiers de demande d’aide. Évidemment, cela ne suffit pas, mais cela reste important.
- La mise en place d’actions de prévention. Les travailleurs sociaux peuvent aussi animer des ateliers collectifs de sensibilisation aux économies d’énergie, permettant ainsi aux participants d’échanger sur leurs pratiques et de s’approprier les éco-gestes. Je me souviens pour ma part avoir animé un groupe d’usagers qui se donnaient des « tuyaux » pour limiter leur consommation et réduire leurs factures. Souvent de nombreux usagers en savent plus que nous sur des moyens utiles auxquels on ne pense toujours pas.
- L’accompagnement dans les démarches de rénovation énergétique. Pour les propriétaires occupants en situation de précarité, les travailleurs sociaux peuvent les orienter vers les dispositifs d’aide à la rénovation et les accompagner dans leurs démarches. Une collègue avait ainsi mené une action à Saint-Brévin. Elle avait accompagné un propriétaire d’un petit immeuble vétuste qui avait pu le rénover (après avoir rencontré un service de l’ANAH). Les aides étaient arrivées à la condition qu’il loge ensuite des personnes et familles à faibles revenus. L’action s’était étendu sur un an et quatre familles avaient ainsi pu être relogées dans de très bonnes conditions. » Mais quel boulot » m’avait-elle dit.
L’exemple de la Gironde
Depuis 2017, ce Département a mis en place le dispositif SLIME33 pour identifier et accompagner les foyers girondins en difficulté, en lien avec ses partenaires. Depuis, 5000 ménages girondins ont pu bénéficier du dispositif. un réseau d’alerte impliquant les travailleurs sociaux du Département, la CAF, les CCAS et CIAS, le Fonds de solidarité pour le logement, et d’autres partenaires locaux.
Le SLIME33 intervient à plusieurs niveaux. Il permet de repérer les ménages en situation de précarité énergétique, puis vient le temps du diagnostic des besoins énergétiques du logement. Enfin il s’agit de proposer des solutions adaptées : aides à la rénovation, médiation avec les propriétaires bailleurs, ou encore remplacement d’appareils vétustes et énergivores. Propriétaires et locataires aux revenus modestes peuvent s’adresser aux travailleurs sociaux pour bénéficier de cet accompagnement essentiel.
Des interventions en binôme pour une approche complète
Une pratique de plus en plus répandue consiste à faire intervenir les travailleurs sociaux en binôme avec des techniciens spécialisés comme c’est le cas à Saint-Nazaire. Cette approche permet de combiner l’expertise sociale et technique pour réaliser des diagnostics sociotechniques complets au domicile des ménages.
Des visites à domicile permettent d’établir un état des lieux précis de la situation : analyse des factures, évaluation de l’état du logement, identification des équipements énergivores, etc. Sur cette base, le binôme peut proposer des solutions adaptées, allant de simples conseils d’usage à des préconisations de travaux, en passant par l’installation de petits équipements économes en énergie.
Un enjeu de coordination et de formation
Malgré leur engagement, les travailleurs sociaux font face à plusieurs difficultés. La première a trait à la coordination entre les différents acteurs impliqués : services sociaux, bailleurs, fournisseurs d’énergie, associations spécialisées, etc. Le pilotage institutionnel fait souvent défaut et le travailleur social de terrain peut se trouver « empêché » si sa légitimité de coordination n’est pas reconnnues. Or le manque de coordination peut conduire à des interventions fragmentées et moins efficaces.
Le second frein est celui de la formation. Si des initiatives existent pour former les travailleurs sociaux aux enjeux de la précarité énergétique, elles restent encore insuffisantes. La formation initiale des travailleurs sociaux n’aborde que rarement cette problématique, à l’exception notable des conseillères en économie sociale, familiale (CESF).
Parmi les acteurs ressources, on trouve d’abord l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Il existe aussi diverses associations spécialisées : le Cler-Réseau pour la transition énergétique, les Compagnons bâtisseurs ou le Réseau des acteurs de la pauvreté et de la précarité énergétique dans le logement (Rappel), notamment animé par le Cler et l’association Solibri. Ils proposent souvent des modules visent à donner aux travailleurs sociaux les clés pour comprendre les enjeux techniques, économiques et sociaux de la précarité énergétique, et pour agir efficacement auprès des ménages concernés.
Vers une action plus ambitieuse
Malgré ces pratiques, l’action des travailleurs sociaux se heurte souvent à l’insuffisance des politiques publiques. La rénovation massive des logements énergivores est la seule solution durable à long terme. Cela reste un chantier colossal qui dépasse largement le cadre de l’action sociale.
Les travailleurs sociaux ont donc aussi un rôle à jouer dans le plaidoyer auprès des pouvoirs publics. Leur expérience de terrain et leur connaissance fine des réalités vécues par les ménages en précarité énergétique dans les communes en font des acteurs légitimes pour porter la voix des plus vulnérables et plaider pour des politiques plus ambitieuses.
Des solutions urgentes à mettre en œuvre
Face à l’aggravation de la situation, la Fondation Abbé Pierre ne se contente pas de constats. Elle appelle à des mesures d’urgence concrètes et ambitieuses. Le triplement du montant du chèque énergie, dont la valeur moyenne de 150 euros par an n’a pas évolué depuis 2019, est une nécessité absolue. Cette aide, qui ne couvre pas l’augmentation vertigineuse des prix de l’énergie, doit être revalorisée de toute urgence pour éviter que des milliers de familles ne basculent dans la précarité énergétique.
Mais la Fondation va plus loin. Elle demande un élargissement du nombre de bénéficiaires du chèque énergie, une mesure qui coûterait dix fois moins cher que le bouclier tarifaire actuel. Une proposition de bon sens, qui permettrait de toucher un plus grand nombre de ménages en difficulté, sans pour autant grever les finances publiques.
En conclusion, les travailleurs sociaux sont des acteurs incontournables de la lutte contre la précarité énergétique. Leur action, à la croisée du social et du technique, permet d’apporter des réponses concrètes et personnalisées aux ménages en difficulté.
Cependant, pour être pleinement efficace, cette action doit s’inscrire dans une politique globale et ambitieuse. Il faut associer la rénovation des logements, au soutien soutien financier des ménages concernés. C’est à cette condition que nous pourrions espérer éradiquer ce fléau qui mine la dignité et la santé de millions de nos concitoyens. Malheureusement, on n’en prend pas le chemin.
Sources :
- 4e édition de la Journée contre la précarité énergétique | Fondation Abbé Pierre
- Précarité énergétique : ou former les travailleurs sociaux | Le Media Social Emploi
- Précarité énergétique : pauvreté, la précarité énergétique, un fléau négligé | L’Humanité
- Reportage : « Je ne peux pas me chauffer tout l’hiver » : même à 18 degrés, ces locataires en détresse sollicitent de l’aide pour lutter contre la précarité énergétique | France TV Info