Parlons aujourd’hui des assistantes sociales scolaires. (Je parle au féminin car la profession est essentiellement composée de femmes). Le syndicat SNASEN-UNSA vient de dévoiler les résultats de son baromètre 2025 consacré aux personnels sociaux de l’Éducation nationale, et ses constats ne peuvent que nous interroger. Derrière les chiffres se dessine un paradoxe aussi puissant qu’inquiétant : jamais ces professionnel(le)s n’ont autant aimé leur métier, et jamais ils et elles n’ont été aussi inquiets pour son avenir. Une « schizophrénie » professionnelle qui en dit long sur la place du service social dans le système éducatif et, plus largement, sur la considération accordée aux services sociaux dans notre pays.
« Un soutien discret, un changement visible » : l’abnégation face au mur
Le titre choisi par le SNASEN pour ce baromètre n’est pas anodin. Il reflète cette discrétion qui caractérise le travail des assistantes et assistants de service social : ces professionnels interviennent au cœur de la communauté éducative, auprès des élèves, des étudiants et des personnels, souvent dans l’ombre, mais avec des impacts importants sur les trajectoires de vie.
Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : 96 % déclarent aimer leur métier, contre 90,3 % pour l’ensemble des personnels de l’éducation. Plus encore, 68,9 % placent le « lien social » comme motivation numéro un, contre 46,8 % au global. Voilà des professionnels profondément attachés à leur mission, qui considèrent à 84 % que leurs missions et l’hétérogénéité des élèves constituent une richesse.
Mais derrière cette « passion » se cache une réalité bien plus sombre. Car si l’amour du métier reste intact, la confiance s’effrite dangereusement : seulement 39,8 % conseilleraient ce métier à un jeune. Un écart abyssal qui devrait alerter tout observateur attentif. Et ce n’est pas tout : 50,2 % expriment des craintes pour l’avenir de leur profession, tandis que 35,6 % de ceux qui rêvaient de ce métier en sont aujourd’hui déçus.
Comment en est-on arrivé là ? Comment peut-on autant aimer son métier tout en le déconseillant ? Voilà un curieux paradoxe. Pour autant la réponse tient en quatre mots : manque de moyens structurels.
Payer pour travailler : le scandale des frais professionnels
Voici probablement la spécificité la plus surprenante de ce baromètre : 58,9 % des personnels sociaux réclament en priorité une meilleure prise en charge des frais professionnels. C’est le double de la moyenne des autres métiers de l’éducation (29,6 %). Le sujet n’est pas anodin pour ces métiers itinérants qui se déplacent entre établissements et qui vont à la rencontre des familles. Les professionnel(le)s assurent le lien entre l’école et les services sociaux du territoire, Ils paient littéralement de leur poche pour aller aider et souvent protéger les élèves. Et la situation empire : le projet de loi de finances 2026 prévoit une baisse de l’enveloppe budgétaire dédiée aux frais de déplacement. Dans certaines académies, les agents attendent leurs remboursements depuis des mois.
Imaginez un instant : vous avez choisi ce métier par choix éthique, vous vous dépensez sans compter pour accompagner des familles en grande difficulté, et à la fin du mois, c’est votre propre budget qui trinque. Une aberration qui illustre parfaitement le décalage entre les discours sur l’importance de l’éducation et la réalité du terrain. D’autant qu’il faut aussi le reconnaitre, les salaires ne sont pas du tout à la hauteur de l’investissement de chacun(e).
La charge de travail : un épuisement structurel
Les personnels sociaux ne s’y trompent pas : leur épuisement n’est pas une question d’organisation personnelle, c’est un problème structurel. Ils sont 56,8 % à affirmer que la charge est « mal répartie car on manque de personnels ». Conséquence logique : 69,3 % placent « avoir des moyens supplémentaires » comme priorité numéro un.
Le gouvernement a annoncé 300 postes (santé et social confondus) dans le projet de loi de finances 2026. Le SNASEN fait le calcul : cela représente environ 100 postes d’assistants sociaux, soit une moyenne d’un poste par département. Dérisoire quand on sait qu’aujourd’hui, un assistant social intervient auprès de 2.000 élèves dans le secondaire.
Une ligne rouge est clairement tracée par le syndicat : l’intervention nécessaire en école primaire ne doit jamais se faire par redéploiement au détriment des collèges et lycées. Traduction : on ne bouche pas un trou en en creusant un autre. Or à l’Education Nationale, on est adepte des remplacements – non remplacement sans augmentation des effectifs. Cela vaut aussi pour les enseignants
Recevoir la souffrance du monde n’est pas sans risques
Être le réceptacle des souffrances a un coût. Un coût psychologique que le baromètre quantifie avec précision : 53 % des assistantes sociales se disent exposées à un stress intense. Ce stress est directement lié à l’explosion des situations d’enfants en danger qu’elles doivent gérer, sans que les réponses institutionnelles ne suivent.
Et les chiffres sont éloquents :
- 80.840 écrits ont été transmis par l’Éducation nationale aux services de protection de l’enfance en 2023-2024
- Informations préoccupantes : +32 % en un an
- Signalements au Parquet : +49 % en un an
Face à cette vague, le système judiciaire lui-même est submergé : 77 % des juges des enfants ont déjà dû renoncer à un placement faute de place disponible. On estime à environ 3 350 le nombre de mesures de placement non exécutées en France.
Les assistants sociaux de l’Éducation nationale se retrouvent donc avec leurs collègues de secteur en première ligne d’un système de protection de l’enfance à bout de souffle. Comme l’a rappelé la Défenseure des droits dans son rapport 2025, il faut gérer l’urgence sans pouvoir toujours apporter les réponses adaptées. Le sentiment d’impuissance qui en découle est ravageur.
Formation et carrière : l’ascenseur en panne
Dernier point du diagnostic du SNASEN, et non des moindres : 35,4 % des personnes interrogées demandent des formations pour acquérir de nouvelles compétences. En effet il leur faut pouvoir faire face aux problématiques sociales qui évoluent (cyberharcèlement, nouveaux types de violences, précarité étudiante croissante, etc.). Pourtant, le bilan est là : 33,5 % des assistants sociaux déclarent n’avoir reçu aucune formation ou des formations inadaptées ces trois dernières années.
Bon, cela veut dire aussi en creux que plus de 66% des demandeurs ont pu en bénéficier. Mais il faut augmenter ce chiffre. En effet, comment peut-on demander à des professionnels de faire face à une complexité croissante sans leur donner les outils pour y répondre ? C’est comme envoyer des pompiers sur un incendie sans leur fournir d’eau.
Un syndicat considéré comme un levier du changement
Point positif dans ce tableau : les personnels sociaux identifient massivement le SNASEN-UNSA comme un levier efficace. 53,2 % jugent l’action syndicale efficace (contre seulement 31,5 % au global), et 65,4 % s’informent prioritairement via les communications syndicales. Leur mandat est clair : ils attendent à 56,4 % que le syndicat négocie des accords concrets.
Cette confiance dans l’action collective pourrait bien constituer une lueur d’espoir dans un paysage autrement bien morose.
Au-delà de l’Éducation nationale : une profession en souffrance généralisée
Mais attention à ne pas circonscrire cette crise aux seuls assistants sociaux de l’Éducation Nationale. C’est l’ensemble de la profession qui traverse une période critique, comme je l’évoquais récemment dans un article sur l’hémorragie que connaît le travail social.
Les données de la Drees publiées en octobre 2025 sont sans appel : en 2022, il fallait diffuser 1,4 offre d’emploi pour pourvoir un seul poste dans le secteur social. Cela correspond à un ratio 2,9 fois supérieur à celui de toutes les autres professions. Les assistants de service social et les CESF affichent un indicateur de tension au recrutement de 3,7, ce qui signifie que le nombre d’offres diffusées est presque quatre fois supérieur au nombre d’embauches réalisées.
Les formations aux professions sociales subissent une désaffection préoccupante : seulement 57.00 étudiants étaient inscrits en 2024, soit une baisse de 14,5 % par rapport au pic de 2010. Les inscriptions en première année ont chuté de 2,1 % en un an. Plus inquiétant encore, les taux d’abandon en première année atteignent des sommets : 15,2 % pour les assistants de service social en Île-de-France en 2022.
Ces départs sont majoritairement liés à une méconnaissance des métiers et surtout à la confrontation avec les réalités dégradées du terrain. Quand les étudiants arrivent en stage et découvrent la surcharge de travail, le manque de moyens, l’épuisement des équipes et parfois même des situations où ils sont livrés à eux-mêmes faute d’encadrants disponibles, beaucoup préfèrent s’en aller.
Agir maintenant : une question de choix de société
L’attractivité des métiers du travail social repose sur plusieurs piliers indissociables : revalorisation salariale significative, amélioration des conditions de travail (équipes étoffées, ratios adaptés, soutien psychologique), renforcement de la formation initiale et continue, et surtout reconnaissance institutionnelle et sociale de ces métiers essentiels.
Le baromètre du SNASEN 2025 nous rappelle une vérité que nous voudrions parfois oublier : on ne peut pas demander à des professionnels de porter à bout de bras un système en déshérence, en comptant uniquement sur leur engagement personnel. La passion finit toujours par s’user quand la réalité la grignote jour après jour.
Les chiffres sont là. Les témoignages convergent. Les recommandations sont sur la table. Il ne manque plus que la volonté politique de stopper cette hémorragie. Mais à voir l’évolution des budgets et l’absence de mesures concrètes, on peut légitimement se demander si cette volonté existe vraiment.
Laisser aujourd’hui à l’abandon le secteur du travail social, c’est hypothéquer gravement notre capacité collective à prendre soin des plus vulnérables demain. C’est renoncer à la promesse d’une société solidaire. C’est accepter que des milliers d’enfants en danger ne trouvent pas les réponses dont ils ont besoin. C’est aussi le retour du chacun pour soi.
On pourrait presque se laisser gagner par le découragement. Presque. Car tant qu’il y aura des professionnels qui, malgré tout, continuent d’aimer leur métier à 96 %, tant qu’il y aura cette obstination à tisser du lien, à protéger, à réparer, il y aura un espoir. Fragile, certes. Mais tenace.
Reste à savoir combien de temps cette ténacité pourra résister au manque de reconnaissance et de moyens.
Pour aller plus loin :
- Alerte protection de l’enfance : Le service social de l’École n’a plus les moyens de protéger les élèves | SNASEN-UNSA
- Travailleurs sociaux : la grande hémorragie se poursuit
- Les tensions au recrutement particulièrement fortes pour les assistants sociaux


