Vous avez aimé « Les fossoyeurs » ? Vous allez adorer « Les ogres » ! On y découvre la même abjection, la même indignité, le même avilissement dans le traitement que notre société réserve aux bébés en miroir à celui des vieillards. Il est difficile d’échapper à la sidération face aux révélations qui parcourent ce livre.
Victor Castanet a recueilli plus de cent cinquante témoignages, dont une cinquantaine chez les anciens cadres du même groupe de crèches. Il lui a suffi de créer une adresse courriel pour recevoir soixante-douze messages, en une semaine. Deux ans de travail lui ont été nécessaires. L’enquête est sérieuse, documentée et sourcée.
Certes, l’auteur cible une enseigne en particulier. Mais, la gestion des crèches par le secteur privé lucratif génère trop souvent les registres du rationnement, de l’optimisation et de la financiarisation pour éviter toutes les dérives dénoncées ici. Car, comment promouvoir la culture du profit tout en préservant la qualité ?
En commençant par peser sur la masse salariale. Une employée est absente ? Elle n’est pas remplacée, la charge de son travail reposant sur ses collègues. En continuant par des économies de consommables : moins de couches, moins de lait, moins de petits pots à disposition. En réduisant le nombre des repas journaliers commandés, encore, pour compenser les absences ponctuelles dans l’effectif.
Mais aussi, en ne payant pas les factures des fournisseurs. En faisant traîner, à la sortie, le remboursement de la caution payée à l’entrée. En incluant dans le contrat le paiement des mensualités en cas de départ en milieu d’année. En percevant une indemnité mensuelle pour réserver une place réservée, le temps qu’elle se libère…
La litanie des aberrations énumérées semble sans fin. Comme la demande faite au fournisseur (qui refusera) de réduire la quantité de chaque repas, pour payer moins cher, ou le changement d’étiquette d’un lot dont la date de consommation était dépassée.
Chacun de grands opérateurs privés est en concurrence pour emporter des parts de marché. Les deux principaux cumulent 100 000 berceaux dans le monde, encaissant 2 milliards de chiffre d’affaires. Quand une mairie lance un appel d’offres pour attribuer une délégation de service public, le prix de vente proposé par l’opérateur est délibérément bradé. Un berceau vaut en moyenne 20 000 euros par an ? Il est proposé à 6 000, faisant la fierté des maires se vantant ensuite d’avoir abaissé les coûts de sa crèche. Le critère financier intervient parfois pour 60 % comme critère de sélection, contre 40 % pour le qualitatif.
Les pouvoirs publics ont renoncé à leur rôle de contrôle pour se montrer complices. Au-delà du copinage dénoncé par l’auteur entre une ministre et le privé, c’est un problème de fond qu’il aborde. Après avoir lancé la privatisation en 2004 pour répondre aux besoins pressants en matière de crèches, les autorités ont conçu une réforme pour passer le financement de la CAF du règlement forfaitaire à celui directement lié à la présence effective. Les directions des crèches sont, dès lors, obnubilées par le taux d’occupation, certaines faisant même pointer les familles !
La question reste posée : les crèches de notre pays vont-elles encore longtemps dépendre des évolutions des cours de la bourse et de la gourmandise des actionnaires ? Le low-coast et le moins-disant s’appliquent dorénavant aux tout-petits. Après les personnes âgées, la marchandisation impacte les bébés, avec pour effet la réduction de 30 % en quatre ans des candidat(e)s à la qualification d’éducatrice de jeunes enfants sur Parcoursup. Pas de doute : nous sommes sur la bonne voie !
- Les Ogres de Victor Castanet – Editions Flammarion, 2024, 414 p.
Écouter Victor Castanet sur France Inter au sujet de son livre « les ogres »
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
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Photo : Capture d’écran interview de Victor Castanet sur France Inter


