Point de vue | Fabien Nombret : « Ce qui nous dégoûte est finalement ce qui nous relie à l’autre. »

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Fabien Nombret  écrit avec humanisme sur ses rencontres et les visites aux domiciles de ceux qu’on voit d’ordinaire trop peu. Il intervient pour le compte d’un bailleur social, dans les logements dont les habitants rencontrent des infestations de nuisibles. Il a travaillé auparavant plus de 10 ans dans les services de proximité, ceux qui gèrent les problèmes quotidiens des habitants. De ce quotidien, il en a puisé les récits de ces rencontres parfois improbables qui nous enseignent beaucoup. Il tente via ses textes de rendre visibles ceux que la société a finis par invisibiliser. Voici son écrit qu’il m’a proposé pour le blog. Il s’intitule  « Ce qui nous dégoûte est finalement ce qui nous relie à l’autre ». Tout un programme que je vous invite à découvrir

 


Ce qui nous dégoûte est finalement ce qui nous relie à l’autre.

Tout commence par des indices. Si la présence de la Lucilia Sericata (mouche verte) nous donne l’état de décomposition d’un corps, la prolifération des insectes dans les logements nous renseigne sur l’état de décomposition des liens, l’annonce d’une vie qui s’efface en silence…

L’insecte qui se développe au cœur d’un logement dont l’entretien a été abandonné par son habitant finit souvent par envahir le reste de l’immeuble. Il se propage aux foyers mitoyens. C’est un peu comme si la tristesse finissait par se répandre au reste du monde. Car c’est bien généralement l’isolement et la précarité sociale qui sont les causes de ces proliférations de nuisibles.

La présence des insectes devient une donnée factuelle et visible pour faire ouvrir la porte du logement qui d’ordinaire nous était fermée.Dans ces logis, habités par des quasi-fantômes-sociaux, les insectes nuisibles, présents bien souvent en nombre, finissent par toucher le voisinage dans son quotidien. L’alerte vient de ceux qui le peuvent : ces voisins insérés, ceux qui savent manier les codes, ceux dont la vie ordinaire jouxte, sans le savoir, un appartement où l’âpreté de la vie se frotte aux antennes des arthropodes.

Cette porte restait close pour l’extérieur, en premier lieu parce que l’habitant ne demandait rien. Car ouvrir sa porte, c’est s’ouvrir un peu et se mettre en danger beaucoup. Parfois, le logement est le dernier rempart contre le monde extérieur. Accepter de faire entrer c’est accorder la confiance à un étranger. Ces personnes, tant qu’elles ne perturbent pas le reste du monde demeurent invisible, elles souffrent en silence loin du regard des autres.

Ces portes d’ordinaires closes sont bien souvent difficiles à ouvrir, tant le lien s’est délité au fil des années. Les habitants se sont reclus dans leur quotidien hors du temps. Les notions d’espace et de temps sont importantes dans ces rencontres. Bien souvent, leur monde est clos, il leur appartient et ne répond pas à nos logiques que nous voyons à travers le prisme de nos métiers et de leurs impératifs.

Mais surtout, leur rapport au temps est différent. Ces situations de vie se sont construites sur des années. L’agencement des objets hétéroclites est issu d’une lente construction plus ou moins consciente dans laquelle l’habitant est plus ou moins acteur.

L’intervention est un processus très rapide. Assainir et désencombrer le logement peut prendre quelques heures. C’est comme un immense bond en arrière, revenir à l’image d’un appartement qui date parfois de plusieurs décennies.

En l’espace de quelques jours, nous pouvons détruire un univers, il faut le garder en tête. L’intervention a des conséquences sur le quotidien de l’habitant (positives et négatives) elle s’inscrit dans une dynamique qu’il faut essayer de maîtriser.

Le plus souvent, lors de la découverte de ces situations extrêmes, le plus doux est de commencer par laisser du temps. Donner un délai de quelques semaines, voir quelques mois pour mettre en œuvre le début des actions.

J’ai pris l’habitude de dire, que d’une certaine manière, ces nuisibles sauvent les habitants de ces logements abandonnés. Les insectes sont la manifestation extérieure et grouillante de leur incapacité à affronter un quotidien trop difficile. Car ce sont avant tout des victimes, victimes d’un monde implacable dans lequel perdre pied n’est pas envisageable. Lorsque le lien, aussi ténu soit-il, finit par se nouer, ces personnes nous racontent comment elles sont tombées petit à petit dans ce que nous nommons trop facilement l’incurie.

Je me souviens de Robert, qui avec la perte de sa femme était tombé en dépression « une maladie qu’il ne connaissait pas » – selon ses propres mots -. Les blattes avaient élu domicile dans la cuisine jadis briquée par sa compagne. La pièce était devenue un mausolée où pullulaient les insectes.

La perte de cet être cher lui avait rendu impossible le fait de prendre soin de lui et de son logement. C’est le voisinage infesté par les insectes qui nous avait alertés, des années plus tard. Le vieil homme avait refusé les échanges, il s’était enterré dans une paranoïa xénophobe, difficilement compréhensible de l’extérieur. L’intervention d’un commissaire de justice avait été nécessaire, ainsi que le dépôt d’une requête d’intervention auprès d’un juge pour faire accepter à Robert le simple fait de nettoyer sa cuisine.

Le refus d’intervention ou la croyance en ses propres capacités sont souvent présents. Je me remémore, la rencontre avec Brigitte. Elle avait la cinquantaine, nous avions échangé une première fois dehors en plein vent et l’odeur dégagée par ses vêtements était difficilement supportable. Brigitte vivait dans une véritable grotte, engluée dans des années de déchets, la lumière du soleil ne filtrait plus à travers les vitres, l’empilement des cartons constituait un écran opaque. Elle se déplaçait chez elle avec une lampe frontale. Elle était la victime de ses propres gestes, elle allait finir étouffée par le manque de place. C’était terrible parce que cet entassement l’avait déshumanisée, elle n’avait plus d’accès aux sanitaires ni aux points d’eau. Cette femme survivait depuis des années, dans un logement où nous devions entrer en apnée.

Durant de longs mois, Brigitte avait refusé notre intervention, jusqu’à ce qu’elle soit forcée par la visite d’un homme de loi. La nécessité de faire contrôler son logement contre les punaises de lit l’a contrainte de baisser la garde et nous autorise à l’aider à désencombrer. Je reste intimement convaincu que sans le recours à la contrainte extérieure, jamais nous ne serions parvenus à entrer chez elle.

Brigitte était acculée au tas d’immondices qui allait finir par la dévorer. On peut imaginer la violence du choc : la prise de conscience de l’impossibilité de continuer sa vie de cette façon et les regards extérieurs qui pénètrent chez elle. Nos yeux devenaient le miroir social devant lequel se reflétait sa silhouette émaciée par tant d’années de survie. Une fois les interventions réalisées, et un appartement s’approchant d’une certaine idée de la décence et de la normalité, Brigitte nous avait dit avoir crû dur comme fer pouvoir faire face seule à la situation. Jusqu’à ce qu’elle voie en actions les intervenants et ne se rende compte de l’impossibilité de la chose.

Nous savions qu’elle ne pouvait réaliser l’entretien seule. Mais nous lui avions laissé le temps et montré que nous donnions du crédit à ses engagements qui n’étaient pas qu’une façon déguisée de reculer. Elle voulait garder la face, montrer qu’elle était toujours un être humain capable derrière la montagne de déchets.

Nous avons été transparents avec Brigitte sur l’impératif que nous avions. Il fallait protéger le collectif, car sa situation mettait en péril les habitants de l’immeuble. Nous lui concédions une certaine marge dans la temporalité et les modalités d’exécution de nos missions, car c’était son chez-elle qui était touché.

L’existence l’avait mise à genoux et elle avait tenu bon des années durant dans cet antre ignoble qui pourrissait la vie de ses voisins et maintenait la sienne sous perfusion. Plus tard, Brigitte me racontera, par bribes de conversations inabouties, le calvaire de la vie qu’elle avait vécu et qui l’avait un jour poussé à laisser sa première poubelle et à ne plus la sortir. Violences, dégradations physiques et mentales, manipulations, étaient les raisons de sa situation.

Ces interventions, non demandées et de fait intrusives, font appel à différentes compétences et nécessitent plusieurs intervenants. Il est essentiel que ces professionnels, venant au domicile d’une personne qui ne souhaite pas leur présence, s’entendent sur un objectif commun. La mission est de rendre le logement salubre pour que le voisinage puisse jouir paisiblement du sien. C’est toujours de cette manière que nous présentons les choses, nous devons agir pour le bien-être collectif. C’est souvent plus facilement accepté que si nous intervenions ‘seulement’ pour venir en aide à l’habitant.

C’est en lui apportant une aide extérieure, que nous rétablissons la normalité de la situation pour le quotidien du reste de la communauté. La normalisation de la situation ne signifie pas faire entrer dans un cadre l’occupant du logis en question, elle se traduit par l’atténuation des impacts à l’extérieur de son mode de ‘sur’-vie.

Comment peut-on vivre dans ces conditions ? Parfois, l’appartement ressemble plus à la cage d’un animal qu’à un lieu de vie.  Nos sens sont régulièrement touchés. Je pense qu’il faut donner de l’importance à ces réactions de rejet qui nous animent lors de la première rencontre.

Ce qui nous dégoûte est finalement ce qui nous relie à l’autre en tant qu’humain, car nous sommes révoltés de le voir vivre dans ces conditions. Car ce qui nous choque est ce qui déroge au vivre ensemble et interdit à la personne de pouvoir être acceptée socialement. C’est cette humanité qui donne la force de l’accompagnement plus que l’objectif pratique et factuel de régler une situation.

La réussite est une construction commune dans laquelle on tente d’engager l’habitant. Si on se concentre sur l’accompagnement de la personne, on aura plus tendance à l’écouter et à adapter les interventions.  Et nous savons chacun que la situation initiale n’est pas acceptable, car c’est plus qu’une façon marginale d’habiter le monde. Ce qui nous choque, c’est ce qui nous rassemble, nous intervenons à cause de ces conditions de vie que nous jugeons indignes pour un être humain.

 


Photo : Fabien Nombret

Note : Si, comme Fabien, vous souhaitez publier une tribune sur un sujet de votre choix dans ma case intitulée « point de vue », n’hésitez pas à me contacter à l’adresse mail suivante : didier[@]dubasque.org (retirez les crochets « [ » et « ] » mis là pour éviter que des robots s’en emparent). J’étudierai avec plaisir votre proposition de texte. Merci à vous.

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