Bis repetitae : allons-nous vers une nouvelle réforme de la protection de l’enfance ?

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À l’heure où Catherine Vautrin, ministre des Solidarités et des Familles, annonce un nouveau projet de loi pour cet automne 2025, la question se pose avec insistance : cette énième réforme sera-t-elle enfin celle qui transformera réellement la protection de l’enfance ? Le rapport Miller / Santiago, adopté à l’unanimité par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale en avril 2025, dresse pourtant un constat implacable d’une « action publique profondément et structurellement dysfonctionnelle ». Face à ce diagnostic sévère, nos dirigeants vont-ils répéter les erreurs du passé ou à engager enfin une véritable transformation ?

L’héritage pesant d’une succession de réformes inachevées

L’histoire de la protection de l’enfance en France depuis les années 1970 ressemble à un cycle perpétuel de réformes ambitieuses suivies de mises en œuvre décevantes. La loi du 4 juin 1970, qui remplaçait la puissance paternelle par l’autorité parentale, marquait déjà une évolution conceptuelle majeure. Pourtant, cinquante-cinq ans plus tard, la rapporteure Isabelle Santiago constate que « l’État, depuis plus d’un siècle, ne s’est jamais occupé des enfants. Historiquement il a délégué à la charité, puis aux associations ».

Cette logique de délégation s’est renforcée avec la décentralisation de 1983, qui a confié l’Aide sociale à l’enfance (ASE) aux départements. Si cette réforme visait à rapprocher les décisions du terrain, elle a généré des inégalités territoriales majeures qui persistent aujourd’hui. Les lois successives de 1989, 2004, 2007, 2016 et 2022 ont toutes tenté de corriger ces dysfonctionnements, multipliant les dispositifs et les structures sans jamais parvenir à endiguer la crise.

La loi du 5 mars 2007, présentée comme une réforme majeure, avait pour ambition de « renforcer la prévention » et de « diversifier les interventions ». Pourtant, dix-huit ans plus tard, la prévention demeure « marginale » selon la Cour des comptes. La loi de 2016 plaçait « l’enfant au centre » et créait le Conseil national de protection de l’enfance, mais les ruptures dans les parcours de vie des enfants se sont multipliées.

Les causes profondes d’un échec systémique

L’échec répété de ces réformes trouve ses racines dans plusieurs facteurs structurels que les travailleurs sociaux dénoncent avec une amertume croissante. Solène, éducatrice de jeunes enfants, témoigne de cette « impuissance » face à un système qui « rigidifie des protocoles, jusqu’à l’absurde ». Cette souffrance professionnelle n’est pas anecdotique : elle révèle un système où « près de 97% des établissements du secteur de la protection de l’enfance rencontrent des difficultés de recrutement, avec 9% de postes vacants ».

Le sous-financement chronique constitue le premier obstacle. Comme le souligne le président des Départements de France, « les départements ont besoin que l’État s’investisse dans ses missions régaliennes ». Les collectivités territoriales se retrouvent en première ligne pour gérer des problématiques relevant de la santé mentale, de l’éducation et de la sécurité, sans disposer des moyens nécessaires. Cette situation génère une « embolisation des structures » qui transforme l’ASE en « réceptacle des faiblesses des politiques publiques connexes ».

La formation insuffisante de certains professionnels aggrave ces difficultés. Face à des enfants dont « un quart présente des troubles psychiques », le personnel « n’est pas suffisamment formé et outillé pour assurer l’accompagnement adéquat ». Cette inadéquation entre les besoins et les compétences disponibles explique en partie pourquoi « l’espérance de vie de ces enfants qui ont subi des événements traumatisants dans l’enfance est réduite de 20 ans ».

La voix des travailleurs sociaux : entre épuisement et espoir

Sur le terrain, les professionnels expriment une lassitude profonde face à cette succession de réformes qui ne changent pas fondamentalement leur quotidien. Amandine L., éducatrice spécialisée avec six années en protection de l’enfance, dénonce « l’absurde en institution » où « les décisions administratives et le manque de moyens prennent souvent le pas sur l’intérêt des enfants ». Cette situation pousse de nombreux professionnels vers la sortie : « en dix ans, le nombre d’étudiants inscrits au sein d’écoles formant aux métiers sociaux a chuté de 6%, et près de 10% des étudiants s’arrêtent dès la première année ».

Paradoxalement, ces mêmes professionnels continuent de croire en leur mission. Schainez, ancienne enfant de l’ASE devenue étudiante, rappelle que « les besoins de l’enfant doivent toujours être mis au centre et qu’à ceux-là doit être proposée une écoute bienveillante ». Cette parole d’ancienne bénéficiaire souligne l’importance du facteur humain dans la réussite des prises en charge, élément souvent négligé dans les réformes successives.

Les organisations professionnelles ont déjà appelé à une « mobilisation générale » pour contrer « l’inertie des pouvoirs publics ». Le collectif « Les 400 000 » a dénoncé une « promesse non tenue » trois ans après l’entrée en vigueur de la loi Taquet, tandis que le secteur associatif a multiplié les appels à l’adoption de mesures fortes et immédiates. La défenseure des droits a signifié au Gouvernement le 28 janvier dernier une « décision-cadre « relative à la protection de l’enfance » . Dans celle-ci elle indique avoir été informée par de nombreux professionnels (justice, travailleurs sociaux, secteur associatif habilité, santé, …) sur les lourdes difficultés que rencontrent les dispositifs de prévention et de protection de l’enfance dans les départements.

Les contours du projet Vautrin : entre annonces et incertitudes

Le projet de loi annoncé par Catherine Vautrin pour l’automne 2025 s’articule autour de « deux piliers » : « prévenir et éviter le placement chaque fois que cela est possible » et « faire évoluer notre modèle vers un recours renforcé à l’accueil familial ». Cette approche n’est pas nouvelle, puisque la « familialisation » était déjà un objectif des réformes précédentes.

Les mesures concrètes annoncées visent notamment à « élargir le vivier des assistants familiaux » en leur permettant d’avoir « une autre activité professionnelle » tout en instaurant un « droit au répit ». Le projet prévoit également des évolutions du statut de « tiers digne de confiance » et des dispositions sur « le délaissement parental ». Ces mesures techniques, si elles peuvent améliorer les conditions de travail des professionnels, ne s’attaquent pas aux causes structurelles de la crise.

La ministre annonce par ailleurs la révision de la « réglementation encadrant les pouponnières », avec une réduction de la capacité maximale de 50 à 30 places et un renforcement des taux d’encadrement. Cette mesure, compensée financièrement par l’État à hauteur de 34,6 millions d’euros, illustre la dimension budgétaire considérable de toute réforme ambitieuse.

Le gag si l’on peut dire, est que Catherine Vautrin annonce son projet de loi alors que certains décrets de la précédente loi dite Taquet en 2022 n’ont toujours pas été signés !  L’un porte sur la création de la base de données nationale des agréments en vue d’adoption, un autre sur la base de données des agréments des assistants maternels et familiaux. Il manque aussi les « décrets relatifs à l’organisation des activités de la protection maternelle et infantile (PMI). dans un article très documenté paru en plein coeur de l’été explique : « des concertations vont s’engager dans les prochaines semaines avec Départements de France, a indiqué la ministre, qui rappelle par ailleurs que le décret relatif à la délivrance d’un nouvel agrément pour l’exercice de la profession d’assistant maternel ou familial après un retrait pour faits de violences a été publié en mars »

Les recommandations de la rapporteure Isabelle  Santiago : vers une refondation systémique ?

Face à cette situation, le rapport d’enquête Miller / Santiago a proposé une approche plus radicale avec 92 recommandations regroupées en quatre axes : gouvernance, prévention et repérage, prise en charge, et attractivité des métiers. La première recommandation, emblématique, appelle à la création d’un « code de l’enfance », témoignant de la volonté de refonder conceptuellement cette politique publique.

Le rapport préconise une « loi de programmation pluriannuelle avec des financements alloués », financée par « la branche Famille et une part de CSG ». Cette approche budgétaire marque une rupture avec les réformes précédentes, souvent adoptées sans compensation financière suffisante. La création d’un « ministre de plein exercice chargé de l’enfance » et d’un « conseil scientifique » traduit également la volonté de donner plus de poids politique à ces questions.

Particulièrement novatrice, la recommandation n°77 propose d’« accompagner les jeunes majeurs protégés jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, en sortant d’une logique de contractualisation ». Cette mesure répond à un enjeu essentiel : éviter que ces jeunes, privés de soutien familial, ne basculent dans la marginalité. L’étude de l’Insee révélant qu’« un quart des personnes sans-abri avait été accueilli par l’ASE » illustre l’urgence de cette question.

Un défi majeur : rompre avec la logique du « toujours plus »

Une rapide analyse des réformes passées révèle une constante : l’accumulation de dispositifs, de structures et de procédures sans remise en cause fondamentale du système. Chaque nouvelle loi ajoute des couches de complexité sans supprimer les dysfonctionnements antérieurs. Cette logique du « toujours plus » explique en partie pourquoi « de trop nombreuses dispositions législatives ne sont pas appliquées, soit que les textes réglementaires manquent, soit que les pratiques demeurent éloignées des principes posés par la loi » indique le Conseil économique, social et environnemental dans son rapport intitulé « La protection de l’enfance est en danger : les préconisations du CESE ».

La réforme annoncée devra éviter cet écueil en opérant des choix clairs et en supprimant les dispositifs inefficaces. Un article publié par le Média Social fait état de l’expérimentation lancée dans la Gironde et le Var. Elle pourrait fournir des enseignements précieux, à condition qu’elle soit rigoureusement évaluée et que ses résultats influencent réellement le contenu de la future loi. Ce n’est pas gagné.

Ce qui est inquiétant aussi est que la question de l’évaluation demeure un impensé des réformes successives. Comment mesurer l’efficacité d’une politique publique quand les indicateurs sont insuffisants et les données dispersées ? Le rapport de la Défenseure des droits évoque « la sous-numérisation des outils métiers des départements et la dispersion des données de suivi », constituant « une faiblesse pour piloter cette politique publique de manière efficace ». (Mais entre-nous, même les Départements équipés de dispositifs de pilotage sont en difficulté pour ne pas dire plus).

L’urgence d’un sursaut collectif

Alors que notre pays s’apprête à connaître sa énième réforme de la protection de l’enfance, la question n’est plus de savoir si une transformation est nécessaire – elle est vitale – mais si les conditions sont enfin réunies pour qu’elle réussisse. L’unanimité du vote sur le rapport Miller / Santiago témoigne d’une certaine prise de conscience politique. La convergence des analyses entre parlementaires, travailleurs sociaux, départements et associations crée un contexte potentiellement favorable comme l’indique le journal Le Monde.

Pourtant, les signaux d’alarme se multiplient. « L’annonce, fin juillet 2024, par la protection judiciaire de la jeunesse d’un plan d’économies qui met en sursis plusieurs centaines de postes, vient assombrir encore le tableau ». Cette contradiction entre les discours ambitieux et les contraintes budgétaires illustre la difficulté de transformer les intentions en actes. La récente annonce de Gérald Darmanin de s’intéresser dès l’année prochaine à la protection de l’enfance sous l’angle de la lutte contre la délinquance n’a pas de quoi rassurer.

Au cœur de l’été 2025, plusieurs syndicats de la PJJ ont organisé une grève pour dénoncer les restrictions budgétaires, suite à une réunion du 31 juillet où la direction a annoncé la nécessité d’une gestion « rigoureuse » des enveloppes et le maintien d’une maîtrise stricte des dépenses. Le ministère précise avoir débloqué trois millions d’euros supplémentaires, mais les professionnels sur le terrain relèvent depuis plusieurs années une insuffisance des moyens. Cette hausse n’efface pas les contraintes : les nouveaux crédits alloués (1,141 milliard d’euros pour 2025, +1,4% par rapport à 2024) permettent tout juste d’accompagner l’inflation et la progression technique des rémunérations, sans répondre aux besoins croissants des établissements ni aux attentes des agents en matière d’effectifs et de conditions de travail.

Or, cette communication budgétaire se juxtapose aux interventions médiatisées de Gérald Darmanin qui vient, début août, de réaffirmer sa priorité : « la protection de l’enfance placée sous main de justice » pour 2026. Le ministre de la Justice propose la création d’une « ordonnance de sûreté » pour protéger les enfants victimes de leurs parents, ainsi qu’un « statut de l’enfant victime ». Ces annonces paraissent ambitieuses et témoignent d’une volonté politique affichée de renforcer le dispositif de protection, avec une mission confiée au nouveau directeur de la PJJ pour préparer cette transformation.

Il y a là une contradiction manifeste. Les promesses de réforme et de moyens font écho aux attentes du secteur, mais la réalité du terrain est marquée par des restrictions, des appels à la rigueur, voire des annulations de crédits. Jupiter (Emmanuel Macron) lançant un nouveau plan venu d’en haut ne suffit pas à rassurer les professionnels. Ils dénoncent notamment des difficultés pour le renouvellement des contrats et une gestion budgétaire tendue. Le décalage entre déclarations et pratique est relevé dans la presse spécialisée et même par des experts, qui pointent le risque que la « priorité absolue » annoncée ne soit qu’une politique de communication, alors que la mobilisation du secteur social réclame des actes forts.

Face à cette situation, les travailleurs sociaux, ces « héros de l’ombre en détresse », continuent de porter l’espoir d’un système plus humain et plus efficace. Leur expertise du terrain, longtemps sous-estimée, doit enfin être pleinement reconnue et intégrée dans la construction des politiques publiques. Car au-delà des structures et des procédures, ce sont bien les femmes et les hommes qui accompagnent quotidiennement ces enfants qui détiennent les clés d’une transformation réussie.

L’histoire nous enseigne que les réformes de la protection de l’enfance échouent quand elles négligent cette dimension humaine et ceux qui la porte. La prochaine ne devra pas répéter cette erreur si elle veut enfin briser le cycle de l’échec et offrir à ces 400.000 enfants l’avenir que nous leur devons.

Sources :

 


photo : 23  freepik.com

 

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2 réponses

  1. Bonjour,

    « Il faut placer plus, il faut toujours plus de moyens… »

    Je vous propose un complément de lecture, notamment sur ce qui peut se produire en amont du placement, ainsi que pendant, puis ensuite, un point de vue de parent. Un long billet, le produit après avoir été confronté à ce dispositif et après l’avoir étudié sur plus de 20 ans:

    http://justice.cloppy.net/index.php/justice/2025/07/31/education-et-fractures-scolaires

    Cordiales salutations

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