Point de vue | Réformer le travail social : standardiser ou penser autrement ? (2)

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Angélique Revest qui est cadre ESMS et cadre pédagogique, nous expliquait hier dans son « Point de vue » ce que révèle la réforme de la formation aux métiers du travail social. Elle nous parle aujourd’hui de ce qui ferait sens pour nos formations : il s’agit de la penser autrement. Comment ? Voici ses propositions.

 


Former des acteurs, pas de simples exécutants

Les étudiants en travail social ne sont pas des réceptacles passifs d’un savoir préformaté. Ils sont porteurs d’expériences, de questionnements, de valeurs, qu’il convient de mettre en travail dans une pédagogie active, articulant théorie, expérience et construction de sens. La formation n’est pas un simple transfert de connaissances : elle est un espace de transformation subjective, de déconstruction des représentations, d’émancipation intellectuelle et politique.

Comme le souligne Jacques Ion, le travail social est un espace de résistance aux formes contemporaines d’individualisation des problèmes sociaux. Cela suppose que les futurs professionnels soient formés à penser les tensions du monde social, pas à les neutraliser (Travail social et société, 2005). Leur rôle est politique, au sens noble du terme : contribuer à faire tenir le lien social, à questionner les normes, à défendre la dignité des personnes.

Il ne s’agit pas de sacraliser des modèles anciens, ni de refuser toute évolution. Il s’agit d’exiger que les transformations soient pensées, débattues, évaluées à l’aune de ce qui fonde les métiers du social : une visée d’émancipation, une éthique du lien, une capacité à tenir la complexité.

Robert Castel nous rappelle utilement que « la question sociale n’est jamais définitivement réglée » (Les métamorphoses de la question sociale, 1995). Elle évolue avec les tensions d’une époque. Et aujourd’hui, la tension est claire : préserver l’humanité du travail social face à sa normalisation gestionnaire. Cela suppose de maintenir la dimension réflexive, critique, située des formations, à rebours des logiques d’optimisation et de conformité.

Former, ce n’est pas ajuster un individu à un poste. C’est former une conscience professionnelle capable de discernement, de refus, d’engagement.

Imaginer un modèle partenarial et exigeant

Certaines expériences internationales (au Québec, en Suède, en Belgique) montrent qu’il est possible de conjuguer exigence académique et reconnaissance des savoirs issus de la pratique, sans sombrer dans une logique de standardisation. Ce qu’il faut, ce n’est pas opposer Université et EFTS (Établissements de Formation en Travail Social), mais penser une articulation critique, capable de préserver la spécificité de ces formations.

Cela suppose de reconnaître :

  • leur ancrage dans l’expérience du terrain,
  • leur dimension réflexive et clinique,
  • leur culture de la collégialité, du débat, et du lien intersubjectif.

Comme l’écrit Richard Wittorski, la professionnalisation ne peut se penser sans les acteurs eux-mêmes. Elle doit se penser dans une co-construction des savoirs à partir des tensions du réel (Professionnalisation et développement professionnel, 2014). Cela suppose de sortir d’une logique d’imposition descendante des référentiels pour favoriser une intelligence collective de la formation.

Ce modèle exigeant appelle aussi à une réflexion sur la pédagogie du doute, du conflit, de l’incertitude : non pas pour produire des professionnels désorientés, mais capables d’agir dans des contextes flous, contradictoires, marqués par l’asymétrie et le pouvoir. Un modèle où l’évaluation ne serait pas une normalisation, mais un mouvement vers plus de lucidité.

La question du leadership : résister aux injonctions paradoxales

La transformation du secteur ne pourra advenir sans une transformation profonde du management, et notamment de la formation des cadres du travail social. Car si les professionnels de terrain peinent à préserver leur autonomie, ce n’est pas uniquement en raison de contraintes budgétaires ou normatives : c’est aussi parce que les directions, soumises à une intense pression institutionnelle, se sont souvent alignées – parfois à contrecœur – sur les logiques de conformité, de traçabilité et de pilotage par les chiffres.

Le cadre devient alors un vecteur d’injonctions paradoxales, pris en étau entre sa responsabilité managériale, son appartenance à une communauté professionnelle, et son éthique personnelle. Il se voit sommé de « faire tenir » des politiques qu’il ne partage pas toujours, au prix de compromis parfois douloureux. Comme le note Vincent de Gaulejac, ces contradictions produisent une souffrance organisationnelle, qui touche autant les dirigeants que les exécutants (La société malade de la gestion, 2005).

Former autrement, c’est donc aussi former les cadres autrement. Cela implique d’intégrer dans les parcours de formation des dimensions souvent négligées :

  • une capacité à penser les systèmes complexes, les tensions de l’action collective, les résistances institutionnelles ;
  • une lecture politique et clinique des organisations, qui ne réduit pas les conflits à des dysfonctionnements individuels, mais les comprend comme des symptômes de contradictions structurelles ;
  • une formation au leadership éthique, c’est-à-dire à une posture de responsabilité, d’arbitrage, de parole tenue, capable de soutenir la conflictualité plutôt que de l’éteindre.

Un leadership réflexif – tel que le propose Dominique Depenne – ne cherche pas à éliminer les tensions, mais à leur donner un espace d’élaboration. Il repose sur la capacité à « tenir les bords » dans un environnement instable, à maintenir des lieux de parole, à défendre l’intérêt des professionnels sans céder au conformisme gestionnaire.

Cela suppose, enfin, de briser le mythe tenace de la neutralité managériale. Il n’y a pas de direction sans position, pas de gouvernance hors-sol. Diriger, ce n’est pas imposer, c’est tenir — un cap, une parole, une éthique — au cœur d’un maillage d’intérêts contradictoires, d’affects mouvants, de récits dissonants.

Un travail social durablement humain exige des cadres debout, capables de résistance lucide et de négociation intelligente. Il leur faut du courage quand il faut dire non, et de la solidarité têtue avec celles et ceux qui tiennent le terrain. Ce que ce secteur réclame, ce ne sont pas des gestionnaires de procédures, mais des tisseurs de sens, des praticiens de la parole habitée, des passeurs de complexité dans un monde qui voudrait tout aplatir.

Conclusion : penser autrement, pour préserver le sens

La crise du travail social n’est pas une crise d’image. Elle est ontologique : c’est le sens même du métier qui vacille, happé par des réformes technocratiques pensées sans le terrain, à rebours des réalités humaines qu’elles prétendent améliorer.

La réforme des diplômes du travail social, adoptée à la hâte le 2 juillet 2025 malgré les alertes des organisations professionnelles, n’est pas une réponse à cette crise. C’est au contraire un symptôme de plus de sa dégradation programmée. En réduisant les formations à quatre blocs de compétences – dont trois communs –, en abaissant la part de spécialisation à 25 %, en rompant le dialogue avec les corps intermédiaires, cette réforme actée sans bilan, sans étude d’impact, sans consultation réelle, met en danger la pluralité des approches, l’identité des métiers et la qualité de l’accompagnement.

Les professionnels ne s’y trompent pas. L’Anas, la FNEMS, France ESF, le SNUASFP-FSU, la Fédération des éducateurs de jeunes enfants, comme de nombreux formateurs et chercheurs, alertent sur un nivellement par le bas, une déqualification silencieuse, une bureaucratisation accrue, et un effondrement du sens. Ce n’est pas une réforme structurante, c’est une réforme structurante du vide.

Alors même que les conditions de travail sont dégradées, que les stages se raréfient, que les promotions sont incomplètes, et que les burn-out se multiplient, on réorganise la vitrine sans réparer les fondations. C’est le cœur même de l’éthique du métier qui est contourné : l’attention à la singularité, la temporalité du lien, la conflictualité féconde de l’accompagnement social. « Ce qui s’échange n’est pas ce qui s’échange, mais il faut bien que cela s’échange pour qu’autre chose s’échange » écrivait Richard Delafond. Derrière le langage des blocs, des compétences et de la mobilité, ce n’est pas de transmission qu’il s’agit, mais de dépossession.

La transmission véritable n’est pas une circulation d’unités formatées. Elle est une mise en mouvement de l’être, une co-présence qui implique une relation, un temps, un espace pour élaborer. Transmettre en travail social, c’est ouvrir un champ de pensée, pas seulement « délivrer du contenu ». C’est susciter une posture réflexive, engagée, reliée à une expérience incarnée.

Le métier de travailleur social n’est pas une combinaison de gestes techniques : c’est un rapport au monde, un engagement politique, un art du lien dans un monde fracturé. Ce n’est pas dans l’uniformisation que se construit la reconnaissance, mais dans la reconnaissance des différences, des approches complémentaires, des identités professionnelles fondées sur des histoires, des savoirs situés, des pratiques éprouvées.

Ce qui est en jeu, aujourd’hui, c’est la possibilité de former encore des professionnels capables de penser, d’agir, de résister. Pas des exécutants polyvalents, mais des praticiens-penseurs, des femmes et des hommes capables de porter du sens là où il n’y a plus que des tableaux de bord. La réforme actuelle promet une lisibilité. Elle apporte de la confusion. Elle promet de la modernisation. Elle organise l’oubli. Elle promet de l’attractivité. Elle aggrave les fuites.

Il est encore temps de suspendre cette mécanique de déqualification. Il est encore temps de construire autrement : avec le terrain, avec les formateurs, avec les étudiants, avec les personnes accompagnées. Dans un dialogue vivant, respectueux des désaccords, ancré dans le réel. Le travail social ne se réforme pas contre ceux qui le portent. Il se transforme par eux. Avec eux. Et si l’on veut que ce métier demeure un lieu de reliance, d’invention, de dignité, alors il faut penser autrement. Il faut penser vivant.

Angélique Revest septembre 2025


Bibliographie

  • Chauvière, Michel (2007). Trop de gestion tue le social : essai sur une discrète chalandisation. Paris : La Découverte.
  • Karsz, Saül (2011). Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique (2ᵉ é). Paris : Dunod.
  • Rouzel, Joseph (2007). Le transfert dans la relation éducative : psychanalyse et travail social. Paris : Dunod.
  • Rouzel, Joseph & Rouzel, Fanny (2009). Le travail social est un acte de résistance. Paris : Dunod.
  • Janvier, R. Blog personnel. Consulté le 5 août 2025, à partir de https://www.rolandjanvier.org/category/articles/pedagogie-education/
  • Delafond, Richard (2018). Communication n°162 – Atelier 22 : Travail social et bénévolat. Ce qui s’échange n’est pas ce qui s’échange…, IRTS Poitou‑Charentes.
  • Ion, Jacques (dir.). (2005). Le travail social en débat[s]. Paris : La Découverte
  • Castel, Robert (1995). Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat. Paris : Gallimard.
  • Dejours, Christophe. (2008). Travail, usure mentale : Essai de psychopathologie du travail. Paris : Bayard.
  • Clot, Yves (2010). Le travail à cœur : pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris : La Découverte.
  • De Gaulejac, Vincent (2005). La société malade de la gestion. Paris : Le Seuil.
  • Wittorski, Richard (2014). Professionnalisation et développement professionnel. Paris : L’Harmattan.
  • Chauvière, Michel, Depenne, Dominique & Trapon, Martine. (2018). Dialogue sur le génie du travail social. Montrouge : ESF éditeur, coll. « Actions sociales ».
  • Arnaud, Gilles, Fugier, Pascal & Vidaillet, Bénédicte (2018). Psychanalyse des organisations : Théories, cliniques, interventions. Toulouse : Érès
  • Haut Conseil du Travail Social (HCTS). (2023). Livre blanc du travail social. Ministère des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées. https://solidarites.gouv.fr/sites/minisolidarites/files/2023-09/Livre-blanc-travail-social-HCTS-2023.pdf

 


Photo : Angélique Revest.

Note : Si, comme Angélique, vous souhaitez publier une tribune sur un sujet de votre choix dans ma case intitulée « point de vue », n’hésitez pas à me contacter à l’adresse mail suivante : didier[@]dubasque.org (retirez les crochets « [ » et « ] » mis là pour éviter que des robots s’en emparent). J’étudierai votre proposition de texte pouvant aller jusqu’à une proposition d’amélioration si cela s’avérait nécessaire… Merci à vous.

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Une réponse

  1. Remarquable article de Mme REVEST qui vient mettre des mots ( et donc mettre du sens) aux apories vécues et/ou ressenties par bon nombre de professionnels. Le défit est immense et le caractère systémique rend tout changement du secteur social complexe, encore plus résistant sans doute.
    Ceci étant dit, si le travail social implique le collectif , il convient d’arrêter d’externaliser l’origine de ses difficultés. Nous devons tous prendre notre part. En toute modestie, le changement doit et peut commencer par moi .
    Merci pour cet article.

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