Dans l’entretien qu’il vient d’accorder à Union Sociale, journal de l’UNIOPSS Clément Bosqué, philosophe spécialisé en éthique et management, expose avec clarté pourquoi la philosophie peut être un outil pour les travailleurs sociaux. En effet, elle permet de formuler des représentations de l’action, cela avant d’entrer dans le jugement, avant que ne viennent la décision et le plan d’action, nous dit-il. Un enjeu majeur de l’articulation entre la philosophie et le travail social consiste à sortir de ce qu’il nomme la « plan-d’actionnite aiguë ». Un terme qui caractérise une façon de penser le travail en prévoyant ce que nous souhaitons faire avec et pour les personnes accompagnées.
Face à un secteur social en mutation, marqué par une « protocolisation » croissante et des logiques gestionnaires de plus en plus prégnantes, la philosophie peut à terme s’imposer comme un outil d’émancipation intellectuelle pour les travailleurs sociaux. Elle offre non pas des réponses toutes faites, mais ce que le philosophe qualifie d' »outils pour penser ». Cette réflexion peut permettre aux professionnels de retrouver une autonomie face aux injonctions contradictoires qui traversent leur quotidien.
La compréhension et l’application de concepts philosophiques ne relèvent pas d’un luxe intellectuel, mais d’une nécessité pratique urgente, dit-il. Nous souffrons d’une « pathologie organisationnelle » qui a besoin d’un antidote : la capacité de « donner à penser », pour reprendre la formule de Paul Ricœur qu’affectionne Clément Bosqué. Cette dimension réflexive permettra aux professionnels de « se décaler, de se situer autrement, d’entrevoir ce qui ne dépend pas de [eux], mais aussi de voir de quelle manière [leur] conduite, [leurs] dispositions, [leur] ‘hexis’, disaient les Grecs, influent sur une situation ».
L’éthique comme philosophie première en travail social
L’application de concepts philosophiques au travail social peut en quelque sorte « transformer » la pratique professionnelle. Elle devient un acte conscient et délibéré, où « l’éthique permet de mieux habiter son action ». Cette approche s’inscrit plutôt bien dans un moment où les travailleurs sociaux naviguent sans cesse entre prescription institutionnelle et réalité humaine complexe.
Pour lui, l’apport le plus significatif de la philosophie au travail social réside probablement dans le concept cher à Aristote de phronésis. C’est, dit plus simplement, la sagesse pratique. Cette notion, largement mobilisée dans la formation des travailleurs sociaux, désigne « cette intelligence pratique qui nous guide vers la meilleure façon de réaliser pratiquement le bien pour soi et pour les autres ».
La phronésis permet aux professionnels de « tenir ensemble la généralité de la règle et la singularité du cas ». Elle est une compétence essentielle dans un métier dans lequel chaque situation appelle une adaptation fine de principes généraux pouvant être appliqué aux réalités particulières. Contrairement à la simple habileté technique, cette sagesse pratique implique nécessairement une visée du bien agir et une réflexion sur les finalités de l’action.
Cette approche philosophique transforme l’intervention en un acte réfléchi. « L’éthique permet de mieux habiter son action » nous dit Clément Bosqué qui rappelle d’ailleurs, à cette occasion, que le terme grec ethos, à l’origine du mot éthique, signifiait initialement « demeure » ou « lieu où l’on habite ». Il souligne cette dimension d’appropriation consciente de la pratique professionnelle.
Mais attention, on ne peut se satisfaire d’une vision réductrice qui cantonnerait l’éthique à l’application de règles prédéfinies. Le philosophe défend une conception dynamique de la réflexion éthique. « L’éthique n’est pas la prescription », insiste-t-il. Son rôle n’est pas de fournir des solutions clés en main, mais de « rouvrir des options » là où l’on croyait n’avoir que des choix binaires. Cette approche s’avère particulièrement utile. On ne peut réduire le travail social à des recommandations de bonnes pratiques et des procédures standardisées.
Des concepts philosophiques opérationnels
L’Ethos est donc en quelque sorte l’art d’habiter sa fonction : il ne s’agit pas seulement d’appliquer des techniques, mais bien d’habiter consciemment sa fonction professionnelle « en tant qu’éducateur », « en tant qu’assistante sociale », « en tant que conseillère ». Cette approche s’inscrit aussi dans la conception que défend Clément Bosqué du management. « Ma fonction, c’est de prendre soin de ma fonction. Pas pour moi uniquement, pas parce que je suis là. Parce que cette fonction, elle est au service des autres » dit-il. Prendre soin de son métier parce qu’il est au service des autres.
Le second aspect est la réflexivité. La philosophie nourrit également cette pratique, devenue centrale dans la formation des travailleurs sociaux. Réfléchir avant d’agir sur les conséquences des actes que l’on va poser. Mais attention, il ne faudrait pas concevoir cette réflexivité comme un exercice technique de préparation ou d’analyse de l’action, l’approche philosophique lui confère une dimension plus existentielle.
Le philosophe, citant Vladimir Jankélévitch, souligne qu' »il est bon que la pensée demeure quelque part dans l’inachevé ». Il n’y a pas d’avis définitif, de pratiques avec un point final. Cette incomplétude n’est pas un défaut, mais une richesse : elle maintient ouvert l’espace du questionnement. Il préserve la capacité d’étonnement nécessaire à l’innovation professionnelle. Le questionnement philosophique est « jamais fini, jamais définitif ». Cette pratique en fait un compagnon idéal pour des professionnels confrontés à l’évolution permanente des problématiques sociales.
Une analyse enrichie des pratiques
La supervision et l’analyse de pratiques, sont, vous le savez, des outils incontournables du développement professionnel en travail social. Ils peuvent gagner en profondeur lorsqu’elles intègrent une dimension philosophique. Plutôt que de se limiter à une approche purement technique ou psychologique, l’éclairage philosophique invite à questionner les finalités de l’action et les représentations qui la sous-tendent.
Face aux nombreux dilemmes éthiques qui jalonnent la pratique du travail social, la philosophie peut aussi fournir des outils de délibération particulièrement précieux. Le philosophe en appelle surtout à une approche qui refuse les solutions préfabriquées. Il nous invite plutôt à « rouvrir des options » notamment lorsque les professionnels se trouvent face à des choix apparemment binaires.
Cette méthode trouve une application concrète dans la formation à l’éthique professionnelle. Au lieu de réciter des principes abstraits, les étudiants sont invités à apprendre à « mieux savoir de quoi on parle » lorsqu’ils utilisent des termes comme « bientraitance », « éthique », « care » ou « dignité ». La philosophie apparaît alors comme « un remède à notre usage paresseux des mots », selon les termes de Clément Bosqué.
L’animation d’équipes et le leadership
L’influence de la philosophie s’étend également au management des équipes sociales et médico-sociales. L’approche développée par le philosophe vise à « produire de l’intelligence chez les collaborateurs ». (je n’aime pas le terme de collaborateurs, mais bon c’est un autre sujet…). Produire de l’intelligence plutôt qu’à appliquer mécaniquement des techniques de management.
Cette conception philosophique du leadership se traduit par une attention particulière à la « transformation » plutôt qu’au simple changement. « nous nous transformons. À la limite, le projet peut ne pas aboutir. Il peut ne pas porter ses fruits. Il peut être abandonné en cours de route, mais malgré tout, il s’est passé quelque chose ».
Cette approche nous rappelle que le processus, inspirée de la pensée de Paul Ricœur, est aussi important que le résultat. C’est grâce lui que nous évoluons et que les personnes accompagnées changent. Cela permet de donner sens au travail même lorsque les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous. Le chemin que nous prenons est aussi important que le but à atteindre.
Apprendre à rêver : un espace de respiration intellectuelle où peut s’épanouir la créativité professionnelle.
Rêver, c’est, nous dit le philosophe, « réapprendre à voir le réel ». Dans son entretien pour le magazine Union Sociale, il explique que les travailleurs sociaux doivent pouvoir « rêver ». Mais ce rêve n’a rien d’une fuite du réel : il s’agit plutôt de « réapprendre à voir le réel dans sa richesse, dans les plis de son étoffe ». La formule est belle. Cette invitation fait écho à une célèbre phrase de Prospero dans La Tempête de Shakespeare : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves ». Pour Clément Bosqué, il ne faut pas « croire en ses rêves » mais « rêver ce que nous croyons », c’est-à-dire cultiver une capacité d’imagination qui permette de voir au-delà des contraintes immédiates.
Cette philosophie de l’ouverture constitue un antidote puissant à la « programmation » qui menace les organisations sociales. « Nous sommes programmés pour programmer : c’est cela qui nous tue ! » dit-il. Il appelle à préserver des espaces d’imprévu et de créativité dans l’exercice professionnel. Il nous propose aussi de réfléchir sur notre rapport au temps. Plutôt que de concevoir le temps comme « une simple quantité à allouer » qui nous fait dire que le temps nous manque, il invite à le percevoir comme « une durée vécue, composée de cycles et d’occasions ».
Cette conception, fait écho à la pensée du philosophe Henri Bergson sur la durée. Elle nous permet de sortir de la logique gestionnaire pure pour retrouver le sens des rythmes humains. « La vie est créatrice de nouveau à chaque instant. Et le temps, c’est intéressant aussi de le voir comme ça ».
Lire :
- Quelle place de la philosophie dans le travail social ? Clément Bosqué, interrogé par Antoine Janbon pur le magazine de l’UNIOPSS « Union Sociale »
- Philosopher en travail social : pourquoi et comment ? sous la direction de Clément Bosqué et Ada Loiret, Éditions Champ social, novembre 2024, 152 pages.
- Photo : capture d’écran vidéo Champ Social Clément Bosqué et Ada Loiret présentent « Philosopher en travail social. Pourquoi et comment ? »


