Parole de terrain : Y a pas de place !

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Cette case du jeudi sera dorénavant ouverte aux contributions des professionnelles souhaitant s’y exprimer : réflexion, commentaire ou coup de gueule, adressez-moi vos propositions. J’y répondrai. Aujourd’hui la parole est donnée à Yvon Bellanger, éducateur spécialisé.

 


Y a pas de place !

Y a pas de place ! Ces quelques mots me brisent chaque jour un peu plus …

Y a pas de place ! Asséné telle une lame qui pénètre la chair et l’esprit de ceux qui l’entendent.

Y a pas de place ! Slogan de fin d’un service public exsangue, abandonnant peu à peu les enfants qui  connaissent souffrances et dangers.

Y a pas de place ! Déclamé comme tirade mystique, ces cinq mots, s’évertuent à effacer d’un revers rageur, larmes et tourments de ceux qui doivent être protégés. Sans succès ni vertu.

Y a pas de place ! Pour permettre à quelques-uns de refouler pensées et émotions et mettre à mal quelques autres. Combien de temps encore ?

Y a pas de place !  Professionnels, familles et enfants perdus à chercher la leur.

Y a pas de place ! Dernier rempart psychique pour se dédouaner, pour rentrer chez soi avec l’amour du travail bien fait, du devoir accompli.

 

Je suis éducateur spécialisé dans un service de protection de l’enfance en milieu ouvert depuis une dizaine d’années. Plus le temps passe et plus j’entends cette non-réponse faite aux besoins des jeunes. Comme s’il n’y avait aucune alternative, politiques publiques, manque de moyens et reproductions s’entrelacent.

Mon travail consiste à accompagner des familles qui connaissent le plus souvent de grandes difficultés. Au-delà d’une précarité récurrente, une mère et parfois un père luttent, pour s’absoudre de leurs propres souffrances. Ils n’entendent pas, ne voient pas et, parfois même, ne ressentent pas les tourments de leurs enfants.

Ces jeunes se signalent, nous interpellent, en devenant des victimes et/ou des bourreaux, pour montrer au monde qu’ils souffrent, que leurs parents souffrent. Ils sont les symptômes de l’affection qui ronge leur famille, ils en sont la solution. Pleurs et cris ne suffisent pas toujours, alors la violence n’est jamais loin, épiant comme un charognard sa prochaine proie, celle qui subit, mais aussi celle qui agit.

Je n’ai jamais cru à la fatalité, à l’immuabilité de l’ordre établi. S’il en avait été ainsi, je n’aurais pu me lancer dans cette aventure où seul le temps rend l’émerveillement possible. Parfois ! Mais aussi la peur, le rire, les pleurs, les nuits blanches, enfin pas si blanche que ça plutôt sombre en réalité, la surprise, le beau, la gratitude, la colère, la colère, la colère.

Un éducateur qui ne râle pas, ne bouge pas les lignes, n’est pas en colère, est mort. Oui, cliniquement, n’en déplaise aux amateurs de statu quo. Cette absence le désengage et fait de lui l’agent d’un système qui n’a plus pour vocation de protéger, mais de compter, d’évaluer, de prioriser l’impensable, de faire du contrôle social la seule et unique voie. Un credo aliénant les plus aliénés.

Les exclus sont donc exclus, tout va bien. Tout est en ordre. De quoi d’ailleurs ? Tout fonctionne normalement. La fabrique des « cas sociaux » ne s’est jamais aussi bien porté. Pourtant, quand ils sont si nombreux, peut-on toujours parler de « cas ».

Alors, la colère gronde et ça s’entend, elle s’étend. Aux abords du service, rires aux éclats, discussions animées, portes qui claquent. La colère a de multiples facettes et s’exprime différemment selon les histoires de vies, les cycles, la fatigue et bien sûr lors des placements non réalisés. Quand la prise de risque n’est plus de mise, qu’elle n’est plus acceptable, vivable et qu’aucun travail en l’état ne peut s’effectuer, seule la séparation s’annonce.

Face à l’absurdité, ce sentiment de colère devient un moteur. Parfois pour se crasher contre mur, en cinq mots, parfois pour décoller au-dessus des nuages. Et pas seul s’il vous plait, cet avion outre son équipage est empli d’aspirants aviateurs. Cassés, abimés, souillés mais prêts. Prêts à décoller au-dessus du marasme, à contempler la beauté qui nous échappe, mais que nous savons si proche.

Au quotidien, de nuit comme de jour, ils s’acharnent, quitte à s’en décharner. Ils se battent et, parfois, repoussent les limites. Ces travailleurs de l’ombre, ces professionnels, comme on dit, s’échinent à réaménager la réalité. Qu’ils commencent par un enfant, un exclu, un brisé, ils changent le monde. Oui, ils changent le monde ! Certes, pas suffisamment, pas assez vite, pas autant qu’ils le souhaitent, mais chaque jour un peu plus.

Alors, Y a pas de place ! blesse un peu plus les blessés et leurs accompagnateurs en colère. Ainsi, livrés à eux-mêmes, les refuges sont faciles à trouver : drogue, alcool, prostitution, exclusion. Et pour les spectateurs qui tentent de ne pas l’être, dépression, amertume, maladie.

Ces cinq mots font tomber et s’écrouler des montagnes. Ces rocs finissent de temps en temps au fond du gouffre. Sisyphe n’est pas toujours là pour les raccompagner.

Malgré tout, avec colère, mais aussi avec fierté, j’observe. La garde meurt, mais ne se rend pas. Peut-être, reste-t-il de l’espoir ? Un espoir qui tente de briser ses chaines, tapi dans la colère, dans notre colère, dans leur colère. Il attend son heure. Celle-ci n’est pas visible sur un cadran ou une pendule, mais elle est là en nous, en eux, chaque seconde qui passe.

L’inventivité, la patience, la pugnacité peuvent s’accoler à cette colère, devenir ses compagnons de route, de voyage. Afin qu’elle ne soit pas sourde ou vaine, elle ne doit pas être seule. Cette colère n’a de sens que lorsqu’elle est le vecteur de quelque chose de plus grand, de plus noble. Car oui, il y a de la noblesse à se battre ou à feindre d’ignorer les moulins à vent. Ils en brassent de l’air.

Ce rugissement n’est pas une quête qui se suffit à elle-même. Bien au contraire, c’est l’instigateur du changement. Il transmet l’énergie aux futurs combattants et les met en garde contre l’autre, contre soi. Il est si facile de s’y perdre, de s’y noyer, voire de s’en satisfaire.

Les aviateurs sont prêts. Impétueux, les plus jeunes débordent d’énergie et la communiquent sans contrepartie, simplement par leur présence. Les projets se multiplient et créent de nouveaux sillons, de futurs canyons peut-être. Un tantinet roublards, un pied dedans, un pied dehors, les anciens apprennent aux premiers à contourner les fleuves. Avec le recul, de simples fossés. Il y a donc encore de la poésie à chérir en chacun. Des actions, du sublime, de la sublime-action.

Épris de justice, les uns la contournent pendant que d’autres l’utilisent. Mais tous ont le même désir et la même motivation. Concrètement, faire cesser le danger, valoriser les compétences, les étendre à l’ensemble des possibles et toujours soutenir la liberté de penser.

La colère n’est rien, mais peut devenir si belle lorsqu’elle nous rassemble, nous alimente dans nos intentions de changer ce qui se donne à voir, sans jamais détourner le regard.    

Yvon Bellanger, éducateur spécialisé.

 


illustration article FlydragonflyFlydragonfly sur DepositPhotos

 

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4 Responses

  1. La colère! J’apprécie. Dommage qu’elle se retourne trop souvent contre soi-même.
    En ce moment le monde change en profondeur. ça ne se voit pas encore mais il est évident que ça ne peut pas durer. Il va falloir mettre au travail notre intelligence collective pour ne pas louper le virage qui s’annonce. Vu les évènements il semble bien qu’on confonde soumission à des ordres et adhésion à des compétences. Je viens d’écrire un texte sur ce sujet, sur ma page facebook.com/celte que j’aime. Bonne continuation. Colette Trublet. Fondatrice avec mes associé-es, sous inspiration de F.Deligny, créateur d’événement, de « Bécherel, Cité du Livre »©.

  2. Merci Yvon pour ton texte. Il met en scène que les manques (de places et de moyens) , les creux (de financement ) et les trop pleins ( de normes et de mesures) des politiques sociales ont un sens. Les méfais qu’ils produisent et la colère qui en résulte peut, grâce à ton texte, avoir un sens et initier de nouvelles et indispensables mobilisations collectives. Bon vent à toi.
    Patrick

  3. Bravo Yvon: ne rien lacher, même et surtout en ce moment où tous les vents semblent contraires, il faut comme vous, avec obstination revendiquer, et dire de quoi nous avons besoin pour une société juste, dans des institutions justes.

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