Il m’arrive parfois de songer à ces phrases à priori anodines, lancées par certains parents à leur enfant. Ce sont de véritables échardes du quotidien qui s’agrippent à la peau des enfants. « Tu n’y arriveras jamais. » « Pourquoi tu n’es pas comme ton frère ? », « tu es nul », « tu n’y comprends rien parce que tu es bête ». Ces mots, jetés à la volée, la voix trop haute, nous montre l’impatience et l’agacement de parents qui visiblement sont énervés. Qui les ramasse ces mots ? Qui voit, derrière l’enfant boudeur ou provocateur, la blessure déjà en train de se former ?
Une étude britannique – signée Mark Bellis et parue dans BMJ Open –nous parle précisément de cela. Elle bouscule un peu nos certitudes de travailleurs sociaux et, au-delà, de parents, d’éducateurs, de citoyens. En effet, nous avons généralement tendance à nous mobiliser face aux violences physiques, celles qui se voient, et qui heurtent tout un chacun. C’est le minimum syndical, pourrait-on dire. Mais qu’en est-il de la violence verbale ? Elle enfle, insidieuse, plus fréquente que jamais. Selon la recherche, elle fait autant, si ce n’est plus, de ravages dans la construction de nos enfants.
La violence du dedans
Il existe une idée persistante et fausse selon laquelle seuls les coups laissent des cicatrices. Pourtant, les neurologues, les psychologues, les éducateurs le savent : les mots tranchent, ébrèchent l’estime de soi. Ils minent le regard porté sur l’autre. Ce n’est pas « de la sensibilisation », c’est de la science : les enfants ayant subi des propos toxiques, des comparaisons humiliantes, des menaces ou insultes à répétition, courent 60 % plus de risques de mal-être ou de troubles psychiques à l’âge adulte contre 50 % pour ceux ayant connu les coups. Il est plus facile de se révolter et de résister aux coups que de s’opposer aux mots qui blessent , car celui qui les reçoit ne perçoit pas la gravité de ce qui se passe. Il encaisse tout simplement.
Les chercheurs en sciences sociales nous le disent : « Les violences verbales pendant l’enfance sont tout aussi néfastes sur la santé mentale que la maltraitance physique« . On croyait progresser – la violence physique baisse chez les plus jeunes… et pourtant, dans les foyers, dans nos écoles, sur les réseaux sociaux, la violence verbale prospère tranquillement. Elle n’est pas vraiment visible. Elle est rarement interrogée. On se dit une fois que l’on a dit les mots qui blessent « c’était pour son bien, je devais réagir ». Mais la parole toxique ne répare pas. Elle fracture. Elle fait beaucoup plus de mal qu’on le pense.
Quand le travail social commence là où les recettes s’arrêtent.
Sur le terrain, la théorie se heurte à ces situations. L’histoire de Freddy M., est là pour nous le rappeler. Ce type de situation ne se trouve pas sa réponse dans un manuel.
Certaines structures accueillent des enfants ou des adultes qui ont tout pour ne pas s’intégrer : passé douloureux, comportement explosif, rejet permanent. On ne trouve aucun remède miracle pour désamorcer la colère de ces personnes. On ne dispose pas de procédure pour réparer des années de phrases assassines, répétées sans cesse dans l’intimité des familles.
Le risque est fort alors de céder à la facilité, surtout quand on ne dispose pas d’une formation solide : crier aussi fort que le jeune qui s’énerve pour éviter de le frapper. C’est là précisément que le piège se referme sur l’éducateur qui n’a pas su se maitriser. Il lui faut alors accepter de déplacer le cadre : un rendez-vous hors des murs, pour éviter la salle commune où tout le monde fait la tête. Peut-être une discussion pour revenir sur ce qui s’est passé, sans en rajouter, c’est-à-dire en s’excusant d’avoir eu des mots qui dépassent sa pensée. Mais peu le font. Agir de la sorte est perçu comme une défaite alors qu’il n’en est rien.
La cruauté verbale envers les enfants est en augmentation
Les travaux de recherche nous apprennent que si les violences physiques sur les enfants ont diminué de moitié, celles des violences verbales ont augmenté. Les violences physiques sont passées de 20% chez les personnes nées entre 1950 et 1979 à 10% chez celles nées en 2000.
C’est l’inverse pour la cruauté verbale. Elle a nettement augmenté. Elle est passée de 11,9% pour les personnes nées avant 1950, à près de 20% pour les personnes nées à partir de l’an 2000. Je ne dirais pas pour autant que c’était mieux avant ! Dans les années 50, de nombreuses familles utilisaient le martinet pour fouetter les fesses et les cuisses des enfants récalcitrants. Aujourd’hui, fort heureusement, c’est un délit qui est puni par la loi, même s’il reste ci et là des adeptes de « la bonne correction ».
Le courage d’accompagner les enfants et les ados qui nous provoquent
C’est à cet endroit, précisément, que prend sens le métier d’éducateur. Persister, recevoir même ceux dont le parcours est jonché d’exclusions, celles et ceux dont « personne ne veut ». Ces jeunes qui testent les limites, et multiplient les provocations. Combien de familles d’accueil ont connu cela : des enfants qui leur mènent la vie dure et qui leur fait mille misères. Il faut du courage – et de la foi – pour maintenir envers et contre tout le lien.
Je repense avec nostalgie à cette assistante familiale qui me rendait compte des incidents survenus chez elle alors qu’elle accueillait le jeune Christophe. Il avait « cassé » plusieurs placements et avait atterri là sans trop savoir pourquoi. Quant à l’équipe éducative, nous étions inquiets, car nous savions de quoi il était capable. J’étais émerveillé par la tranquillité et le calme de cette assistante familiale qui savait ne pas répondre aux provocations, tout en gardant une autorité au sein du foyer. Elle avait un savoir-faire et un savoir-être impressionnant pour cadrer tout en douceur ce jeune qui tentait de lui faire payer toutes les ruptures et les blessures qu’il avait subies.
Ne pas s’énerver, rester calme quoi qu’il arrive et tenter de comprendre ce qui se passe à la lumière de ce que l’enfant a vécu. En tout cas, si les mots qui blessent sont prononcés par l’éducateur, il a perdu la partie. Il s’est mis au même niveau que son interlocuteur et a mis à mal son ascendant.
Les travailleurs sociaux le savent : leur mission n’est pas d’arracher tous les enfants à la violence des mots, mais d’essayer de préserver, et parfois de réparer, ce qui peut l’être. On chemine sans triomphalisme, dans une société qui juge vite, mais accompagne peu.
La permanence de l’écoute, contre les modes de rejet
Dans la formation des professionnels, la « bientraitance », portée par des spécialistes comme Catherine Gueguen, n’est pas un simple mot-valise. C’est une attention permanente. On apprend à reconnaître que l’enfant-chahuteur ne fait pas exprès de démolir le collectif. Il compose, dans l’urgence, avec une histoire tissée de dévalorisations répétées. Comme si, chaque jour, il rejouait ce qu’il a appris de plus profond : « Personne ne veut de toi, tu n’y arriveras pas. » C’est lui, bien souvent, qui force le plus à repenser nos accompagnements.
On tente alors de se mobiliser à plusieurs, de créer un cercle de réassurance autour de lui : éducateurs, psychologues, assistants sociaux… Parfois même, on associe l’enfant et sa famille à la réflexion, à la mesure de ce qui est insupportable, comme pour le remettre au centre du processus.
La société, miroir des violences silencieuses
Vous l’avez compris, la violence verbale n’a rien d’anodin. Elle modifie la structure du cerveau en développement et altère la perception de soi. Elle majore la vulnérabilité au stress à l’âge adulte. Les politiques publiques l’ont compris, la stratégie nationale de lutte contre les maltraitances évoque désormais les « violences éducatives ordinaires », et invite à un changement de paradigme.
Pourtant, le terrain nous montre une autre réalité : les moyens manquent, les familles ne disposent pas souvent de ressources pour remettre en question leurs propres pratiques. Et les professionnels courent pour réinventer, chaque jour, une solidarité qui ne rentre pas dans les cases.
Tenir bon, quand tout invite à renoncer
Que reste-t-il alors ? L’obstination tranquille du travailleur social, qui maintient coûte que coûte un filet de sécurité. Certes, il est parfois ténu et imparfait, mais il est là. Il y a celles et ceux qui tiennent bon, malgré tout : face à ceux que l’on taxe d’incasables, face au doute, à la fatigue, à la tentation de laisser tomber. Comment ne pas admirer leur travail ?
La beauté du métier se joue dans ces instants-là : accompagner l’enfant, l’adolescent, le jeune adulte, même – surtout – lorsqu’il ne montre pas clairement qu’il ne va pas bien. Il faut pouvoir rester disponibles tout en acceptant d’être mis à l’épreuve. C’est dans ce frottement quotidien avec la réalité qu’on retrouve le sens de ce mot, la solidarité, qui trop souvent se dissout dans les discours bien-pensants.
Sources
- La violence verbale a autant d’impacts que celle qui est physique durant l’enfance, selon une étude | Journal de Montréal
- Associations of child physical and verbal abuse with risks of psychiatric disorder: analysis of national mental health surveys across England and Wales | BMJ Open
- Freddy M., l’histoire d’un « mauvais pauvre » qui n’a vraiment rien pour lui | Dubasque.org
- Les violences verbales pendant l’enfance sont tout aussi néfastes sur la santé mentale que la maltraitance physique | BFMTV
- Nouvelles anomalies cérébrales associées à la maltraitance infantile | Inserm
- Lancement de la stratégie nationale de lutte contre les maltraitances 2024-2027 | ANFH



