Écrits professionnels et numérique : entre éthique, responsabilité et transformation des pratiques

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L’écrit professionnel, pilier du travail social, est traversé par une évolution majeure sous l’effet du numérique et de l’intelligence artificielle (IA). Des nouvelles façons d’écrire sont en train d’apparaitre sous nos yeux. Bien évidemment elles soulèvent des questionnements éthiques et pratiques. Comment les travailleurs sociaux peuvent-ils s’adapter à ces changements tout en restant fidèles aux valeurs fondamentales de leur métier ? Cet article propose de réfélechir à ces enjeux.

Dans le domaine du travail social, l’écrit professionnel est bien plus qu’un simple document administratif. Il constitue un support essentiel pour communiquer, documenter, analyser et prendre des décisions. Qu’il s’agisse de rapports circonstanciés, de bilans d’activité ou de notes personnelles, chaque écrit engage la responsabilité juridique et éthique du rédacteur. Nous avons tendance parfois à l’oublier. La vigilance est de mise dès lors que vous écrivez sur des situations particulières qui par exemple présentent des parcours de vie.

Il s’agit donc d’abord de clarifier ce que nous mettons derrière le terme « écrit professionnel ».  Ensuite nous verrons comment le numérique ou si vous préférez l’informatique apporte une nouvelle dimension à ces écrits et nous conduit à mieux penser leur place dans nos systèmes d’information.

Comment définir un écrit professionnel :

Un écrit professionnel en travail social est un document rédigé par un travailleur social inscrit dans une mission d’aide et d’accompagnement professionnalisé. Il s’agit généralement de rapports décrivant une situation, de notes, de comptes rendus, de projets d’intervention, de bilans d’activité, etc.

Ces écrits ont plusieurs objectifs : la communication, la documentation, la réflexion et la prise de décision. Dans de multiples cas, des écrits sont utilisés comme un outil éclairant une décision administrative ou judiciaire dans une finalité de protection et d’autonomie, notamment dans des situations de litige, de contrôle, d’évaluation…

Prenons un exemple : le Code de l’action sociale et des familles précise dans son article L. 221-4 que le service qui a été chargé de l’exécution de la mesure de protection de l’enfance transmet au président du conseil départemental un rapport circonstancié sur la situation et sur l’action ou les actions déjà menées. Ce rapport est un écrit professionnel rédigé par un travailleur social.

couv livre DD ecrits professionnelsMais il n’y a pas que cela. J’ai tenté de recenser dans mon ouvrage « Guide pratique des écrits professionnels en travail social » différents types d’écrits. Ils ont chacun des caractéristiques qui leur sont propres. J’ai repéré 9 grands types d’écrits professionnels qui vont de la note personnelle au cahier de liaison ou de transmission, au projet pour l’enfant en passant par l’emblématique rapport de situation sociale.

Par exemple un compte rendu de réunion au sein d’un service, n’a pas les même objectifs et finalité qu’une demande de soutien financier. Les mails – les courriels – et les SMS, que nous adressons quotidiennement tant en direction d’un encadrement, d’une personne aidée ou d’un collègue, entrent, eux aussi, dans la catégorie des écrits professionnels. Ils doivent en effet répondre à de règles non seulement de sécurité mais aussi de contenu. C’est un sujet sensible quand on mesure comment un courriel peut voyager à l’insu de son auteur, il peut même être facilement modifié et être sujet à de multiples interprétations.

Les supports de nos écrits : le numérique

Qu’ont-ils en commun ? Outre le fait qu’ils engagent la responsabilité, juridique, règlementaire et éthique du rédacteur, ils sont tous ou presque inscrits sur des supports électroniques. Nous faisons appel à des systèmes d’informations qui stockent, mettent en partage et trient les milliers d’écrits dans différents services, des dizaines et des centaines de milliers dans nos institutions. Loin de supplanter l’écrit traditionnel, les technologies numériques en multiplient et en complexifient les usages. Il nous faut considérer l’ordinateur comme une machine plurielle qui étend le domaine de l’écrit autant que celui du calcul.

Nous interagissons avec des « machines » ou si vous préférez des systèmes informatiques composés de programmes, d’algorithmes, de bases de calcul qui traduisent et interprètent nos écrits devenus des données.

Là aussi ces données doivent répondre à des règles de gestion, de communication mais aussi de recueil. Ajoutons à cela une révolution qui bouleverse notre rapport aux écrits : l’intelligence artificielle générative. C’est-à-dire un programme qui se propose d’écrire par lui-même des suites de mots et de phrases qui résument, complètent, articulent vos écrits dans un langage accessibles à tous.

Nous sommes alors face à quatre grands types d’écrits numériques.

Le premier cadre est l’écrit qui a pour seul support le numérique pour être enregistré et classé. C’est la simple GED : la gestion électronique des documents qui doit aussi répondre aux règles de Droit.

Le second cadre est celui de l’écriture  « pour la machine » : Quand les professionnels renseignent des plateformes numériques afin d’ouvrir et d’accéder à un droit, ils entrent des données avec les personnes concernées. Ce sont généralement des données confidentielles. Sans passage par la plateforme, le droit ne peut être ouvert. Il y a là des questions qui se posent. Par exemple la CNIL propose que les travailleurs sociaux et les personnes bénéficiant de leur aide signent un document d’autorisation d’accès aux comptes (gestion des mots de passe) afin que ces pratiques soient juridiquement encadrées.

Le troisième cadre est l’écriture « par la machine » : c’est l’IA générative. Celle qui répond à nos questions via des chabots par exemple : l’IA Albert (en cours d’expérimentation) mis en place par les services de l’Etat en direction des médiateurs de 2750 maisons France Service. Le médiateur pose une question liée à la gestion ou à l’accès d’un droit. C’est l’intelligence artificielle générative qui lui fournit la réponse.  Je suppose qu’une majorité d’entre vous a déjà utilisé l’emblématique Chat-GPT qui vise à devenir le futur Google, c’est-à-dire l’application utilisées à l’avenir par plus de 90% de la population. (Préférez lui mistral.ai l’IA « française » bien plus sécure qui fonctionne plutôt bien) la qualité de l’écriture sera celle de celui qui rédige les bonnes instructions. Là se développe la culture du prompt, un nouveau savoir, celui qui consiste à rédiger une commande qui permette d’obtenir ce que l’on souhaite de la façon la plus claire qui soit.

Le 4ème cadre est l’écriture « avec la machine » Il s’agit là de prendre en compte les systèmes d’aide à la rédaction qui, avec l’IA sont entrées dans une nouvelle dimension. Par exemple un cadre rédige une note de service en s’appuyant sur un modèle (plan et contenu) proposé par l’IA. Les traitements de texte tel Word vous accompagnent dans la rédaction via leurs IA directement implantées dans le logiciel

Ces 4 cadres d’inscription du numérique dans le process d’écriture obligent à s’interroger sur les aspects juridiques du partage d’information. Ce partage n’est plus seulement entre professionnels d’un même service. Il va bien au-delà. Selon le dispositif technique, des informations alimentent des bases de données qui nous échappent. L’IA contrairement aux algorithmes est une boite noire qui ne permet pas de de comprendre ce que deviennent les données. Nous ne savons pas expliquer pourquoi et comment l’IA a construit sa réponse et sur quoi elle s’est appuyée. D’où la nécessité d’être prudent dans nos usages

Tout cela évolue vite et il n’est pas certain que nous mesurions bien les effets de telles évolutions qui s’imposent à nous. La technologie est très séduisante. Elle peut certes nous faire gagner du temps mais contrairement aux processus industriels nous agissons avec des humains. Les conséquences de nos écrits et de nos saisies ont des effets directs sur leurs vies. D’où l’importance de savoir maitriser les risques – de les connaitre et de vérifier si les bénéfices des usages électroniques de nos écrits sont supérieurs aux inconvénients. Il est nécessaire pour cela d’agir dans plusieurs directions :

  • Se former pour comprendre
  • Expérimenter pour vérifier
  • Réfléchir dans le cadre de discussion sur l’éthique de la pratique

 

Les travailleurs sociaux médico-sociaux tout comme leurs encadrements sont attachés à la question du sens. Ils interviennent avec ce que l’on appelle la prudence avisée et ne souhaitent pas agir sans comprendre ni connaitre les processus en jeu dans les actes qu’ils posent. Ni Technophiles ni technophobes ils s’appuient sur des principes éthiques identifiés

Quels principes éthiques sont en action ?

 La réflexion éthique est depuis longtemps une pratique existante dans nos milieux professionnels de l’aide et du soin. Pour autant certains principes sont si l’on peut dire « plus actifs » dans le domaine du numérique. En voici quelques-uns au regard de l’écrit : il s’agit de s’assurer que l’écrit reflète les principes fondamentaux tels que le respect de la dignité et de l’autonomie des personnes, la bienveillance et la justice. Cela peut se faire en se posant des questions telles que : « mon écrit prend-il en compte les besoins et les droits des personnes concernés ? », « ai-je évité tout jugement de valeur ou stigmatisation ? » et « les solutions ou les opinions présentées sont-elles équitables et respectueuses de toutes les parties ? »

Adapté au numérique et au développement de l’IA nous aurions des questions telles : Suis-je loyal dans mes usages des outils numériques ? La loyauté est un principe éthique qui guide la manière dont les technologies, en particulier les algorithmes et les systèmes basés sur l’IA, sont conçues, déployées et utilisées. Ce principe peut être décomposé en plusieurs aspects clés :

L’équité, la non discrimination et le strict respect de la vie privée, la vigilance, la réflexivité et le consentement éclairé

Parlons d’abord de l’équité et de la non-discrimination Cela signifie que les outils numériques doivent être conçus pour éviter les biais, qu’ils soient basés sur le genre, l’ethnie, l’âge, la situation socio-économique ou tout autre facteur discriminatoire. Or en travail social, les données recueillies dans le cadre d’ouverture et de traitement des droits sociaux ou de dispositifs de protection peuvent être biaisées. Cette réalité, qui a été documentée, invite à la prudence.

La Défenseure des droits et la CNCDH, en lien avec leurs homologues européens en parlent. Ils appellent à la nécessaire prise en compte des droits fondamentaux et du principe de non-discrimination dans les usages de l’IA. Ces autorités administratives s’inquiètent d’une forme d’automatisation des discriminations

L’UNESCO donne comme exemple la technologie utilisée par les moteurs de recherche. Elle traite des données complexes et hiérarchise les résultats en fonction des préférences de l’utilisateur et de sa localisation. Ainsi, « un moteur de recherche peut devenir une chambre d’écho qui maintient les préjugés du monde réel et enracine davantage ces préjugés et stéréotypes en ligne ». Le travailleur social se doit de vérifier les risques de biais même si lui-même n’en est pas exempt.

Et puis il y a le strict respect de la vie privée : Les travailleurs sociaux doivent s’assurer que les informations sensibles ne sont pas divulguées ou utilisées de manière inappropriée. C’est une évidence mais pas pour tous. Dès lors qu’ils utilisent une aide à la rédaction d’une intelligence artificielle, ils ont le devoir d’anonymiser complètement les textes soumis. Ce n’est pas qu’un principe éthique, c’est aussi un aspect légal et règlementaire (CNIL)

Ne manquez pas le rapport de la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) qui s’intitule « Comment permettre à l’Homme de garder la main ? Rapport sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle » . Il  met en avant deux autres principes dans l’utilisation de l’IA.

Le premier est la vigilance. Il exige une constante attention aux limites, aux biais et aux implications éthiques de la technologie.

Le deuxième principe est la réflexivité. Il implique une introspection constante et une remise en question des croyances et pratiques de chacun. Les travailleurs sociaux doivent comprendre comment leur utilisation de l’IA peut affecter leur pratique professionnelle et leurs relations avec les usagers, en veillant à ce que l’IA enrichisse leur travail au lieu de le limiter. Ces principes sont fondamentaux. Ils permettent de rester centrés sur l’humain et les valeurs de la profession.

Enfin n’oublions pas les principes de consentement éclairé des personnes. Que savent-elles de la gestion des données qui la concerne ? Je me permets pour conclure de paraphraser la message d’ATD quart Monde et l’appliquer à la pratique du travail social « ce qui est fait pour la personne concernée sans elle, se fait contre elle » les usagers des services sociaux médico-sociaux et éducatifs doivent pouvoir rester au centre des informations qui les concernent d’où la nécessité d’être transparents et clair dans nos pratiques et dans ce que nous leur disons.

Enfin pour conclure mon propos, je vous soumets le tableau suivant à remplir en équipe pour alimenter votre réflexion. J’espère de tout coeur qu’il puisse vous être utile pour alimenter vos échanges sur ce sujet.

Type d’écrit Opportunité et utilité Points de vigilance / risques Principes éthiques en action
Gestion électronique des documents (GED)

 

L’écriture « pour la machine » par ex. Demande via une plateforme (CAF, CRAM, dispositif FSL,  titres de séjour – ANEF , etc. mais aussi plateforme de suivi des parcours (RSA DE)

 

L’écriture « par la machine » génération de texte » (Chabots, IA Albert ex. ) et demain vos propres applications

 

L’écriture « avec la machine » (amélioration de la rédaction via IA, traduction, rédaction de notes, de rapports, de comptes-rendus…

 

 

Source

 


 

 

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