Bac +3 sous-payé, CAP valorisé : l’étrange hiérarchie salariale entre assistantes sociales et ouvriers spécialisés

[current_page_url]

En 2025, il est temps d’ouvrir les yeux sur une réalité qui ne semble déranger personne : en France, une assistante sociale, une éducatrice ou une conseillère ESF est moins bien payée qu’un ouvrier spécialisé de l’industrie. D’un côté, vous avez une professionnelle diplômée à bac + 3 alors que l’ouvrier présente un parcours scolaire s’arrête souvent au CAP ou au bac pro.

Pourtant, c’est celui qui a fait moins d’études et qui à priori ne gère pas de situations complexes qui est le mieux payé.  Cette situation, loin d’être une simple anomalie statistique, est le symptôme d’une dévalorisation institutionnalisée pour les métiers du lien, de l’accompagnement et du soin. Elle révèle une hiérarchie des valeurs qui, sous couvert de pragmatisme économique, continue de reléguer le travail social au rang de « vocation » sous-payée. Jusqu’à quand tolérerons-nous cette injustice ?

Trois ans d’études pour un salaire… de misère

Pour devenir assistante sociale, il ne suffit pas d’avoir de la bonne volonté. Il faut décrocher le Diplôme d’État  (DEASS), obtenu après trois années d’études post-bac, soit un niveau licence. Ce cursus est exigeant. Il mêle sciences sociales, droit, psychologie, économie, et impose de longs stages sur le terrain, parfois dans des conditions difficiles.

À l’issue de ce parcours du combattant, la récompense est amère : un salaire d’à peine 1.908 euros brut par mois en début de carrière, soit un peu plus de 1.500 euros nets. Après vingt ans de service, l’assistante sociale, sans doute un peu fatiguée par la multiplication de dispositifs et les pressions institutionnelles, peut espérer frôler les 2.300 euros nets mensuels. Elle touchera rarement plus, hormis dans les services sociaux d’entreprise où là, leur travail est nettement mieux rémunéré au point que ce n’est plus comparable. C’est un peu plus également pour la polyvalence de secteur.

CAP ou bac pro, des fiches de paie plus intéressantes

Face au travailleur social, l’ouvrier spécialisé de l’industrie dispose, dans la majorité des cas, d’un CAP ou d’un bac professionnel. Il entre dans la vie active tôt, sans passer par la case études longues. Pourtant, dans les grandes entreprises françaises, son salaire d’embauche dépasse souvent les 2.350 euros brut, avec des primes et des avantages qui font grimper la fiche de paie à 2.800 euros, voire davantage dans certains secteurs en tension.

En 2025, la rémunération annuelle brute d’un ouvrier spécialisé en France se situe en moyenne autour de 28.207 €. Cela correspond à un salaire mensuel brut compris entre environ 1 930 € et 3 000 € selon l’expérience, le secteur industriel et la région.

Le message est clair : produire de la matière, même sans qualification supérieure, vaut mieux que réparer les fractures sociales.

La France préfère la tôle à l’humain

Ce renversement des valeurs n’est pas une fatalité, mais le fruit d’un choix politique et social. Depuis des décennies, la France investit dans son industrie, subventionne la formation des ouvriers, négocie des conventions collectives avantageuses (grâce à leurs syndicats quoi qu’en disent certains). Et tant mieux pour les ouvriers spécialisés.

Pendant ce temps, le secteur social, majoritairement féminin, est abandonné à sa précarité, sous prétexte qu’il s’agirait d’un « sacerdoce » réservé aux âmes charitables. Cette hypocrisie institutionnelle, alors que l’on parle d’égalité homme femmes, est dénoncée par les professionnels. Comment ne pas comprendre qu’il existe énormément de métiers intéressants dont le salaire est plus important ? Cette réalité sape l’attractivité des métiers du travail social et nourrit un sentiment de colère sourde.

Un diplôme dévalué, une mission essentielle dévalorisée

Il y a là une absurdité qui devrait faire bondir tout citoyen attaché à la justice sociale. Comment justifier qu’un métier exigeant trois ans d’études supérieures, une expertise en droit, en psychologie, en gestion de crise, qui demande un engagement sans faille, soit moins bien payé qu’un poste accessible dès la sortie du lycée ?

Comment admettre que celles et ceux qui tiennent à bout de bras la cohésion sociale, qui accompagnent la détresse, la pauvreté, la violence, soient condamnés à la précarité ? Certains perçoivent la prime d’activité tant leur salaire est insuffisant. Cette situation n’est pas seulement injuste : elle est dangereuse. Elle alimente la fuite des talents, le découragement et, à terme, l’effondrement du service public social. On le voit pour la protection de l’enfance qui peine à recruter.

Vous voulez des éducateurs ? Il y en a si vous vous tournez vers l’intérim. Pourquoi ? tout simplement parce qu’ils sont mieux rémunérés. Pourtant, cela coute fort cher aux institutions qui y font appel. Et la continuité de l’accompagnement en prend un sacré coup.

Une société qui tourne le dos à ses travailleurs sociaux prépare sa propre faillite

Ce n’est pas la façon dont sont conduites les formations qui règleront la question. Quoi qu’en disent certains, celles existantes sont exigeantes, (il le faut au regard des missions). Elles sont aussi passionnantes. Les jeunes qui s’y engagent ne sont pas les mêmes quand ils obtiennent leur diplôme. Ils ont non seulement acquis des compétences techniques, mais aussi humaines. Ils allient savoir faire et savoir être.

La faiblesse des salaires, jointe à la lourdeur de certaines tâches et au manque de considération de nos institutions, conduit à une hémorragie silencieuse. Même les jeunes diplômés désertent le secteur, préférant des métiers où l’effort intellectuel et la responsabilité sont reconnus à leur juste valeur. Celles et ceux qui restent s’épuisent, oscillant entre burn-out et désillusion, voire total désintérêt, ce qui est dangereux pour les personnes accompagnées. Les usagers, eux, paient le prix fort : files d’attente, accompagnement bâclé par manque de disponibilité, perte de confiance…

Pendant ce temps, l’industrie, consciente de la nécessité de fidéliser sa main-d’œuvre, n’hésite pas à revaloriser ses grilles salariales. Ce n’est pas miraculeux, mais elles prennent les moyens pour offrir des primes et investir dans la formation continue. Le contraste est saisissant : là où l’on fabrique des pièces détachées, on paie mieux que là où l’on tente de réparer des vies brisées.

Il est temps de dire stop.

J’entends certains employeurs se plaindre de leurs salariés qui ne s’engageraient pas suffisamment. Je viens de lire un communiqué de syndicats d’employeurs qui traite les représentants des travailleurs sociaux de dogmatiques parce qu’ils sont en désaccord avec certains aspects de la réforme des études. N’est-ce pas là une forme de mépris ? Ne vous inquiétez pas, vous aurez sans doute votre réforme, mais sans les travailleurs sociaux qui déserteront vos emplois, car votre diagnostic n’est pas le bon.

Ce n’est pas la formation et sa qualité qu’il faut remettre en cause. C’est la façon dont les salariés sont traités et rémunérés. Les conditions de travail et le montant des salaires sont des sujets tabous bien que le livre blanc du travail social ait tenté de l’aborder. Si les travailleurs sociaux quittent leurs entreprises, c’est aussi tout simplement parce qu’ils constatent une inadéquation entre les valeurs annoncées et les pratiques engagées, avec notamment les manques de moyens mis en œuvre pour accomplir leurs missions.

Les pouvoirs publics ne peuvent plus se contenter de primes ponctuelles ou de discours compassionnels. Il faut des actes. Il faut aligner, au minimum, les salaires des travailleurs sociaux de niveau 6 sur ceux des ouvriers spécialisés de l’industrie. Ce serait un bon pas alors qu’il faudrait en toute logique aller plus loin. Il faut reconnaître, enfin, que la compétence sociale est aussi précieuse – sinon plus – que la compétence technique.

Un choix de société, pas une fatalité économique

Le débat sur les salaires n’est pas qu’une question de pouvoir d’achat individuel. Il révèle la place que nous accordons collectivement à celles et ceux qui œuvrent pour le lien social, la prévention, la réparation des injustices. Continuer à sous-payer les travailleurs sociaux, c’est accepter le délitement du tissu social et la montée de la défiance et de la colère.

À l’inverse, revaloriser massivement ces métiers, c’est envoyer un signal fort : en France, prendre soin de l’autre, accompagner la vulnérabilité, pourrait être un acte professionnel majeur, digne d’être reconnu et rémunéré à sa juste valeur.

Conclusion : l’urgence d’un sursaut collectif

Que dire d’autre ? Soit les employeurs persistent à tirer le maximum de leurs travailleurs sociaux en leur accordant le minimum, soit, ils acceptent de regarder les pratiques au sein de leurs structures pour les faire évoluer. Il existe chez certains managers, une forme de mépris des professionnels de terrain.  J’en entends se plaindre : les assistantes sociales sont trop ceci, les éducateurs trop cela… Mais bon sang, prenez leur poste ne serait-ce qu’une journée et ensuite, on en reparle.

Faut-il continuer à sacrifier engagement sur l’autel de l’austérité ?  Soit, il est décidé, enfin, d’accorder à ces femmes et ces hommes la reconnaissance matérielle et symbolique qu’ils méritent. Ce choix n’est pas technique, il est politique. Il engage notre conception même de la société, de la justice, de la solidarité.

Il est temps d’agir. Pour que le diplôme, l’expertise et l’engagement social ne soient plus synonymes de précarité, mais de fierté et de dignité retrouvées. Et là, il reste un long chemin à parcourir qui reste semé d’embuches.

Sources  :

 


Photo créée par cookie_studio – fr.freepik.com

Articles liés :

2 réponses

  1. Bonjour, je suis étonnée par cet article. En particulier, prendre comme prisme le niveau d’études (ou le diplôme) ce qui amène à opposer celles ou ceux qui ont pu suivre ou reprendre des études et les ouvriers (à noter que ceux qui ont des CAP ou BEP appartiennent plus à la catégorie ouvriers qualifiés qu’à la catégorie ouvriers spécialisés. Les OS n’ont souvent aucun diplôme).
    Oui, les ouvriers qualifiés sont mieux payés (je partage mon quotidien avec un retraité ex-ajusteur/outilleur qui a un CAP), peut-être aussi parce que les luttes sociales ont été plus fréquentes que celles des travailleurs sociaux…mais moi ce qui me surprend ce sont les rémunérations des influenceurs, des PDG, des ministres, des sénateurs… (la liste est longue et je ne l’ai pas hiérarchisée) et, vous noterez que je parle de rémunérations et non de salaires… Peut-être que la même analyse, dévalorisation de nos métiers… [j’écris « nos métiers » car bien qu’actuellement à la retraite, j’ai exercé longtemps avec un diplôme d’Etat d’assistante de service social], pourrait se faire sous l’angle de l’utilité sociale.
    Quelque soit le diplôme, plus vous êtes utiles à la société, plus vous avez la certitude de ne pas recevoir un salaire à la hauteur de votre implication professionnelle…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.