Le nouveau projet de loi sur la protection de l’enfance : une refondation ambitieuse ou un nouveau coup d’épée dans l’eau ?

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Stéphanie Rist, ministre de la Santé et des Familles, vient de dévoiler les grandes lignes d’un nouveau projet de loi destiné à « refonder le modèle de la protection de l’enfance ». Attendu pour le premier semestre 2026, ce texte, co-porté avec le garde des sceaux Gérald Darmanin, promet une transformation en profondeur d’un système dit « à bout de souffle ». Mais au-delà des discours volontaristes, cette énième réforme sera-t-elle à la hauteur des enjeux ? Entre ambitions affichées, critiques du terrain et questions budgétaires lancinantes, tentons de comprendre ce projet qui suscite quelques espoirs mais aussi beaucoup d’interrogations.

Un diagnostic partagé, des solutions encore floues

Les chiffres sont têtus et révèlent l’ampleur de la situation : près de 400.000 jeunes relèvent de la protection de l’enfance. C’est une hausse de 50 % des prises en charge en vingt ans, avec aujourd’hui 10 % ayant accès à des soins de qualité, et 1 % seulement poursuivant des études supérieures. Ces statistiques  ont été documentées par le rapport de la commission d’enquête parlementaire menée par Isabelle Santiago, qui appelait en avril 2025 à un véritable « électrochoc ».

Face à ce constat assez accablant, la ministre annonce un projet articulé en quatre volets. Premier axe : renforcer la prévention et l’accompagnement des familles pour éviter, « le plus possible et lorsque c’est pertinent », le placement des enfants. Voilà qui n’est pas vraiment nouveau. Depuis la loi du 5 mars 2007, chaque réforme proclame la même ambition. Pourtant, comme le soulignait déjà la Cour des comptes, la prévention demeure « marginale » dans les pratiques départementales.

Le deuxième volet mise sur l’entourage de l’enfant. Le juge devra systématiquement rechercher un « tiers digne de confiance » pour accueillir le mineur, avec délivrance d’une attestation d’honorabilité. L’idée est de privilégier un lien d’attachement stable. La loi de 2022 dite « loi Taquet » mettait déjà l’accent sur ces accompagnements… Le projet entend « aller encore plus loin », mais comment s’assurer que cette fois sera la bonne ?

 

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Des mesures techniques qui interrogent

Le troisième axe du projet vise à « sécuriser l’enfant » en diminuant les ruptures de parcours. Au programme : le développement de l’accueil durable et bénévole. Oui vous avez bien lu, il s’agit de faire aussi appel au bénévolat. A mi-chemin entre le parrainage et le placement, ce type d’accueil existe dans certains départements, comme celui du Nord. Et puis la PJJ possède une sérieuse expérience sur le fait de faire appel à des familles « volontaires ».

Il est aussi prévu une réévaluation obligatoire tous les six mois des placements en pouponnière pour les moins de 3 ans. L’objectif est  d’accélérer la procédure de délaissement parental afin de rendre les enfants adoptables. Sur ce dernier point, attention : si l’adoption peut constituer une solution pour certains enfants, encore faut-il disposer de familles adoptantes en nombre suffisant et ne pas précipiter des décisions qui pourraient s’avérer irréversibles.

Autre mesure annoncée : permettre aux assistants familiaux de cumuler l’accueil d’enfants avec une autre activité professionnelle. Certes, cette revendication de longue date pourrait répondre au vieillissement et au manque d’attractivité de la profession. Mais ne risque-t-on pas de diluer encore davantage la disponibilité de ces professionnels déjà sous pression ? La question mérite d’être posée.

Enfin, le quatrième volet porte sur la répartition des compétences entre l’État et les départements. Exit l’idée d’une renationalisation qui avait été réclamée par certains acteurs : le projet privilégie la « meilleure coordination » via la généralisation des comités départementaux de la protection de l’enfance. On connaît la chanson et même le refrain que nous pouvons tous reprendre en choeur : chaque réforme promet de mieux coordonner, et chaque fois, les inégalités territoriales persistent, voire s’aggravent.

L’absence criante d’enveloppe budgétaire

Et là, le bât blesse sérieusement. Le projet de loi « ne prévoit pas d’enveloppe budgétaire spécifique », annonce sans détour la ministre. Comment peut-on prétendre refonder un système au bord de l’implosion sans y mettre les moyens nécessaires ? Les départements consacrent déjà près de 11 milliards d’euros par an à la protection de l’enfance, soit environ 20 % de leur budget pour certains d’entre eux comme le Nord. Et ils sont au bout du rouleau.

Comme l’ont rappelé récemment les Départements de France, « les départements ont besoin que l’État s’investisse dans ses missions régaliennes ». L’ASE est devenue le « réceptacle des faiblesses des politiques publiques connexes » : santé mentale défaillante, Éducation nationale en retrait, justice surchargée… Et pendant ce temps, les collectivités territoriales doivent gérer la pénurie de moyens humains et matériels.

Le rapport Santiago-Miller proposait pourtant une approche cohérente avec une « loi de programmation pluriannuelle avec des financements alloués », financée par la branche Famille et une part de CSG. Pourquoi cette piste n’est-elle pas retenue ? Mystère. Ou plutôt, la réponse est connue : les caisses sont vides, et la protection de l’enfance n’est visiblement pas une priorité budgétaire.

Les critiques cinglantes du Défenseur des droits

Rappelons que Claire Hédon, Défenseure des droits, a publié en ce mois de novembre 2025 un rapport annuel dévastateur sur le droit des enfants à une justice adaptée. Elle y pointe du doigt un système de protection de l’enfance « fragilisé », avec un manque criant de moyens humains et matériels pour les services chargés d’accompagner les mineurs.

Les chiffres qu’elle avance sont édifiants : plus de la moitié des mineurs délinquants (55 %) sont suivis par la protection de l’enfance, et 72 % ont connu une déscolarisation prolongée. « Aucun enfant n’est prédestiné à la délinquance », martèle-t-elle, rappelant que la délinquance des mineurs est « avant tout le reflet de vulnérabilités accumulées : pauvreté, ruptures familiales, échec scolaire, troubles psychologiques ». Cela donne un peu l’impression que la défenseur des droits et des enfants a préché dans le désert alors que ses recommandations datent d’à peine un mois.

Sur la délinquance des mineurs, Claire Hédon dénonce également les conditions de détention indignes, et l’absence de véritable cadre éducatif. Elle parle aussi dans son rapport du non-respect des droits fondamentaux des mineurs lors des procédures judiciaires. Ses 25 recommandations incluent l’inscription dans la loi du principe de non-responsabilité pénale absolue pour les moins de 13 ans, la création d’un code de l’enfance, et surtout, le renforcement des moyens alloués à la prévention.

On est loin, très loin, du compte avec le projet de loi Rist-Darmanin.

Un historique législatif peu rassurant

Pour comprendre le scepticisme ambiant, un petit retour en arrière s’impose. La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance posait trois objectifs : renforcer la prévention, améliorer le dispositif d’alerte et de signalement, et diversifier les modes d’intervention. Elle introduisait les notions de « besoins fondamentaux de l’enfant » et de « projet pour l’enfant ».

Neuf ans plus tard, la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant constatait que ces objectifs n’étaient pas atteints. Elle créait le Conseil national de protection de l’enfance, renforçait le « statut de pupille de l’État », et affirmait vouloir « sécuriser les parcours » des enfants protégés. Résultat : les ruptures se sont multipliées.

En 2022, coup sur coup, deux lois sont venues bousculer le paysage : la loi du 7 février 2022 (dite loi Taquet).  interdisant les hébergements à l’hôtel, instaurant l’accompagnement jusqu’à 21 ans, et la loi du 21 février 2022 visant à réformer l’adoption.. Vous comprenez maintenant le sentiment de « déjà-vu » qui étreint les professionnels du secteur ?  Récapitulons une première loi en 2007 (la plus importante à mon sens). 9 années passent et arrive la loi de 2022, 3 ans plus tard le couvert est remis sur la table, 4 ans devrait on dire car elle sera votée en 2026… à la condition qu’il n’y ait pas un nouveau changement de gouvernement. Tout cela est un peu cahotique.

La question centrale des moyens humains

Au-delà des dispositifs législatifs, c’est bien la question des moyens qui se pose avec acuité. Près de 97 % des établissements rencontrent des difficultés de recrutement, avec 9 % de postes vacants. Le nombre d’étudiants inscrits dans les écoles formant aux métiers sociaux a chuté de 6 % en dix ans, et près de 10 % abandonnent dès la première année. Cela vous le savez déjà.

Sur le terrain, les travailleurs sociaux témoignent d’une souffrance professionnelle grandissante. Il suffit de parcourir certains réseaux sociaux. Solène, éducatrice de jeunes enfants, parle d’« impuissance » face à un système qui « rigidifie des protocoles, jusqu’à l’absurde ». Amandine, éducatrice spécialisée a dénoncé dans ce blog « l’absurde en institution » où « les décisions administratives et le manque de moyens prennent le pas sur l’intérêt des enfants ».

Comment attirer et fidéliser des professionnels dans un secteur en permanente surchauffe ? C’est dans ce secteur que les situations sont de plus en plus lourdes (un quart des enfants présente des troubles psychiques). Il y a de gros besoins de formations et la reconnaissance sociale et salariale fait défaut. Aucune loi, aussi bien pensée soit-elle, ne peut remplacer des bras, des compétences et de la disponibilité humaine.

Les contradictions du gouvernement

Il y a quelque chose d’un peu dérangeant dans la posture gouvernementale actuelle. D’un côté, Stéphanie Rist annonce un projet ambitieux de « refondation ». De l’autre, Gérald Darmanin affiche sa priorité pour 2026 : « la protection de l’enfance placée sous main de justice », avec création d’une « ordonnance de sûreté » et d’un « statut de l’enfant victime ».

Certes, protéger les enfants victimes de violences parentales est impératif. Mais cet affichage sécuritaire interroge quand, dans le même temps, la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) subit des restrictions budgétaires. En juillet 2025, la direction de cette vénérable institution annonçait un plan d’économies mettant « en sursis plusieurs centaines de postes », tandis que plusieurs syndicats organisaient une grève pour dénoncer une gestion « rigoureuse » des enveloppes.

La contradiction est flagrante : il est promis une refondation sans moyens supplémentaires. Il est mis en avant une priorité absolue tout en taillant dans les budgets.  Cette politique du « en même temps » ne peut que produire des incohérences.

Quelques motifs d’espoir malgré tout

Soyons optimistes (un peu) : le rapport Santiago-Miller a été adopté à l’unanimité par la commission d’enquête, signe d’une prise de conscience politique transpartisane de nos députés. Les acteurs du terrain – départements, associations, professionnels – convergent dans leurs diagnostics et leurs attentes. Cette unanimité pourrait créer un contexte favorable, si tant est que le gouvernement daigne l’entendre.

Par ailleurs, certaines mesures annoncées, si elles sont dotées de moyens d’application, pourraient améliorer concrètement la situation : le développement de l’accueil familial, la reconnaissance des tiers dignes de confiance, l’amélioration du statut des assistants familiaux, la limitation des placements en pouponnière… À condition, répétons-le, que ces dispositifs ne restent pas lettre morte faute de financement.

Et puis, il y a ces professionnels incroyables qui, malgré tout, continuent de croire en leur mission. Schainez, ancienne enfant de l’ASE devenue étudiante, rappelle que « les besoins de l’enfant doivent toujours être mis au centre et qu’à ceux-là doit être proposée une écoute bienveillante ». C’est cette dimension humaine, jamais abordées dans les réformes, qui fait toute la différence dans les parcours de ces enfants cabossés par la vie.

Ce qui devrait impérativement figurer dans la loi

Si ce projet de loi veut réellement refonder la protection de l’enfance et ne pas rejoindre le cimetière des réformes avortées, plusieurs conditions doivent être réunies :

  1. Un financement pérenne et conséquent : Une loi de programmation pluriannuelle avec des engagements budgétaires clairs, comme le préconise le rapport Santiago-Miller. Les départements ne peuvent plus être les seuls à porter ce fardeau financier.
  2. Un plan massif de recrutement et de formation : Sans professionnels en nombre suffisant et correctement formés, toutes les belles intentions législatives resteront vaines. Il faut revaloriser les métiers du social, améliorer les conditions de travail, et renforcer les cursus de formation initiale et continue.
  3. Une véritable prévention précoce : Non pas seulement annoncée comme à chaque réforme, mais budgétée, organisée, et évaluée. Cela suppose de renforcer massivement la PMI, les services sociaux de proximité, et les dispositifs de soutien à la parentalité.
  4. La création d’un code de l’enfance : Il est sur les rails et c’est vraiment bien ! Cette idée de Code de l’enfance est portée depuis longtemps par Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny et figure centrale du secteur. Depuis des années, il défend l’importance de rassembler un droit devenu trop éclaté et d’offrir enfin un cadre juridique solide aux mineurs. Aujourd’hui, il est chargé de piloter le groupe de travail national, mission confiée par Sarah El Haïry, haute-commissaire à l’Enfance. Là avec JPR nous sommes assurés que le projet va avancer dans le bon sens.
  5. Un pilotage national renforcé : Sans revenir sur la décentralisation, il faut que l’État assume pleinement ses responsabilités régaliennes en matière de santé, d’éducation et de justice, et qu’il garantisse l’égalité territoriale d’accès aux droits.

 

En guise de conclusion

Alors, cette nouvelle réforme sera-t-elle enfin la bonne ? Permettez-moi de rester prudent. L’histoire récente nous a enseigné que les intentions louables ne suffisent pas, que les lois sans moyens restent des coquilles vides. L’accumulation de dispositifs sans cohérence d’ensemble ne fait qu’aggraver la complexité du système.

Pour que ce projet de loi ne soit pas un nouveau coup d’épée dans l’eau, il faudra que le gouvernement tranche clairement : soit il met réellement les moyens à la hauteur de ses ambitions, et alors une refondation devient possible ; soit il persiste dans la logique du « faire mieux avec moins », et nous pourrons déjà programmer la prochaine commission d’enquête parlementaire dans deux ou trois ans.

Les 400.000 enfants relevant de la protection de l’enfance méritent mieux que des effets d’annonce. Ils méritent une politique publique cohérente, dotée de moyens pérennes, portée par des professionnels reconnus et soutenus. Ils méritent que nous, collectivement, fassions enfin de leur protection une véritable priorité, pas seulement en paroles mais en actes.

Au-delà des structures et des procédures, ce sont aussi les femmes et les hommes qui accompagnent quotidiennement ces enfants qui détiennent les clés d’une transformation réussie. Écoutons-les, soutenons-les, donnons-leur les moyens d’exercer leur métier dans des conditions dignes. C’est à ce prix que nous pourrons collectivement redresser la barre d’un système aujourd’hui à la dérive.

Rendez-vous début 2026 pour l’examen du projet en Conseil des ministres. Et espérons que d’ici là, les bonnes résolutions budgétaires auront remplacé les vœux pieux. Mais bon même en me voulant optimiste, je continue de ne pas y croire.

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Photo : Capture d’écran audition à l’Assemblée Nationale par la Commission des affaires sociales : Jean Pierre Farandou, Stéphanie Rist 21 octobre 2025

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