La situation est grave, et elle n’est pas nouvelle. Mais cette fois-ci, le seuil critique est atteint. Quelque 54 départements seront dans le rouge fin 2025, soit la moitié des départements français, selon Départements de France. Les chiffres font froid dans le dos : 6 milliards d’euros de dépenses nouvelles imposées par l’État en deux ans et demi, et 8,5 milliards d’euros de recettes en moins. L’équation est devenue tout simplement intenable. François Sauvadet, président de Départements de France, le dit sans détour : « Si j’ai un seul message à faire passer aujourd’hui, c’est qu’il faut arrêter de charger la barque des Départements. Elle coule. »
Et quand les départements coulent, ce sont les plus fragiles qui riquent d’en payer le prix les premiers. Car ne nous y trompons pas : derrière ces chiffres, il y a des services essentiels pour la population en besoin d’accompagnements. Les travailleurs sociaux des conseils départementaux et des associations subventionnée sont de plus en plus inquiets.
Un étau financier qui se resserre
La situation n’a jamais été aussi critique. Selon un rapport de la Cour des comptes de l’été 2025, 15 départements étaient déjà en « grande difficulté financière » – le Pas-de-Calais, le Nord, la Loire-Atlantique, le Gard, l’Yonne… Et la liste n’a cessée de s’allonger. La Gironde affiche un déficit de 97 millions d’euros. Ce Département est au bord de la mise sous tutelle. (des collègues m’ont alerté sur ce sujet). La Charente, elle, y est déjà passée – une situation rarissime pour une collectivité de cette taille.
Comment en est-on arrivé là ? Les départements se retrouvent pris en tenailles entre plusieurs phénomènes concomitants. D’un côté, l’explosion de leurs dépenses sociales obligatoires : les prestations liées au RSA, à l’APA (aide aux personnes âgées), à la PCH (prestation de compensation du handicap), et surtout à l’aide sociale à l’enfance qui représente à elle seule 11 milliards d’euros en 2023. De l’autre, l’effondrement de leurs recettes, notamment les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) issus des transactions immobilières, en chute libre avec le ralentissement du marché immobilier.
Aujourd’hui, ce sont plus de 23 milliards d’euros que les départements financent sur leurs fonds propres à la place de l’État : 12 milliards pour l’aide sociale à l’enfance, 5 milliards pour le RSA, 4 milliards pour l’aide aux personnes âgées, 2,3 milliards pour le handicap. Les dépenses sociales représentent désormais 70% des budgets départementaux, contre 55% il y a dix ans. Cette évolution prive les départements de toute marge de manœuvre.
Des coupes budgétaires qui font mal
Les conséquences sont déjà là, concrètes et visibles. Partout, les départements restreignent massivement leurs dépenses. Sept centres de santé sexuelle fermés dans la Drôme. Des subventions au Planning familial rabotées dans le Loiret. Une coupe de 100% du budget culturel dans l’Hérault. En Seine-Maritime, le Pass Jeunes pour les activités sportives et culturelles a été divisé par deux. Dans l’Aisne, Nicolas Fricoteaux admet avoir « réduit considérablement la voilure » dans le sport, l’environnement, la culture, mais aussi – et c’est plus grave – dans l’investissement sur les collèges et les routes. « C’est un peu une bombe à retardement », reconnaît-il.
Mais c’est au cœur même des missions sociales que la crise frappe le plus durement. Les prestations sociales ne peuvent pas être suspendues du jour au lendemain – elles sont obligatoires. Alors ce sont les moyens d’accompagnement qui fondent comme neige au soleil. L’aide sociale à l’enfance, secteur déjà exsangue, est particulièrement touchée.
Les départements doivent faire face à une complexification croissante des situations : enfants en souffrance psychique faute de places en pédopsychiatrie, mineurs non accompagnés (MNA), jeunes relevant de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) qui se retrouvent à l’ASE faute de structures adaptées. Selon Florence Dabin, présidente du département du Maine-et-Loire, ces enfants en situation de handicap ou relevant de la pédopsychiatrie représentent 25 à 30% des enfants de l’ASE. Des enfants dont la prise en charge devrait relever de l’État, mais qui pèsent sur les budgets départementaux.
L’emploi des travailleurs sociaux dans la tourmente
Et voici le cœur du problème, celui qui me préoccupe au plus haut point : l’impact de cette crise sur les professionnels du travail social. Car quand les budgets se resserrent, ce sont les postes qui trinquent. Le cas de la Haute-Garonne est emblématique. Déjà, fin novembre 2024, les 7.000 agents du département apprenaient par mail – oui, vous avez bien lu, par mail – que 500 postes allaient être supprimés en 2025 pour réaliser une économie de 160 millions d’euros. Une annonce brutale, sans concertation, qui a provoqué des mobilisations massives. Plus de 1.700 agents ont manifesté pour dénoncer ce plan social sans précédent.
Dans le Nord, ce sont 60 postes d’éducateurs de rue qui étaient menacés de suppression en début d’année. Des professionnels qui accompagnent des centaines de jeunes et leurs familles. En Gironde, le département terminera l’année 2025 avec 232 emplois de moins – contrats non renouvelés, départs à la retraite non remplacés. Dans les Deux-Sèvres, ce sont des postes de chefs de bureau ASE et de coordinatrices techniques territoriales qui disparaissent.
Ces suppressions de postes ne sont pas de simples lignes dans un tableur Excel. Ce sont des travailleurs sociaux en moins pour accompagner des enfants en danger, des familles en difficulté, des personnes âgées dépendantes et tant d’autres. Ce sont des assistants de service social, des éducateurs spécialisés, des techniciens d’intervention sociale qui ne pourraient plus à terme exercer correctement leurs missions. Les témoignages des agents mobilisés en Haute-Garonne sont édifiants : « On ne peut pas prioriser des dossiers dans l’aide sociale à l’enfance », s’insurge une professionnelle. Et elle a raison. Comment choisir quel enfant mérite d’être protégé, quelle famille d’être accompagnée ?
Des professions déjà au bord de l’épuisement
Cette crise intervient dans un contexte où les travailleurs sociaux sont déjà à bout de souffle. Nous l’avons dit et redit sur ce blog : le secteur souffre depuis des années d’un mal-être profond. Hausse des demandes, turnover important, effectifs réduits, travail de plus en plus axé sur l’administratif au détriment de l’accompagnement. Le nombre d’allocataires du RSA a grimpé de 7,5% avec la crise, et dans certains départements de plus de 10%. Les services ont dû gérer un flot croissant de personnes venues solliciter des aides pour payer leur loyer ou l’énergie.
Les travailleurs sociaux sont sommés d’être des « Zorros », capables de régler seuls tous les problèmes sociaux. On leur demande d’être polyvalents – généralistes et spécialistes à la fois –, compétents en matière de logement, de protection de l’enfance, de gestion de budget, de surendettement, d’accompagnement des personnes âgées, d’insertion sociale et professionnelle. Et maintenant, on leur retire les moyens de travailler correctement. Comment maintenir la qualité de l’accompagnement quand les portefeuilles explosent ? Comment prendre le temps nécessaire avec les personnes quand on doit gérer 30, 40, 50 situations en même temps ?
Le risque est immense : celui d’un effondrement de nos filets de protection. Il faut le reconnaitre les départements et les associations sont les premiers remparts contre l’exclusion et la pauvreté. Quand ils flanchent, ce sont les plus vulnérables qui paient le prix fort. 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, 2 à 3.000 enfants dorment chaque nuit dans la rue. Deux millions sept cent mille demandes de logement social restent sans réponse. Et on supprime des postes de travailleurs sociaux ?
Que faire ? Des pistes d’espoir malgré tout
Il est urgent d’agir, et les départements le crient haut et fort. Lors des Assises des départements à Albi en ce mois de novembre, François Sauvadet a réclamé l’abandon du Dilico (dispositif de limitation des concours financiers de l’État), le maintien de la dynamique de la TVA, et surtout un fonds de soutien pour les départements en difficulté. Le gouvernement a annoncé porter ce fonds à 600 millions, mais est-ce suffisant face à l’ampleur du déficit ?
Plus structurellement, il est temps de repenser le financement du social. Les départements réclament depuis longtemps que l’État assume pleinement le financement des prestations nationales qu’il fixe lui-même – RSA, APA, PCH. Ils demandent la prise en charge par l’État de la mise à l’abri des mineurs non accompagnés avant évaluation de leur minorité, et surtout la prise en charge des enfants relevant de la PJJ et de la pédopsychiatrie qui se retrouvent à l’ASE faute de structures adaptées.
Une piste est aussi envisagée : l’affectation d’une part de CSG aux départements. L’ADF a travaillé sur le sujet, imaginant une part de CSG variable selon les départements. Une « cotisation sociale territorialisée » qui aurait du sens par rapport aux compétences départementales liées aux solidarités. Mais pour l’heure, les simulations nécessaires demandées à Bercy n’ont pas été obtenues. Cela vous étonne ? Pas moi !
En attendant ces réformes structurelles qui ne viendront peut-être jamais, les travailleurs sociaux continuent. Ils inventent, rusent, ils s’adaptent, ils résistent. Ils expérimentent et coconstruisent des projets avec les partenaires associatifs. Ils tentent de développer le pouvoir d’agir des personnes accompagnées. Ils tiennent grâce au sens de leur action, à la proximité avec les personnes, à la force du collectif au sein de leurs équipes. Mais jusqu’à quand pourront-ils tenir sans moyens suffisants ?
La vraie question est politique : quelle société voulons-nous ? Une société où l’on sacrifie les plus fragiles sur l’autel de la rigueur budgétaire ? Ou une société qui assume collectivement le coût de la solidarité ? Car oui, les solidarités ont un coût. Mais l’absence de solidarité en a un aussi, bien plus élevé à long terme : l’exclusion, la rupture du lien social, la violence, le désespoir.
Les départements tirent la sonnette d’alarme. Il serait temps qu’on les écoute. Avant qu’il ne soit trop tard. Avant que la barque ne coule pour de bon.
Sources :
- 54 départements en quasi-faillite | TF1 Info
- Assises des départements : « Aujourd’hui on est au bout du chemin » | Banque des Territoires
- Un plan social XXL dans les services publics | Rapports de Force
- Question sur la suppression de postes d’éducateurs dans le Nord |Sénat
- 18 juin 2025 : à partir d’aujourd’hui, les Départements financent seuls la solidarité nationale envers les plus fragiles | Départements de France
- Enfance en Danger, plus que de contrôles, les Départements ont besoin que l’État s’investisse dans ses missions régaliennes | Départements de France
La photo est issue du compte LinkedIn de Chaynesse Khirouni, Présidente du Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle prise lors de la Clôture des assises des Départements de France.



