Voilà un serpent de mer qui refait surface avec une insistance révélatrice du moment politique. Le 14 novembre dernier, lors des Assises des Départements de France à Albi, le Premier ministre Sébastien Lecornu a annoncé qu’un projet de loi créant une allocation sociale unique serait déposé en décembre 2025. Cette promesse, qui remonte à la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en 2017, a déjà connu plusieurs avatars : le versement social unique, le revenu universel d’activité, et maintenant cette allocation sociale unique (ASU).
Le contenu du projet : fusion et harmonisation
Concrètement, cette allocation sociale unique viserait à fusionner le RSA, la prime d’activité et certaines aides au logement en une seule prestation. L’objectif affiché par le premier ministre est double : réaliser des économies de gestion et créer un système plus lisible pour les personnes concernés. Sébastien Lecornu assure qu’il ne s’agit pas de faire des économies sur le dos des allocataires, mais uniquement sur les coûts administratifs.
Le mécanisme technique reposerait sur la création d’un revenu social de référence (RSR). Il aurait pour mission « d’harmoniser les bases de calcul des différentes prestations ». Aujourd’hui, chaque aide a ses propres règles de calcul, ses propres ressources prises en compte, ses propres abattements. Cette complexité génère à la fois du non-recours aux droits (des personnes qui ne demandent pas les aides auxquelles elles ont droit) et des erreurs de calcul. Cela pourrait simplifier le travail des Caisses d’allocations familiales. Mais ce n’est pas sûr.
Une mission parlementaire prudente
En juillet 2025, deux députées, Nathalie Colin-Oesterlé (Horizons) et Sandrine Runel (PS), ont présenté les conclusions d’une mission flash sur l’opportunité de créer cette allocation unique. Après avoir auditionné 34 personnes, dont Fabrice Lenglart qui a piloté les travaux sur le revenu universel d’activité, elles se montrent favorables à l’orientation générale, mais vigilantes sur les effets de bord.
Leur rapport estime que la réforme pourrait réduire le taux de pauvreté de 0,6 à 1,1 point, ce qui constituerait une avancée. Mais elles insistent sur une condition impérative : l’allocation sociale unique ne doit pas diminuer les ressources des ménages sans activité ou des travailleurs pauvres. Elles préconisent la mise en place d’une période de transition avec compensation pour éviter toute baisse d’allocations pour les ménages précaires.
Le spectre de trois millions cinq-cent-cinquante mille ménages perdants
Cette prudence n’est pas gratuite. Elle s’appuie sur un précédent inquiétant. En 2018, France Stratégie, organisme rattaché à Matignon, avait réalisé une étude très fouillée sur les conséquences d’une fusion des prestations sociales. Ce rapport, resté longtemps confidentiel avant d’être révélé par Le Monde, montrait qu’une telle réforme pourrait faire plus de perdants que de gagnants.
Dans le scénario dit « optimisé », le passage à l’allocation sociale unique aurait entrainé une diminution de revenus pour 3,55 millions de ménages. 3,3 millions de foyers auraient enregistré une hausse. Cette réforme aurait fait presque deux fois plus de perdants que de gagnants parmi les titulaires de l’allocation de solidarité spécifique (ASS). Les personnes seules auraient vu leur taux de pauvreté augmenter de 1,6 point, même si les familles monoparentales et les couples avec enfants pouvaient mieux s’en sortir.
Ces données datent de 2018, et les contours du projet actuel restent flous. Mais elles rappellent une réalité comptable implacable : à budget constant, toute harmonisation crée nécessairement des gagnants et des perdants. Quand on lisse les barèmes, on relève certaines prestations et on en abaisse d’autres. La question est de savoir qui paiera le prix de cette simplification.
La tentation du plafonnement
Laurent Wauquiez, président du groupe Droite républicaine à l’Assemblée nationale, s’est immédiatement félicité de l’annonce de Sébastien Lecornu. Celui qui reproche sans cesse auxpersonnes pauvres d’être soutenues financièrement y voit une avancée pour « créer un vrai écart entre assistanat et travail ». Le chef de file des députés Les Républicains défend depuis des années une allocation sociale unique plafonnée à 70% du SMIC pour lutter contre ce qu’il appelle l' »assistanat ». Dans le monde binaire de M. Wauquiez, il n’y a pas de place pour les singularités ni la diversité des situations. Une seule obssession irréalisable : que tous travaillent (même gratuitement s’il le faut).
Ce plafonnement à la mode Wauquiez soulève de nombreuses questions éthiques et pratiques. Actuellement, un ménage peut légitimement cumuler plusieurs aides (RSA, APL, allocations familiales, etc.) parce que chacune correspond à un besoin spécifique : survie quotidienne, logement, enfants. Si l’on plafonne l’ensemble à 70% du SMIC (soit environ 945 euros nets pour une personne seule), qu’advient-il d’une famille monoparentale avec trois enfants qui paie un loyer dans une grande ville ? Comment pourra-t-elle subvenir à ses besoins essentiels ?
L’agenda politique : vitesse et flou artistique
Le calendrier annoncé interroge. Sébastien Lecornu promet un dépôt du projet de loi en décembre 2025, soit avant même l’adoption définitive du budget 2026. Cette précipitation contraste avec la complexité du sujet. Les contours restent extrêmement flous : quelles prestations exactement seront fusionnées ? Quel sera le barème retenu ? Qui sera le gestionnaire ? Y aura-t-il un plafonnement ?
Aucune de ces questions n’a trouvé de réponse publique à ce jour. On parle d’une entrée progressive en 2027 après expérimentation dans certains départements. Mais l’expérience montre que ces expérimentations servent souvent de laboratoires pour des réformes contestables, avant une généralisation qui n’est plus débattue. C’est exactement ce qui vient de se passer pour les 15 heures obligatoires d’activité.
Les associations en alerte
Les associations de lutte contre la pauvreté ne cachent pas leur inquiétude. Elles reconnaissent que la simplification et l’harmonisation des prestations constituent en principe une bonne chose en vue de lutter contre le non recours. Nous savons depuis longtemps que beaucoup de personnes ne demandent pas les aides auxquelles elles ont droit par méconnaissance ou par découragement face à la complexité administrative. Elles ne les demandent pas non plus par crainte des contrôles sur les indus et la stigmatisation que represente le fait de percevoir ces droits/
Tous mettent en garde contre une harmonisation vers le bas qui se ferait au détriment des plus vulnérables. Le contexte budgétaire actuel, avec 54 départements dans le rouge et une recherche effrénée d’économies, laisse craindre que cette réforme soit avant tout un outil de rationalisation de la dépense sociale plutôt qu’une amélioration des droits. Le site l’essentieldeleco explique un risque d ’effet de seuil brutal. Un euro de plus dans le Revenu Social de Référence peut entraîner 50 euros de moins en APL. Résultat : pour certains, l’effort de travail pourrait être sanctionné, et non récompensé. On appelle cela une trappe à pauvreté. La réforme risque de la refermer un peu plus fort.
Les vrais enjeux derrière la promesse
Au-delà des aspects techniques, cette allocation sociale unique charrie plusieurs logiques idéologiques qu’il faut expliciter. La première est l’idée que notre système social serait trop généreux et découragerait le travail. D’où la volonté affichée de plafonner les aides et de garantir que « le travail paie toujours plus ». Voilà une idée qu’il est nécessaire de démystifier.
Cette rhétorique occulte une réalité : la grande majorité des bénéficiaires du RSA veulent travailler mais ne trouvent pas d’emploi, ou sont empêchés pour des raisons de santé, de handicap, de charge familiale. Les « trappes à inactivité » tant décriées concernent en réalité des situations marginales. Ce qui empêche les gens de sortir de la pauvreté, ce n’est pas la générosité des aides sociales (qui maintiennent à peine la tête hors de l’eau), c’est l’absence d’emplois de qualité, de formations adaptées, d’accompagnement dans la durée explique ATD Quart Monde.
La deuxième logique est celle de l’économie de gestion. Fusionner les prestations permettrait de réduire les coûts administratifs en unifiant les systèmes informatiques, les procédures, les contrôles. Mais à quel prix humain ? Les travailleurs sociaux savent que chaque situation est singulière et nécessite une approche personnalisée. Vouloir tout standardiser dans une allocation unique, c’est nier cette complexité du réel.
Les vrais besoins : accompagnement et respect
Ce dont les personnes en difficulté ont besoin, ce n’est pas d’une fusion administrative de leurs prestations, c’est d’un accompagnement digne de ce nom. Elles ont besoin d’un accueil bienveillant, de travailleurs sociaux qui aient le temps de les écouter et de construire avec elles des parcours adaptés. Or, comme nous l’avons vu, les départements sont conduits par manque de moyens à réduire les postes de travailleurs sociaux quitte à augmenter leurs charges de travail.
L’allocation sociale unique risque d’aggraver cette logique. En automatisant le calcul et le versement des prestations à partir du revenu social de référence, on s’installe dans la logique de remplacement de l’humain par l’algorithme. le dialogue peut être effacé par la procédure et la confiance par le contrôle permanent. Les expériences de la CAF avec son algorithme de détection de fraude montrent à quel point ces systèmes automatisés peuvent être violents pour les personnes, en suspendant leurs droits sans explication, en les présumant fraudeurs par défaut.
Une réforme à haut risque
L’allocation sociale unique n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Tout dépend de ses modalités concrètes, de ses barèmes, de ses conditions d’accès, de son articulation avec l’accompagnement social. Une réforme qui simplifierait réellement l’accès aux droits, qui réduirait le non-recours, qui garantirait que personne ne perde au change, serait évidemment bienvenue. Mais une réforme qui plafonnerait les aides au nom de la lutte contre l’assistanat, qui créerait 3,55 millions de ménages perdants, qui remplacerait les travailleurs sociaux par des algorithmes, serait catastrophique.
Le contexte politique et budgétaire actuel n’invite pas à l’optimisme. Quand 54 départements sont en quasi-faillite, quand l’État cherche partout des économies, quand la droite réclame une baisse des dépenses sociales, il est légitime de craindre que cette allocation unique serve surtout à réduire la voilure. Les belles promesses de simplification et de lutte contre le non-recours pourraient bien masquer une réalité plus brutale : moins d’argent pour les plus pauvres, moins d’accompagnement, plus de contrôle.
Restons vigilants et exigeants
Les travaux parlementaires de juillet 2025 fixent des garde-fous importants : aucune baisse de ressources pour les ménages précaires, période de transition avec compensation, préservation des spécificités des aides au logement.
Ces exigences doivent être non négociables. Si le projet de loi déposé en décembre ne les respecte pas, il faudra le combattre avec la plus grande fermeté.
Les travailleurs sociaux, les associations, les personnes concernées elles-mêmes doivent se faire entendre dans ce débat. Ce ne sont pas les techniciens de Bercy ou les idéologues de la droite qui savent ce dont les personnes en difficulté ont besoin. ce sont elles-mêmes et celles et ceux qui les accompagnent au quotidien. Leur parole doit peser dans la construction de cette réforme.
L’allocation sociale unique pourrait être une avancée si elle est pensée du point de vue des droits des personnes et non de la rationalisation budgétaire. Elle sera un recul si elle sert de cheval de Troie pour baisser les prestations et durcir les contrôles. Le diable, comme toujours, se cache dans les détails. Et ces détails, nous ne les connaissons pas encore. C’est précisément pour cela qu’il faut rester en alerte et se battre pour que cette réforme, si elle doit avoir lieu, se fasse dans l’intérêt des plus fragiles et non contre eux.
Sources :
- « Allocation sociale unique », 600 millions d’euros de soutien… : à Albi, Sébastien Lecornu a tenté de rassurer les départements | Le Monde
- Allocations sociales : Projet de loi (PDF) | Assemblée nationale
- Sébastien Lecornu : un tour de passe-passe pour réduire les aides sociales ? | L’Essentiel de l’Éco
- Opportunité et modalités de la création d’une allocation sociale unique : Communication de la mission flash | Assemblée nationale
- Allocation sociale unique : une perspective à suivre pour lutter contre le non-recours et les inéquités | Banque des Territoires
- L’allocation sociale unique ne doit pas diminuer les ressources des plus précaires | Le Média Social




2 réponses
Il est vrai l’article est pertinent il explique bien que dans la réalité des choses ne passent pas aussi bien. Le problème est très simple à comprendre c’est le mode de calcul de chaque prestation qui complique tout. Exemples : RSA reste fixe hormis un nouveau travail, prime d’activité doit être plafonnée il faut trouver la bonne fusion avec les bulletins de salaire donc ces 2 prestations peuvent être envisageables d’autres plus simples allocation familiale en revanche APL doit être dissocier des autres car il y a trop données (revenus, enfant, superficie). Certes une allocation sociale unique doit se faire pour réduire les coûts administratifs en unifiant les systèmes informatiques, les procédures, les contrôles mais dans l’intérêt des plus fragiles et non contre eux très bonne conclusion.
Bravo pour votre article pertinent que je partage.