Point de vue | Réformer le travail social : standardiser ou penser autrement ? (1)

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Angélique Revest qui est cadre ESMS et cadre pédagogique, nous explique dans ce « Point de vue » ce que révèle la réforme de la formation aux métiers du travail social. Leur « technicisation » reste une illusion d’efficacité. Demain, la suite de point de vue nous parlera de la nécessité de préserver le sens de la formation en la pensant autrement.

 


La réforme des diplômes du travail social nous est présentée comme une modernisation inéluctable, un progrès dont il faudrait se féliciter. Elle serait un remède à la prétendue crise d’attractivité et à l’évolution supposément irréversible des besoins sociaux. Mais à y regarder de plus près, et peut-être simplement à se donner le droit de penser avant d’applaudir, cette réforme, votée dans la précipitation, sans bilan partagé ni controverse assumée, s’apparente moins à une transformation éclairée qu’à un mouvement de déqualification programmée.

Car derrière la rhétorique de la simplification et de la mobilité, c’est une opération plus vaste qui se dessine : une redéfinition implicite de ce qu’est le travail social. Faut-il vraiment se résigner à voir cette activité, autrefois pensée comme un engagement au cœur des tensions collectives, basculer vers une ingénierie gestionnaire ? Faut-il accepter qu’elle se réduise à la production normalisée de prestations, évaluables à l’aune d’indicateurs standardisés, comme s’il était possible de quantifier la relation, de mesurer l’écoute, de modéliser la subjectivité ?

Ce qui se joue ici n’est pas une simple question technique – celle de la structuration des blocs de compétences ou de l’alignement européen des certifications. C’est, plus radicalement, une reconfiguration du sens même de la profession : le passage insidieux de l’art de l’accompagnement – cet art fragile, incertain, toujours en train de se réinventer – à la fonction d’exécutant docile de politiques publiques, assigné à dérouler des protocoles, à cocher des cases, à réduire la complexité du lien humain à une somme de tâches prescrites.

Comme l’écrivait Michel Chauvière, ce que l’on appelle aujourd’hui « modernisation » n’est bien souvent qu’un autre nom pour le désenchantement du social. C’est un processus par lequel le sens est vidé, les pratiques désincarnées, et les professionnels contraints à une loyauté paradoxale : servir l’humain tout en obéissant à une logique de contrôle et de performance (Chauvière, Trop de gestion tue le social, 2007).

En filigrane, c’est bien la possibilité même d’un travail social réflexif, critique et situé qui vacille. Et ce vacillement n’est pas un dommage collatéral : il est programmé. Il s’inscrit dans une stratégie de rationalisation néolibérale, déjà largement analysée notamment par Saül Karsz, où les métiers du soin, de l’éducation, du lien, sont progressivement dissous dans le moule de la conformité, de la traçabilité, de l’efficacité supposée (Pourquoi le travail social ?, 2011).

Pourtant, même le Livre blanc du Haut Conseil du Travail Social appelait à la prudence et à la concertation. Il insistait sur la complexité du chantier, la nécessité d’associer les parties prenantes, et reconnaissait que toute transformation de l’architecture des diplômes restait « un sujet toujours objet de débat », porteur de risques de perte d’identité professionnelle et de dégradation des conditions d’exercice. Le texte recommandait explicitement d’ouvrir « un chantier d’envergure » impliquant les professionnels, les établissements de formation, les institutions, afin de faire émerger des consensus et non d’imposer des modèles (HCTS, Livre blanc du travail social, 2023, p. 71). La réforme de juillet 2025 trahit cette exigence méthodologique : elle impose, elle ne dialogue pas.

Une réforme précipitée et déconnectée du terrain

L’adoption expéditive de la réforme des diplômes du travail social par la Commission professionnelle consultative en juillet 2025 illustre un déni manifeste de la complexité des métiers et de leurs ancrages pratiques. Aucun bilan rigoureux n’a été engagé sur les effets des précédentes transformations, notamment l’introduction de Parcoursup, qui a profondément modifié la sociologie des promotions, fragilisé le principe de motivation dans l’accès aux formations, et accentué les logiques de sélection académique au détriment de la vocation professionnelle.

Depuis plusieurs années, la baisse du niveau d’exigence théorique, la réduction des heures de formation, la marginalisation des enseignements critiques et le délitement des liens entre savoirs professionnels et savoirs universitaires constituent un recul structurel du projet éducatif du travail social. Ce recul ne fait l’objet d’aucune évaluation collective. Il est naturalisé, présenté comme inévitable, au nom d’une adaptation aux « besoins du terrain », besoins eux-mêmes rarement définis par les professionnels ou les publics, mais par les logiques budgétaires et politiques.

En choisissant de passer en force, sans prendre le temps d’un débat contradictoire avec les principaux concernés – étudiants, formateurs, professionnels de terrain, personnes concernées –, les pouvoirs publics imposent une vision descendante, technocratique, et profondément dépolitisée de la réforme. Ce faisant, ils envoient un signal inquiétant : le travail social n’est plus considéré comme une pratique à penser, mais comme un dispositif à simplifier, à normaliser, à faire entrer de force dans les grilles de lecture de la performance.

Une réforme digne de ce nom ne peut faire l’économie d’un « espace de controverse » entre praticiens, formateurs, chercheurs et décideurs. À défaut, on ne réforme pas : on décrète. Et ce décret prend ici la forme d’une mise sous tutelle du travail social, sommé de rentrer dans les cases d’une ingénierie de formation alignée sur les logiques de certification européennes, sans prise en compte des spécificités d’un métier du lien, de l’écoute, et de la complexité humaine.

La technicisation du social : une illusion d’efficacité

L’idéologie gestionnaire qui sous-tend cette réforme repose sur une croyance dangereuse : que l’accompagnement humain pourrait être standardisé, réduit à une suite de gestes professionnels objectivables. Ces gestes seraient validés par des référentiels de compétences et mesurés par des indicateurs. Comme si l’on pouvait prescrire le lien, formaliser l’écoute, transformer la relation d’aide en procédure.

Or, le travail réel ne se confond jamais avec le travail prescrit. Cette distinction, mise en évidence depuis longtemps par la psychodynamique du travail (Dejours), est particulièrement aiguë dans le champ social, où l’objet du travail est un sujet : un être humain, avec son histoire, ses zones d’ombre, ses conflits internes, ses résistances et ses élans.

Dans ce contexte, le professionnel ne peut agir sans interpréter, négocier, composer avec l’imprévisible. Il ne se contente pas d’appliquer, il engage sa subjectivité, sa capacité de discernement, parfois même son intuition. La formation, dès lors, ne saurait se borner à enseigner des techniques reproductibles. Elle doit transmettre :

  • une capacité d’analyse critique des situations sociales et institutionnelles,
  • une posture réflexive dans l’action,
  • une créativité méthodologique capable d’inventer du sur-mesure dans des contextes incertains.

 

Comme l’écrit Saül Karsz, le travail social n’est ni une mission sacrée ni une technique rigide : il relève d’un agir problématique où il s’agit d’intervenir sans jamais prétendre maîtriser complètement la situation (Pourquoi le travail social ?, 2011). C’est un métier de la tension, de l’ambivalence, du déséquilibre fécond.

Dans cette optique, l’obsession actuelle pour la rationalisation et la traçabilité produit l’effet inverse de celui recherché : en voulant fiabiliser la relation d’aide, on en fragilise le sens, on la coupe de sa source vive, on inhibe la pensée en la remplaçant par la procédure. On forme des exécutants au lieu de susciter des praticiens-penseurs.

Joseph Rouzel, quant à lui, alerte sur la réduction de l’accompagnement éducatif à un pilotage normatif. Un pilotage qui méconnaît la dimension transférentielle, clinique et singulière de toute relation éducative (Clinique et politique du travail social, 2007).

À trop vouloir neutraliser la subjectivité, on perd ce qui fait précisément la puissance de l’acte éducatif : sa capacité à créer du possible dans le champ du réel.

Angélique Revest septembre 2025


Demain, Angélique Revest nous parlera de la façon de former autrement en préserver la dimension politique et réflexive des futurs professionnel(le)s

 

Note : Si, comme Angélique, vous souhaitez publier une tribune sur un sujet de votre choix dans ma case intitulée « point de vue », n’hésitez pas à me contacter à l’adresse mail suivante : didier[@]dubasque.org (retirez les crochets « [ » et « ] » mis là pour éviter que des robots s’en emparent). J’étudierai votre proposition de texte pouvant aller jusqu’à une proposition d’amélioration si cela s’avérait nécessaire… Merci à vous.

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Une réponse

  1. bonjour,
    je suis en accord profond avec cette analyse
    mais la dégradation actuelle du Service social n’est que le résultat d’un long processus commencé en ce qui concerne la polyvalence de secteur dès 1946 avec son institutionnalisation , poursuivi par
    -la non-application des conclusions de la commission de l’action sociale préparatoire au VIème plan (cf B. Lory, président de cette commission qui dans l’après-coup dit dans son livre « la politique d’action sociale » : « Le malaise des travailleurs sociaux n’est que la conséquence des ambigüités de la politique d’action sociale dont les finalités sont soit clairement définies mais méconnues, soit incohérentes et contradictoires »
    Et le travailleur social est ainsi, par les contradictions et les incohérences de la politique sociale, placé dans une situation d’ambiguïté contre laquelle parfois il se révolte mais qu’il ressent toujours avec malaise.… » (page 204 du livre)
    – la politique de la gauche qui n’a pas mis en place les préconisations dont elle était porteuse (cf. les livres de N. Questiaux et J. Fournier : « le traité du social » et « le pouvoir du social ») ni tenu compte du rapport de G. Gontcharoff sur les circonscriptions d’action sociale , rapport pourtant commandé par N. Questiaux, ministre
    en ne définissant pas le « service départemental d’action sociale » au moment du transfert et en laissant chaque conseil départemental le faire la gauche a poursuivi le démantèlement de ce service.
    je travaille sur cette problématique et espère pouvoir sortir un livre
    Thérèse Tenneroni

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