Les chiffres sont tombés à la fin novembre, et ils ont de quoi fortement nous interroger. Plus d’une femme sur quatre en couple ne dispose pas d’un compte bancaire personnel dans notre pays. Un chiffre qui ne cesse de grimper depuis l’année dernière et qui nous rappelle une réalité que l’on préfère souvent ignorer : derrière les violences conjugales dont on parle tant, se cache une autre forme de maltraitance, plus insidieuse, plus silencieuse, mais tout aussi destructrice. Les violences économiques. Et pourtant, malgré ce tableau inquiétant, elles demeurent les grandes oubliées des politiques publiques et parfois du travail social.
À l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, l’Ifop, en partenariat avec le Crédit Mutuel, l’Alliance Fédérale et la Fédération Nationale Solidarité Femmes, a publié la nouvelle édition de son enquête sur les violences économiques. Estelle Thomas, Hélène Leclerc et Sophie Bugnon ont coordonné cette étude menée auprès de mille femmes françaises entre le 22 et le 28 octobre 2025. Et les résultats ne laissent aucune place au doute : la situation ne s’améliore pas, elle empire.
Une autonomie bancaire qui recule dangereusement
Vingt-huit pour cent des femmes en couple déclarent ne pas disposer d’un compte courant personnel. C’est cinq points de plus qu’en 2024, où ce chiffre était déjà inquiétant à 23%. Cette régression de leur autonomie bancaire survient dans un contexte où l’on croyait pourtant ces batailles gagnées. Chassez vos idées reçues, mais non. En 2025, en France, plus d’une femme sur quatre dépend financièrement de son conjoint pour les actes les plus basiques de la vie quotidienne.
Trente pour cent d’entre elles n’ont aucune source de revenus autre que celle de leur partenaire. Vingt-huit pour cent ne disposent pas d’épargne personnelle pour faire face à une dépense imprévue. Et le chiffre le plus vertigineux reste celui-ci : quarante-huit pour cent des femmes en couple n’auraient pas les moyens de quitter le foyer conjugal si elles le souhaitaient. Près d’une sur deux se retrouve donc prisonnière économique d’une relation, quelle qu’elle soit.
Des violences qui portent un nom mais restent invisibles

Vingt-quatre pour cent des femmes interrogées déclarent avoir déjà subi des violences économiques de la part de leur conjoint. C’est un résultat stable par rapport à l’année dernière, mais qui cache une réalité bien plus terrible. Car ces violences économiques ne viennent jamais seules. La grande majorité des femmes qui les subissent connaissent également des violences verbales ou physiques. Les situations de multi-violences progressent même de deux points, créant un engrenage d’autant plus difficile à briser.
Que recouvrent exactement ces violences économiques ? Le refus du conjoint de participer aux frais de la vie quotidienne touche dix pour cent des femmes. Le contrôle des dépenses, l’interdiction de travailler, la confiscation du salaire concernent six pour cent d’entre elles. Mais il y a aussi ces hommes qui dépensent pour eux l’argent destiné au foyer ou aux enfants, ceux qui imposent un partage égalitaire des charges alors que leurs revenus sont bien supérieurs, ou encore ceux qui refusent d’utiliser leurs propres ressources pour la famille. Au total, dix-sept pour cent des femmes déclarent avoir été exposées à une forme de vol ou de confiscation.
Les conséquences concrètes d’une double peine

Ces violences ne sont pas de simples statistiques. Elles ont des traductions bien réelles dans le quotidien des femmes qui les subissent. Cinquante-sept pour cent déclarent que cela les a mises en difficulté pour couvrir leurs besoins de base, et vingt-et-un pour cent se sont retrouvées dans l’impossibilité totale de le faire. Une femme victime sur trois a eu des difficultés à payer ses dépenses de première nécessité.
Pire encore, quinze pour cent se sont retrouvées en situation de surendettement ou d’interdit bancaire. Nous sommes là face à une véritable double peine : non seulement elles subissent les violences de leur conjoint, mais en plus elles se retrouvent exclues du système bancaire, rendant encore plus difficile toute tentative d’émancipation. Trente-cinq pour cent des victimes ont dû recourir à un crédit ou à un découvert bancaire pour faire face, s’enfonçant davantage dans la spirale de la précarité.
Quand la prise de conscience arrive trop tard
L’étude révèle un paradoxe cruel : les femmes qui ont subi des violences économiques sont celles qui comprennent le mieux l’importance d’avoir un compte bancaire personnel. Quatre-vingts pour cent d’entre elles en détiennent un, contre soixante-douze pour cent de l’ensemble des femmes en couple. Un impact direct de l’expérience vécue. Pour cinquante-huit pour cent des femmes, disposer d’un compte bancaire personnel représente une indépendance financière. Pour quarante-neuf pour cent, c’est une protection en cas de séparation. Pour quarante-et-un pour cent, c’est la possibilité d’épargner pour soi.
Mais cette prise de conscience arrive souvent trop tard, après avoir vécu l’enfer de la dépendance économique. Et pour celles qui n’ont jamais connu ces violences, l’idée même qu’elles puissent exister semble parfois abstraite, jusqu’au jour où elles se retrouvent coincées dans un engrenage dont elles ne savaient même pas qu’il existait.
Un dispositif bancaire innovant mais encore méconnu
Depuis le premier juillet 2024, le Crédit Mutuel propose un compte bancaire gratuit destiné aux femmes victimes de violences économiques. Je ne sais pas si d’autres banques proposent un dispositif similaire. En tout cas, ce compte, dont seules les bénéficiaires connaissent l’existence, vise à les aider à retrouver leur indépendance financière. Une initiative d’autant plus pertinente que, parmi les femmes ayant subi des violences économiques, plus d’une sur trois s’est spontanément tournée vers sa banque pour répondre à ses besoins et certaines n’ont pas été réellement soutenues.
Pourtant, les victimes attendent des établissements bancaires des mesures concrètes : une ouverture facilitée et surtout confidentielle d’un compte personnel, un accompagnement dédié. Elle demande d’abord une confidentialité renforcée. Tout cela est important tout comme une nécessaire formation des personnels et des partenariats avec les associations d’aide. Autant de dispositifs qui pourraient faire la différence entre rester prisonnière ou retrouver sa liberté.
Et les travailleurs sociaux dans tout ça ?
C’est peut-être là que le bât blesse. Les violences économiques restent encore trop souvent des sujets oubliées de l’accompagnement social. Non pas que les professionnels ne soient pas conscients du problème, mais parce que ces violences sont particulièrement difficiles à détecter et à prendre en charge. Contrairement aux violences physiques qui laissent des traces visibles, ou aux violences verbales qui peuvent être rapportées, les violences économiques se nichent dans l’intimité des comptes bancaires, dans les non-dits des couples et finalement dans la honte des femmes qui n’osent pas en parler.
Pourtant, les travailleurs sociaux sont souvent en première ligne. Ce sont eux qui détectent les signaux faibles : une femme qui accumule les impayés, une mère qui renonce à acheter des vêtements pour ses enfants, une personne qui ne peut pas payer un euro de participation pour une activité. Ces situations peuvent sembler anodines. Elles ne le sont pas car elles cachent parfois des mécanismes de contrôle et d’emprise économique.
Le repérage de ces violences demande une certaine adresse et une véritable vigilance. Il faut savoir poser les bonnes questions sans être intrusif, créer un climat de confiance suffisant pour que la parole se libère. Car les femmes victimes ont souvent honte de leur situation. Elles peuvent se sentir coupables de ne pas avoir vu venir le piège, ou responsables de leur dépendance financière. Libérer cette parole est un travail de longue haleine.
Des outils d’intervention encore trop limités
Une fois les violences économiques identifiées, que peuvent faire les travailleurs sociaux ? Les outils à leur disposition restent malheureusement limités. Bien sûr, il y a les aides classiques : le Fonds de solidarité pour le logement, les aides des CCAS, de la CAF, des caisses de retraite. Mais ces dispositifs, aussi utiles soient-ils, ne s’attaquent qu’aux symptômes, pas aux causes. Ils permettent de colmater les brèches financières, mais ne libèrent pas les femmes de l’emprise économique.
L’accompagnement doit donc être plus global. Il s’agit d’abord d’informer les femmes sur leurs droits : le droit d’avoir un compte bancaire personnel, le droit de travailler, le droit de disposer librement de leurs revenus. Des droits qui peuvent sembler évidents mais qui, dans le contexte de violences conjugales, deviennent soudain des batailles à mener.
Les travailleurs sociaux peuvent aussi orienter vers les associations spécialisées, comme la Fédération Nationale Solidarité Femmes qui dispose d’une expertise pointue sur ces questions. Ils peuvent accompagner les démarches d’ouverture d’un compte bancaire confidentiel. Ils aident à construire un projet professionnel pour retrouver une autonomie financière, car c’est souvent la seule solution pour que ces femmes « sous contrôle financier » puissent s’en sortir. Bien évidemment il y a aussi le soutien dans les démarches juridiques en cas de séparation.
Former pour mieux accompagner
Mais pour que cet accompagnement soit efficace, encore faut-il que les professionnels soient formés à repérer et à prendre en charge ces violences spécifiques. Car les violences économiques ont leurs particularités. Elles s’inscrivent dans une durée longue. Elles créent une dépendance progressive, qui s’est construite au fil des années. Elles s’accompagnent souvent d’un isolement social qui rend encore plus difficile la sortie de la spirale de l’enfermement.
La formation des travailleurs sociaux doit donc intégrer cette dimension économique des violences conjugales. Il ne s’agit pas de transformer les assistants sociaux en conseillers bancaires, mais de leur donner les clés pour comprendre les mécanismes à l’œuvre et les leviers d’action possibles. Les CESF, de par leur formation spécifique, sont naturellement en première ligne, mais tous les professionnels du social peuvent être confrontés à ces situations.
Le travail en réseau prend ici tout son sens. Les banques, les associations spécialisées, les services sociaux, les professionnels de la justice doivent apprendre à travailler ensemble pour offrir une réponse coordonnée. Car une femme qui quitte un conjoint violent ne peut pas se permettre de multiplier les démarches dans vingt endroits différents. Elle a besoin d’un parcours fluide, d’interlocuteurs qui se parlent et qui construisent avec elle un projet de sortie de la violence.
Un combat collectif et politique
Les violences économiques ne sont pas une fatalité. Elles sont le résultat de rapports de pouvoir inégalitaires entre les hommes et les femmes. C’est un choix de société qui continue à cantonner les femmes dans des rôles économiques subalternes. Et que dire de l’emprise sociétale et des idéologies qui prônent le retour des femmes à la maison ? Le fait que vingt-huit pour cent des femmes en couple n’aient pas de compte bancaire personnel en 2025 n’est sans doute pas un hasard. C’est le symptôme d’une société qui, malgré tous les discours sur l’égalité, continue à tolérer des situations de dépendance.
Que faudrait-il pour changer les choses ? D’abord, une vraie politique de prévention. Informer dès le plus jeune âge sur l’importance de l’autonomie financière, rappeler que l’amour ne doit jamais rimer avec dépendance, expliquer que partager sa vie ne signifie pas renoncer à ses propres ressources. Ensuite, faciliter l’accès à l’emploi pour les femmes, en développant les modes de garde d’enfants, en luttant contre les discriminations professionnelles, en garantissant l’égalité salariale. Mais tout cela, les travailleurs sociaux le savent.
Il faut aussi renforcer les dispositifs d’aide existants. Le compte bancaire confidentiel proposé par un banque est une excellente initiative. Elle devrait être généralisée à l’ensemble du secteur bancaire. Les travailleurs sociaux doivent disposer de moyens suffisants pour accompagner les femmes dans la durée, et pas seulement dans l’urgence. Les associations spécialisées doivent être soutenues financièrement pour continuer leur travail indispensable.
Soyons clairs : l’action des travailleurs sociaux, aussi reimportante soit-elle, ne peut pas tout. Elle ne peut pas compenser l’insuffisance des politiques publiques, les inégalités structurelles entre hommes et femmes, ou la persistance de stéréotypes qui légitiment encore trop souvent la domination masculine. Ce qu’il nous faut, c’est une véritable révolution culturelle qui fasse de l’autonomie économique des femmes une priorité absolue.
En attendant que les décideurs se réveillent, continuons à innover, à créer du collectif, à accompagner celles qui subissent ces violences invisibles. C’est ça aussi, le travail social : tenir debout face à l’injustice, inventer des solutions, et surtout, ne jamais considérer comme normale une situation où une femme sur quatre ne peut pas disposer librement de ses propres ressources. Parce que franchement, en 2025, on devrait pouvoir faire mieux que ça, non ?
Sources
- Violences économiques faites aux femmes – Édition 2025
- Étude Ifop pour Crédit Mutuel Alliance Fédérale et la Fédération Nationale Solidarité Femmes, novembre 2025
- Communiqué de presse : Plus d’un quart des femmes en couple n’ont pas de compte personnel, une vulnérabilité qui tend à s’accentuer.
Photo : Depositphotos


