La visite à domicile reste un pilier incontournable du travail social. C’est une porte d’entrée unique dans la relation d’aide pour mieux comprendre la réalité de vie des personnes accompagnées. Pour autant, ces visites particulières ne sont pas exemptes de défauts ni de risques, car elles touchent à l’intimité des personnes « visitées ». Si cette pratique permet de saisir la complexité des réalités vécues, elle soulève des questionnements éthiques majeurs qui interrogent les fondements mêmes de la relation d’aide. Entre l’impératif de compréhension globale des besoins et le respect absolu de la sphère privée, les travailleurs sociaux naviguent sur une ligne de crête où chaque geste professionnel doit être pesé à l’aune des principes déontologiques.
Une fenêtre ouverte sur les réalités quotidiennes
L’intervention à domicile permet de dépasser les déclarations formelles pour appréhender la matérialité concrète des conditions d’existence. Le domicile constitue un réel outil de travail dans le sens où il donne à voir de nouveaux éléments de la personne accompagnée. Il permet également de travailler sur certaines caractéristiques de la personne qui n’ont pu être identifiées que grâce à cet accompagnement particulier, précise un document de synthèse de la FAPIL. Cette immersion dans l’espace privé donne accès à des indices non verbaux déterminants : l’organisation du logement, les interactions familiales spontanées, ou encore les stratégies d’adaptation face aux contraintes matérielles.
C’est aussi là que l’on peut mieux comprendre les compétences des personnes ou leurs propres difficultés. Les confidences sont plus faciles à recueillir ; les témoignages sont plus authentiques tout simplement parce que l’on sort du rôle social préétabli de la rencontre dans un bureau au sein d’un service. La visite à domicile, c’est aussi prendre le risque de la rencontre dans des conditions que l’on ne maitrise pas. Et l’on comprend très bien ce qui peut freiner les professionnels pour s’engager dans cette pratique. La visite à domicile nous fait parfois sortir de notre « zone de confort ».
Dans le champ de la santé mentale, la Fondation « l’Élan Retrouvé » insiste sur la dimension thérapeutique de cette présence au cœur du quotidien. Elle permet de « soutenir les personnes dans leur vie quotidienne » et de maintenir un lien social fragilisé. Cette proximité spatiale favorise une relation de confiance progressive, essentielle pour accompagner les publics en rupture institutionnelle.
Un levier pour l’évaluation contextuelle
Dans le domaine de la protection de l’enfance, la visite devient un outil de connaissance et de compréhension précieux. Les travailleurs sociaux y décryptent les dynamiques familiales à l’œuvre à travers l’agencement des espaces, les marques d’attention entre parents et enfants, ou les traces de négligence. Cette observation participante permet de contextualiser les comportements et d’éviter les jugements hâtifs basés sur des critères purement normatifs.
Oui, mais voilà, dans le cadre d’une mesure d’assistance éducative, la visite à domicile transforme aussi le foyer en « espace de travail et de contrôle social ». Il faut bien comprendre que de nombreuses familles vivent mal cette intrusion dans leur vie personnelle. C’est là que les travailleurs sociaux vont mobiliser leur savoir-faire et leur expertise professionnelle pour évaluer les dangers et accompagner les familles.
Marc Bréviglieri a mené une enquête intéressante sur ce qu’il nomme : « la position du travailleur social dans les remous affectifs de la visite à domicile ». Il souligne combien cette immersion permet de saisir « les manières d’habiter » qui révèlent autant que les paroles. La présence répétée au domicile donne accès à une connaissance processuelle des situations, loin des instantanés parfois trompeurs des entretiens formels.
Contrairement au cadre contraignant des institutions, le domicile offre un terrain particulier où la personne accompagnée peut exprimer plus facilement ses besoins dans son environnement familier. Cette inversion symbolique des rapports de pouvoir facilite l’émergence de solutions adaptées au contexte réel de vie. Plusieurs assistants sociaux belges témoignent que certaines demandes n’émergent qu’après plusieurs visites, lorsque la confiance est suffisamment établie pour aborder des sujets sensibles.
La mise en confiance est essentielle. Il s’agit de construire une relation authentique et non un jeu de rôle. Le travailleur social est, lui aussi, « obligé » d’en quelque sorte se dévoiler. Il doit apporter les garanties de sa perception et compréhension de la personne qui l’accueille. Mais il ne faut pas se voiler la face. La VAD comme on la nomme communément est aussi une pratique à « haut risque ».
Le piège de la normalisation intrusive
La frontière entre observation professionnelle et intrusion dans l’intime reste fragile. En Belgique toujours, il existe une association de Défense des Allocataires Sociaux (ADAS). Elle s’oppose aux visites à domicile de façon impromptues et non annoncées. Cela va à l’encontre même de la pratique d’aide. Cela se comprend très bien. Qui aimerait que quelqu’un vienne chez soi sans prévenir et impose sa présence dans ce qui est notre refuge personnel ?
Certains centres médicaux sociaux que l’on nomme CPAS ont été vivement critiqués pour des pratiques abusives : inspection systématique des armoires et des frigos, relevé minutieux des objets personnels interprétés comme signes de « richesse cachée », voire surveillance des traces de vie conjugale. Ces dérives transforment le domicile en scène de crime potentiel, où chaque détail devient preuve à charge contre l’usager. Ces pratiques ont de quoi faire bondir. Faut-il rappeler que le contrôle est un métier qui est généralement défini par des textes, à l’exemple des contrôleurs assermentés de la Caf qui ont une mission claire : celle de contrôler. Il en est de même pour les policiers ou les enquêteurs.
Les travailleurs sociaux sont des professionnels de l’aide, du soin (dans le sens de prendre soin de) et de la protection. Leur mission est bien d’aider, de soutenir, de protéger tout en comprenant les motivations de telle ou telle personne dans une ou plusieurs situations particulières qui s’inscrivent dans un contexte. Comprendre une personne ne veut pas dire que l’on est d’accord avec elle. Ce n’est pas non plus une invitation à lui faire poser des actes que l’on réprouve.
Le malaise des professionnels face à ces missions de contrôle est donc tout à fait logique : une forme d’acceptation puis d’accoutumance progressive à des pratiques invasives de surveillance dénaturent le sens du travail. Ce glissement vers une logique sécuritaire questionne la finalité même de l’intervention sociale.
Les risques physiques et psychologiques
De nombreux travailleurs sociaux ont déjà vécu des situations à risque lors de visites à domicile : agressions verbales, menaces physiques ou exposition à des environnements inquiétants. Les risques sont plus importants dans les contextes de précarité extrême où se trouvent souvent des personnes qui ont des troubles psychiatriques, sont sujettes à des addictions. Il arrive aussi parfois que l’on soit directement témoin de violences intrafamiliales.
Les récits de certains intervenants décrivent des interventions en « terre inconnue ». Une certaine méconnaissance du quartier et l’isolement professionnel peuvent contribuer à augmenter les risques. La pression institutionnelle pour maintenir le contact avec des publics difficiles entre de temps en temps en conflit avec le droit à la sécurité des professionnels.
Il est quand même extrêmement rare que les visites à domiciles se passent mal. Certes, il peut y avoir des tensions, mais il y a aussi de bons moments passés avec les personnes qui accueillent. Et finalement, les bons souvenirs l’emportent largement sur ces moments délicats. Ils sont généralement liés à des incompréhensions vite levées dès lors que chacun s’explique… et s’écoute.
Il faut aussi reconnaitre que certaines institutions imposent des cadres d’intervention contradictoires. Elles demandent de cumuler missions d’aide et de contrôle, ce qui est souvent antinomique. Le Haut Conseil du Travail Social alerte sur les tensions éthiques générées par ce double rôle. Il prend exemple sur les procédures d’agrément où le même professionnel doit simultanément soutenir et évaluer. Cette schizophrénie professionnelle mine la relation de confiance et peut transformer ce qui est recueilli au domicile en champ de bataille institutionnel.
Pour ma part, je reste persuadé que le contrôle ne peut exister dans la relation d’aide qu’à la condition que la finalité de l’action soit le soutien de la personne. Par exemple, il est logique et normal qu’il puisse vérifier si telle personne peut obtenir telle ou telle aide extra légale en fonction non seulement de ses déclarations, mais aussi en fonction de pièces administratives. Quelles soient recueillies au domicile ou en entretien au bureau ne change pas grand-chose.
Le contrôle a du sens dès lors qu’il s’agit de protéger. Par exemple un enfant en danger. Tout cela peut clairement être expliqué à des parents sans que cela soit menaçant. En tout cas mon expérience m’indique que la clarté du positionnement est essentielle pour que les risques soient minimisés.
L’éthique comme boussole
Certaines structures comme la Fondation « l’Élan Retrouvé » ont clairement établi des règles du jeu s’appuyant sur l’éthique. Elle rappelle que « l’accord de la personne est un préalable à toute visite », sauf urgence vitale clairement établie. Ce principe exige une négociation permanente avec l’usager sur les modalités pratiques de la rencontre : horaires, présence éventuelle de tiers, durée des visites. Les refus doivent être respectés sans préjuger de leur légitimité, nécessitant parfois de repenser entièrement le mode d’intervention.
Si la personne ne veut pas de la visite d’un travailleur social pour être aidée, elle a naturellement le droit de refuser. Certaines ne l’osent pas. Mais dès lors qu’une mesure judiciaire est prononcé, son refus la mettra en porte-à-faux. Nous sommes alors dans un cadre d’une aide contrainte qui justifie une approche particulière. En tout cas les dés sont pipés comme l’explique l’ANAS.
Maintenir le secret professionnel dans l’espace privé devrait aussi être une préoccupation permanente. Les travailleurs sociaux peuvent par exemple se trouver dans des situations complexes où des voisins ou proches tentent d’obtenir des informations lors des visites. Cette pression sociale nécessite une clarification constante des rôles et des limites des interventions soumises au secret professionnel, pour préserver la relation de confiance avec la personne accompagnée. Car finalement qui accepterait que quelqu’un vienne à son domicile pour être aidé pour apprendre qu’un voisin ou qu’un membre de la famille en a eu des informations ?
L’immersion répétée dans l’intimité des familles peut aussi créer des liens affectifs ambivalents. Les professionnels doivent résister à la tentation de devenir un « ami » ou un « sauveur ». Je repense à un collègue fier de dire à l’équipe qu’il était resté déjeuner chez la personne qu’il avait visitée. Il ne prenait pas en considération le fait que la personne qui l’avait ainsi invité pouvait projeter sur lui des sentiments ambivalents et discutables. Mais c’est un autre sujet.
Il faut bien évidemment éviter toute froideur contre-productive. Rien n’empêche d’être chaleureux, à l’écoute et souriant lors d’une visite à domicile ou au bureau. Cela est même plutôt recommandé. Mais il ne faut pas oublier qu’il existe une tension permanente entre distance et proximité relationnelle qu’il faut pouvoir interroger. Cela peut se faire lors de réunion d’équipe avec une réflexion collective sur ce sujet. Je pense aussi que la supervision par un pair extérieur à l’institutioin employeur peut tout autant être utile.
Vers une déontologie pratique de la visite
Les visites dites « à risque élevé » doivent systématiquement faire l’objet d’un briefing collectif : analyse des antécédents, définition d’un protocole d’urgence, choix du binôme d’intervention. Certains services ont instauré des procédures actualisées en fonction d’éléments inattendus. Ce temps de préparation permet de mieux agir en connaissance de cause.
Je crois que nous sommes passés en quelques années d’une société de confiance à une société de défiance. Il faut donc pouvoir lever les ambiguïtés. L’intervenant qui propose sa visite à domicile devra expliquer clairement l’objectif de son passage et l’usage qui sera fait des observations éventuelles (rappeler par exemple que soumis au secret professionnel, il n’en fera rien sauf s’il s’agit de protéger un enfant ou une personne vulnérable. Ce rappel permet de désamorcer les craintes d’intrusion.
Il me semble qu’il y a différents cas de visites. Celles qui sont convenues avec des personnes que l’on connait bien et qui sont engagés dans un projet ne sont pas du même ressort que celles qui sont engagées auprès de personnes que l’on ne connait pas. On s’y prépare différemment.
Je repense à cet homme que j’avais rencontré à la demande d’un élu très inquiet pour son devenir en cette période de grand froid. Il m’avait bien accueilli, mais je ne savais pas sur qui j’allais tomber. Cela m’avait obligé à prendre des dispositions particulières. Une visite le matin plutôt que l’après-midi, l’expression d’une inquiétude attentionnée et une explication claire du pourquoi j’étais là à taper à la porte de son mobil-home. Bien qu’étant dans un état très dégradé, il avait accepté de me recevoir. Selon lui, tout allait bien alors que tout ou presque indiquait le contraire. Face à mon inquiétude, sans lui forcer la main, je lui avais proposé de repasser le lendemain puis les jours suivants en lui proposant plusieurs pistes. Une fois le lien créé, il fut plus facile de l’accompagner vers une démarche de soins dont il avait finalement grand besoin.
Réenchanter la visite à domicile par l’exigence éthique
La visite à domicile reste un outil irremplaçable pour appréhender la complexité des situations sociales. Mais sa légitimité dépend d’un engagement collectif à en faire un espace de coopération plutôt que de contrôle. Les principes éthiques ne constituent pas des freins à l’efficacité professionnelle, mais bien les fondations d’une relation d’aide respectueuse et durable.
L’avenir de cette pratique passe par une reconnaissance institutionnelle des risques encourus tant pour les usagers que pour les professionnels. Mettre en place de protocoles clairs garantissant le caractère volontaire et négocié de chaque intervention sera sans doute utile. (bien que je me méfie de l’excès des procédures). En faisant de la réflexion éthique un outil pratique plutôt qu’un discours idéaliste, nous pouvons transformer la visite à domicile en acte de reconnaissance de la dignité humaine dans ce qu’elle a de plus personnelle et intime. En tout cas j’en suis persuadé.
Sources pour aller plus loin :
- L’intervention sociale à domicile : synthèse des groupes « accompagnement » | Fapil
- Fiche info : Suis-je obligé d’accepter une visite à domicile ? | ADAS Bruxelles
- Les travailleurs sociaux et les professionnels exerçant à domicile Assistants maternels-Accueillants familiaux-Assistants familiaux | HCTS
- La visite à domicile, toujours la bienvenue ? | Fédération des maisons médicales santé-solidarité – Bruxelles
- Le soutien à domicile auprès des personnes âgées en perte d’autonomie : enjeux et dilemmes éthiqiues liés à la sécurité des travailleurs sociaux (mémoire de Sarah Fortin) | Université de Sherbrooke -Canada
- La décence du logement et le monde habité. Une enquête sur la position du travailleur social dans les remous affectifs de la visite à domicile – Marc Breviglieri | HAL Open science
- Travail social : interpréter le domicile en protection de l’enfance | Le Média Social
- Les visites à domicile – droits des usagers | L’élan retrouvé
- Interpréter le domicile, évaluer le danger. Les visites à domicile dans le champ de la protection de l’enfance Stéphane Léon & Claudie Rey | CAIRN Info
- L’aide contrainte en quelques mots | ANAS
Une réponse
C’est au domicile que j’ai vécu mes meilleurs moments professionnels, rencontres et entretiens.