Marie Mourez est assistante de service social depuis 2014. Elle vous propose aujourd’hui cette tranche de vie issue de sa vie au travail…
La loi des séries
Telle la loi des séries, une équipe de maraude se confronte, pour la première fois, à la question de la mort, qui se répète à six reprises en l’espace de quelques semaines. L’absorption de ces nouvelles funestes, reçues coup sur coup et accumulées, est abrupte pour les professionnels : la première n’est pas encore digérée que trois autres s’ingurgitent, quand la cinquième et la sixième se régurgitent.
Cette fichue loi des séries frappe fort !
Presque construit comme le scénario d’un épisode pilote de série policière, le premier décès surgit et perturbe un quotidien bien rôdé. Imaginez : Rachel et Daphné, assistante sociale et éducatrice spécialisée, démarrent leur vendredi matin par une maraude. Attention, il ne s’agit pas de n’importe quel vendredi ! Celui-là est la dernière journée avant leurs vacances bien méritées. Ainsi, Rachel et Daphné, légères et déjà en congés dans leurs têtes, n’ont qu’une hâte : que la fin de journée arrive vite !
Soudain, elles reçoivent un mail qui les informe du décès d’un homme sans-abri de 72 ans sur un secteur précis. Bien qu’aucune identité ne soit transmise, les deux professionnelles, qui connaissent leur territoire d’intervention et les publics en présence, n’envisagent qu’une seule possibilité de correspondance.
Voici le portrait de Jamil. Vieil homme usé par de nombreuses années d’errance, il vit dans un campement conséquent. Il porte une barbe grisonnante. Il est de corpulence fragile et fébrile. Il s’habille de haillons. Un déambulateur trône fièrement devant sa tente. Il dort à même le sol. Il n’a que très peu d’affaires personnelles. Grognon, il évite les échanges trop poussés et repousse les mains tendues.
Lorsque Rachel et Daphné rencontrent Jamil pour la première fois, quelques mois auparavant, elles sont immédiatement alertées par sa situation de vulnérabilité. Agé de 72 ans, l’homme est maigre, se plaint de douleurs aux jambes et évoque son incapacité à tenir debout. D’ailleurs, Rachel est obligée de l’aider physiquement à passer de la position couchée à assise car il n’y parvient pas lui-même.
D’ailleurs, Daphné appelle hâtivement les pompiers, avec l’accord de Jamil. D’ailleurs, alors que les urgentistes tentent de le mettre debout pour assurer un transfert, ils retombent avec lui sur sa tente.
La scène est déconcertante. Elle serait digne d’un épisode de série comique.
Ensuite, Jamil reste hospitalisé trois semaines, le temps de se requinquer. À sa sortie, une place en halte de nuit lui est réservée afin que des travailleurs sociaux instruisent une demande d’hébergement stable et adaptée. Cependant, Jamil, ne supportant pas le collectif, quitte la structure rapidement pour se réinstaller dans sa tente.
Alors, pendant plusieurs semaines, Rachel et Daphné se rendent régulièrement à sa rencontre afin de créer du lien et maintenir une veille sociale. Jamil ne cesse de répéter que des connaissances vont l’héberger bientôt. De ce fait, il refuse que toute démarche en ce sens ne soit entreprise par les travailleuses sociales.
Pourtant, un mercredi, Jamil est fatigué. Il est amaigri et son hygiène corporelle interpelle olfactivement. Il explique être en difficulté pour se nourrir. Son déambulateur lui permet uniquement de se déplacer sur une vingtaine de mètres. Ses voisins de rue l’aident à gérer son quotidien : ils lui rapportent ses portions de distributions alimentaires tous les soirs.
Jamil, en baisse de moral, accepte d’échanger sur la question de l’hébergement avec Rachel et Daphné. Il écoute les différentes modalités qui s’offrent à lui, autres que du collectif. Pour la première fois, Rachel et Daphné élaborent un projet de sortie de rue avec lui. Jamil accepte alors d’initier une demande d’hébergement et appuie, lui-même, l’urgence d’être mis à l’abri. Dès le lendemain, Rachel et Daphné commencent à rédiger un rapport social en ce sens.
Et puis arrive Vendredi.
En ce vendredi matin désolant, Jamil, par son âge avancé, est l’unique personne qui peut correspondre au signalement reçu. À leur arrivée sur son lieu de vie, Rachel et Daphné se retrouvent comme des personnages secondaires d’un épisode de série policière. Un corps gît, sous des couvertures de survie, quelques mètres en contrebas de la tente de Jamil. Le doute s’amenuise.
Une équipe de Police Judiciaire débarque au même instant, toutes sirènes hurlantes. Rachel et Daphné les observent soulever la couverture de survie, examiner le parapet par lequel l’homme aurait basculé, pour atterrir dix mètres plus bas. Des agents en uniformes sont postés autour du secteur, quand d’autres courent. Les minutes passent et la scène a tout d’une fiction. Rachel et Daphné sont interrogées par un Officier de Police Judiciaire (1), avant qu’il ne confirme l’identité du défunt : Jamil. À leur départ de cette scène de crime brulante, les services de l’identité judiciaire (2) investissent, à leur tour, les lieux.
Lors de cette matinée, les actions se suivent, s’enchaînent, se précipitent, se superposent. La réalité de la violence de cette mort et la vue de ce corps percent difficilement un état de sidération, de colère ou d’impuissance. Des sentiments d’injustice, de culpabilité et de tristesse traversent Rachel et Daphné. Cet évènement les ramène toutes deux dans l’ici et le maintenant, alors qu’elles étaient déjà au lendemain, à profiter de leurs vacances. Le retour de manivelle est brutal.
Pour Rachel et Daphné, il s’agit du premier décès d’une longue série. Dans ces conditions, nous pourrions imaginer le début d’une intrigue de série policière, aux codes bien huilés. Ainsi, chaque épisode narrerait des disparitions en série, d’individus sans-abri, dont personne ne se soucie.
- OPJ dans le langage de rue.
- L’identité Judiciaire est le service qui pourrait s’apparenter aux « Experts» scientifiques français tels une série américaine bien connue.
Marie Mourez, assistante sociale, travaille depuis plusieurs années avec des personnes à la rue sur Paris. En parallèle, elle écrit pour des revues spécialisées du travail social. Vous pouvez retrouver ses autres billets sur le site de Jacques Trémintin.
Si, comme Marie, vous souhaitez publier une tribune sur un sujet de votre choix dans ma case intitulée « point de vue », n’hésitez pas à me contacter à l’adresse mail suivante : didier[@]dubasque.org (retirez les crochets « [ » et « ] » mis là pour éviter que des robots s’en emparent). J’étudierai sans faute votre proposition de texte. Merci à vous.
Photo : portrait d’ un vieil homme sans abri par sosoa


