Mort de solitude

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Ludwig Maquet est consultant-formateur en travail social et en risques psychosociaux. Il intervient en analyse des pratiques professionnelles et supervision. Educateur de formation initiale, il est comme moi  co-directeur de collection aux Presses de l’EHESP. Il est aussi auteur et ancien chef de rubrique au regretté Lien Social. Ludwig vous propose un point de vue qui aborde la détresse des personnes âgées victimes d’isolement et de « mort sociale ». L’occasion de mieux comprendre cette réalité. 

 


750.000 personnes âgées sont en situation de « mort sociale », selon les Petits Frères des pauvres. La publication du 3ᵉ Baromètre « Solitude et isolement : quand on a plus de 60 ans en France », sonne une nouvelle fois les tocsins d’une urgence sociale et politique face à la situation de nos ainés. En effet depuis 2017, le nombre de personnes âgées en situation de mort sociale, c’est-à-dire comme désignant « une situation d’isolement extrême : des personnes âgées qui ne rencontrent quasiment jamais, ou très rarement, d’autres personnes », a augmenté de plus de 150 %, atteignant 750 000 personnes.

Ces personnes âgées vivent recluses, sans contacts amicaux, familiaux, associatifs ou de voisinage. Mais qu’appelle-t-on « mort sociale » ? Qu’est-ce que le vieillissement, ses causes et conséquences ? Comment comprendre l’isolement des personnes âgées et ses effets ? De quelles manières sortir de l’isolement et favoriser une prise en compte adaptée de nos ainés ? En voici quelques éléments de réflexion.

La mort sociale en chiffre

La réalité reflète une vraie tragédie. Ce sont des vies réduites au silence, allant parfois jusqu’à ce que l’on nomme la “mort solitaire”, c’est-à-dire quand des aînés sont retrouvés après plusieurs semaines, voire plusieurs mois, à leur domicile, sans que personne ne se soit inquiété.

A ce titre, les statistiques sont effrayantes. Elles donnent à voir un état des lieux de la situation de nos ainés dans notre pays, révélant aussi une non prise en compte politique malgré un diagnostic bien connu et les scandales à répétitions dans l’accompagnement de la vieillesse en institutions. Les chiffres font froid dans le dos. Ainsi, en autres.

  • 750.000 personnes âgées en situation de mort sociale sont concernées en 2025, soit + 42 % en 4 ans, + 150 % en 8 ans. Un chiffre qui pourrait augmenter à 1 million d’ici 2030, avec le vieillissement de la population.
  • 2 millions de personnes âgées sont isolées des cercles familiaux et amicaux, en 2025 et environ 1,5 million de personnes âgées ne voient jamais ou quasiment jamais leur famille proche, sans oublier ceux qui n’ont pas d’enfants ni de petits-enfants, ce qui représentent 3,2 millions de personnes.
  • 2,5 millions de personnes âgées se sentent seules tous les jours ou presque et environ 9 millions de personnes âgées ne sortent pas de chez elles tous les jours. Elles parlent à des murs qui ne leur réponde pas.
  • Les personnes de 80 ans et plus et les aînés pauvres sont les populations les plus à risque de solitude et d’isolement.

 

Ce constat, alarmant et répétitif, devrait pourtant nous faire réagir et nous amener à se poser la question du vieillissement, de son contexte. Qu’est-ce que vieillir ?

Le vieillissement, c’est quoi ?

femme agee reflechi main visageIl est commun de dire que la vie n’est pas un long fleuve tranquille et qu’elle entraine une succession de pertes : celle de l’enfance, de la jeunesse, du décès d’un parent, d’un enfant. Forcément, plus nous avançons en âge, plus ces pertes sont nombreuses, que ce soit la perte du travail par la retraite, la perte du rôle familial, la perte d’autonomie, de l’image de soi, des idéaux non réalisés et j’en passe. Certes, il est possible pour la personne âgée, de remplacer ces différentes pertes par de nouveaux centres d’intérêts. Mais lorsqu’elle n’y arrive pas, ou qu’elle n’en a pas possibilité pour diverses raisons, sociales, familiales, économiques ou géographiques, alors, le risque d’isolement et de repli sur soi est une menace vitale pour son existence.

Les effets plus importants du vieillissement se font sentir surtout avec l’arrivée du troisième âge et s’accélèrent après 75 ans. Ce vieillissement biologique entraine un déclin des capacités physiques et mentales d’une personne, tout en dépendant du vécu de la personne et de son état de santé, bien sûr.

Ainsi, face aux bouleversements liés à la vieillesse, la personne âgée se considère toujours comme une personne unique et en capacité de revendiquer ses exigences. A contrario, les pertes et changements de contexte peuvent amener à un certain désintérêt de son avenir, de son image corporelle, de son image sociale ou du goût de vivre. Dépréciation, peurs diverses, problèmes de communication et de comportements, perte du sommeil ou sommeil-refuge, perte de l’appétit ou inversement boulimie, pertes de mémoire, tristesse, déni de sa situation, refuge dans le passé ou encore désorientation temporo-spatiale font partis des troubles observés.

Des besoins spécifiques

Le besoin est un état d’insatisfaction dû à un sentiment de manque. Le besoin fondamental est essentiel à l’être humain pour se maintenir en vie et assurer son bien-être. Si ces besoins évoluent avec l’âge et selon les circonstances, ils peuvent être d’ordre physiques et physiologiques, psychologiques et émotionnels, sociaux et culturels. La personne âgée, en situation de dépendance, ne peut pas accomplir seule les actions appropriées pour satisfaire son ou ses besoins.

C’est pourquoi il est important de soutenir les activités intellectuelles, sensorielles et motrices de la personne âgée. Ceci afin d’optimiser l’accompagnement de l’entourage et dans lui-même.

Il est donc nécessaire d’encourager l’activité physique qui favorise le bien-être, améliore la santé et favorise l’autonomie. Mais aussi stimuler l’activité intellectuelle ou de loisirs en proposant des activités pour briser la routine et entretenir le moral et la curiosité. La solitude étant un profond ressenti d’ennui ou d’inutilité, de mise à l’écart, les contacts sociaux sont à privilégier pour les personnes en perte d’autonomie.

 

 

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 L’isolement des personnes âgées

La personne âgée revêt des caractéristiques, des besoins particuliers ; l’isolement, la mort sociale nécessite d’en explorer les causes et conséquences afin de proposer des pistes de résolutions.

Partons du postulat que la solitude peut être volontaire ou subie et qu’elle se manifeste par un manque de relations sociales, pouvant entraîner tristesse et mal-être. ​ L’isolement, quant à lui, est une forme plus grave de solitude, souvent imposée, où la personne se replie sur elle-même et éprouve des difficultés à établir des relations sociales. ​ Il touche particulièrement les personnes fragiles, comme les SDF, les personnes âgées, les individus en situation de précarité ou de handicap. ​Il y a des raisons. Ainsi, les causes de l’isolement incluent des divergences psychologiques ou physiques, des maladies comme la dépression ou l’anxiété, des changements de vie (déménagement, perte d’un proche, entrée en maison de retraite), et des ruptures sociales. Les signes d’alerte peuvent être un repli sur soi, la perte d’estime de soi, la fatigabilité, le relâchement des conventions sociales. ​

La dépression affecte gravement les personnes âgées et son entourage aidant, étant l’une des pathologies les plus fréquentes à cet âge. ​ Elle est souvent liée à des pertes multiples (amis, famille, capacités physiques et mentales) et à un horizon de vie limité. ​ Si les symptômes peuvent être masqués, rendant le dépistage difficile,​ la dépression chez les seniors entraîne un repli sur soi, une perte d’intérêt pour les activités, un refus de soin ou d’alimentation, et une baisse de l’estime de soi.

Elle est également fortement associée au suicide, avec une détermination accrue chez les personnes âgées : on enregistre au-delà de la classe d’âge des 70-75 ans, 3000 morts par suicide par an, ce qui représente 30 % de l’ensemble des suicides. Chez les plus de 65 ans, 75 % des décès par suicide concernent des hommes. Le suicide des personnes âgées est bien souvent un phénomène invisibilisé ou banalisé, encore tabou dans notre société performative. S’il est un enjeu sanitaire, le suicide des personnes âgées en devient un enjeu sociétal. Les moments critiques à ce titre, incluent l’annonce d’une maladie ou le départ en maison de retraite. ​

Il est donc établi que l’isolement social est un problème croissant, notamment chez les personnes âgées. Les conséquences peuvent être graves, d’où l’impérieuse nécessité de dépister et de traiter la dépression, ainsi que de prendre au sérieux les idées suicidaires chez la personne âgée.

Quelques préconisations non exhaustives pour « Sortir de l’isolement »

De manière générale, il est recommandé de maintenir des activités sociales, culturelles, sportives ou de loisirs. Il s’agit de favoriser les interactions sociales. ​Les réseaux sociaux (familial, amical, professionnel, associatif, de voisinage, virtuel) jouent aussi un rôle clé dans la lutte contre l’isolement. ​

Différents lieux d’accueil existent afin d’accompagner au mieux les personnes âgées et leurs proches aidants :

  • Les EHPAD, pour les plus connus, qui sont des établissements médicalisés. 24 heures sur 24, une équipe soignante est chargée d’assurer les soins nécessaires à chaque résident en fonction de sa situation personnelle.
  • Les logements-foyers sont eux, des établissements qui proposent des logements adaptés au vieillissement sans incapacité. Les résidents louent un logement vide, leur permettant de conserver une indépendance de vie, et de bénéficier de services collectifs.
  • Dans les résidences services, les personnes âgées vivent dans un logement indépendant et peuvent choisir de bénéficier de services collectifs Il s’agit de résidences commerciales, qui offrent des prestations de luxe, généralement peu, voire pas médicalisées.
  • Les hébergements temporaires et accueils à temps partiel sont des structures d’accueil à temps partiel pour les personnes âgées dont l’état de santé ne leur permet pas de rester à domicile de façon continue, ou qui ne le souhaitent pas. On y trouve diverses structures telles que l’hébergement temporaire, accueil limité dans le temps en cas d’absence des proches, de sortie d’hospitalisation, etc., ce qui peut également permettre à une personne âgée de se familiariser avec une maison de retraite ;
  • Les accueils de jour, destinés à des personnes vivant à domicile qui permettent de les accueillir pour une période allant d’une demi-journée à plusieurs jours par semaine, offrant aussi le répit du proche aidant ; les accueil de nuit, hébergement à temps partiel en maison de retraite destiné à des personnes vivant à domicile pour l’aide aux actes de la vie quotidienne, favorisant, là aussi, le maintien à domicile de personnes ayant une perte d’autonomie et le repos du proche aidant.
  • Les MAPA et MAPAD, et autres établissements d’hébergement diversifiés pour personnes âgées (résidence autonomie, hébergement intergénérationnel, village Alzheimer, etc.)

 

Quatre thématiques de solutions

Nonobstant ces préconisations communes, le baromètre des Petits Frères des Pauvres avance 4 thématiques de solutions. Elles se partagent entre prévention, repérage, habitat et lutte contre la pauvreté. A savoir :

  • Prévenir l’isolement social et le reconnaître comme un vrai enjeu de santé publique en intégrant systématiquement la solitude comme facteur de risque. Il s’agira de former les professionnels de médecine au repérage des signes d’isolement, d’adapter les messages de prévention, de mobiliser les acteurs de terrain, de chiffrer le coût économique de l’isolement social pour la société française.
  • Mieux repérer les personnes âgées isolées, ce qui constitue un défi technologique et humain en croisant des outils qui pourraient aider à détecter des signaux faibles.
  • Agir sur l’habitat et le lien social en inventant des lieux de vie plus solidaires, en soutenant des alternatives comme l’habitat partagé et repenser les territoires.
  • Lutter contre la pauvreté, facteur aggravant de l’isolement en  revalorisant le minimum vieillesse au niveau du seuil de pauvreté et en supprimant la récupération sur succession, qui dissuade de nombreuses personnes d’y recourir.

 

La prévention du suicide

La prévention des conduites suicidaires des personnes âgées passe par le repérage de la crise suicidaire et par l’évaluation du risque, à être attentif aux signes précurseurs. La Haute Autorité de Santé (HAS) avance d’ailleurs plusieurs points pour prendre en compte la souffrance psychique de la personne âgée, parmi lesquels :

  • La verbalisation explicite d’idées suicidaires dont les modalités sont assez précises ;
  • L’expression d’un sentiment de culpabilité ou de faute impardonnable ;
  • La rédaction d’une lettre d’adieu ou d’un testament ;
  • Un refus brutal de communication ou des aides habituellement reçues et acceptées ;
  • Une amélioration brutale et inexpliquée de l’humeur ;
  • Un niveau d’angoisse inhabituel ;
  • Une alcoolisation

La HAS souligne encore que « pour certaines personnes âgées, le passage à l’acte a lieu très peu de temps après la survenue de l’élément déclencheur. La rapide dégradation de l’état de la personne laisse alors peu d’opportunités d’observation des signes suicidaires. »

Redécouvrir le sens de la visite

La pandémie de la covid-19 a eu un impact profond sur nos proches âgés, notamment par l’interdiction des visites qui a engendré isolement, souffrance et tristesse. Le livre « Dis, tu reviendras ? » explore le rôle fondamental de la visite, considérée comme essentielle au lien humain et à la vie sociale, à travers des témoignages recueillis durant la crise sanitaire. L’auteur Roger Gil montre que les mesures préventives ont parfois entraîné des conséquences dramatiques pour les plus vulnérables, soulignant que visiter n’est pas anodin mais porteur de sens.

Cette suppression des visites en ephad a révélé un manque crucial, provoquant dépression et perte du goût de vivre chez certains résidents. L’auteur appelle à anticiper les effets des restrictions sur la condition humaine, rappelant que la visite est valorisée par toutes les religions, cultures et la littérature comme un acte d’attention et de maintien des liens familiaux. Son absence affecte la construction identitaire intergénérationnelle et cause bien des souffrances.

Il est alors capital de reconsidérer la dimension éthique et anthropologique de la visite. Elle participe au sens de la vie et au bien-être mental, au besoin d’une société plus attentive à l’Autre.

En guise de conclusion

Il parait qu’une société se juge à la manière dont elle traite les très jeunes et les anciennes générations. Au vu de la tendance démographique du vieillissement de la population, de nombreuses questions se posent quant à la prise en compte des personnes âgées. Il a été tenté ici de réfléchir à cette problématique de l’isolement et de la mort sociale d’une partie d’entre elles. Nous sommes nés, nos parents nous ont élevés et le vieillissement avançant, nous devenons chacun notre tour, parent de nos propres parents. Finalement, nos

« vieux vivent au bord de la banlieue, un petit coin silencieux. On y va un dimanche sur deux obligés un peu.  Des fleurs parfois, ça peut ensoleiller les lieux. Et pour le père, un petit condrieu. Est-ce qu’y seront heureux ? Le regard toujours malicieux, le geste gracieux, grande âme, gentil Monsieur, vivent à petit feu. Et si l’amour c’est de l’hébreu, ô sûrement pas pour eux. Entre frangins, frangines, c’est affectueux. On les appelle nos vieux. »  (Nos vieux, Renaud)

 


Photo : Ludwig Maquet

Note : Si, comme Ludwig, vous souhaitez publier une tribune sur un sujet de votre choix dans ma case intitulée « point de vue », n’hésitez pas à me contacter à l’adresse mail suivante : didier[@]dubasque.org (retirez les crochets « [ » et « ] » mis là pour éviter que des robots s’en emparent). J’étudierai avec plaisir votre proposition de texte. Merci à vous.

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