Adieu au chèque ? La menace d’une fracture sociale silencieuse

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L’annonce récente de la disparition programmée du chèque, notamment pour les paiements auprès du Trésor public, n’est pas sans poser un certain nombre de questions. Derrière la modernisation affichée, cet abandon soulève des questions majeures de solidarité et d’égalité — surtout pour les populations rurales et âgées qui risquent d’être laissées de côté dans cette transformation numérique galopante.

Le chèque : dernier vestige d’un monde papier ?

Jusqu’au tournant des années 2000, le chèque incarnait la simplicité du quotidien. Il servait aussi bien pour régler les impôts, la cantine, ou envoyer un cadeau. Cette pratique, bien qu’en chute libre (moins de 3 % des transactions aujourd’hui contre plus de 37 % en 2000), reste encore précieuse pour celles et ceux qui vivent loin des grandes villes ou n’ont jamais franchi le pas du sans-contact ou de la carte bleue.

La disparition du chèque trouve ses raisons dans le coût élevé de son traitement. Et puis il y a la recrudescence des fraudes, sans oublier la facilité des nouveaux moyens dématérialisés. Pourtant, derrière cette logique d’efficacité et de sécurité, une autre réalité s’impose : dans les territoires ruraux, là où la dématérialisation avance plus lentement, le chèque reste une solution familière, parfois la seule alternative réellement accessible.

La ruralité en première ligne de la dématérialisation

Les territoires ruraux, déjà frappés par la fermeture des agences bancaires et l’éloignement des services publics, sont les premiers concernés. Selon la Banque de France, 88 % des chèques encore utilisés en Europe proviennent de France, signe d’une particularité nationale où tout le tissu social n’est pas prêt à tourner la page du papier.

Qui est concerné, alors, par cette bascule ? D’abord, les aînés, souvent peu à l’aise avec la gestion des codes et terminaux bancaires, mais aussi de nombreux usagers aux revenus modestes, pour qui le chèque, gratuit et rassurant, reste un repère. Dans les campagnes, la proximité des services bancaires est en train de disparaitre ; à cela s’ajoute la fracture numérique et une défiance vis-à-vis d’innovations perçues comme complexes ou fragiles.

Des travailleurs sociaux qui vont être impactés

La disparition du chèque va immanquablement accroître le besoin d’interventions sociales. Les professionnels qui œuvrent auprès des publics fragiles et des personnes âgées — assistants sociaux, agents des maisons France Services, bénévoles d’associations locales — seront appelés à jouer un rôle pour prévenir les situations d’exclusion.

Leur travail ne se limitera pas à l’information. il s’agira d’un accompagnement individualisé : explications pas à pas, médiation avec les banques, aide à l’installation d’outils numériques ou recherche de solutions alternatives. Les relais associatifs et les intervenants sociaux apparaissent alors comme indispensables pour éviter qu’une réforme technique ne devienne, pour certains, une punition silencieuse.

Dématérialisation : quels risques pour le vivre-ensemble ?

Beaucoup d’élus locaux et de représentants des usagers s’inquiètent : et si la fin du chèque aggravait encore la « désertification bancaire » déjà à l’œuvre en secteur rural ? De nombreuses communes peinent désormais à maintenir un distributeur de billets, malgré quelques rares initiatives privées — comme les DAB non bancarisés déployés par Brink’s.

Le chèque permettait, lui, de s’affranchir de la rareté des infrastructures bancaires. Sa suppression, sans offre alternative suffisante, pourrait distendre davantage le lien social, marquant d’une pierre blanche la fracture entre France connectée et France oubliée.

Adapter la modernisation à la diversité des réalités

L’État a la responsabilité de garantir l’accès effectif à des moyens de paiement adaptés à tous les citoyens. Si la dématérialisation s’accélère, elle doit impérativement être accompagnée de mesures transitoires : généralisation de formations / informations sur les usages des moyens numériques. On peut imaginer un maintien ponctuel du chèque pour certains publics. Il sera nécessaire aussi de revenir à la bonne vieille permanence d’accueil, là où il serait possible de promotionner des alternatives accessibles (paiement en espèces, prélèvement, virements référencés).

Certes, il y a la montée en puissance des maisons France Services, points d’accès multiservices déployés dans les zones rurales.  Elles peuvent offrir soutien et information sur les nouveaux moyens de paiement. Mais il faudra sans aucun doute une mobilisation des travailleurs sociaux pour démystifier les nouvelles pratiques et rassurer les personnes les plus réticentes.

Réduire la fracture numérique  : une priorité sociale

Plus en profondeur, l’instauration d’une société « tout numérique » bouleverse la notion même de citoyenneté. Renoncer au chèque sans pallier les inégalités d’accès au numérique, c’est courir le risque de basculer une partie de la population dans l’impuissance et l’isolement.

Face à cette tentation de l’uniformisation, nous devrions refuser la facilité d’une réforme imposée sans dialogue. Écoutons les témoignages de celles et ceux, comme Michel, 91 ans, qui voient encore dans le chèque « une solution de repli ». Ce n’est pas tant une question de nostalgie que de dignité et de respect du rythme de chacun. Allons-nous pouvoir garder cette  capacité à vivre en société sans injonction à la conformité technologique ? Je me pose une autre question. Vers quel monde allons-nous d’ici à une dizaine d’années ?

Ouvrir le débat, préparer l’avenir

La disparition du chèque n’est pas une simple une bascule technique : elle met au défi notre capacité collective à faire société. En créant le débat qui associe les usagers et leurs représentants, nous pourrions faire de cette transition une impulsion pour plus d’inclusion et de solidarité.

Le monde rural, les personnes âgées, toutes celles et tous ceux qui se sentent laissés pour compte demandent à être entendus, soutenus, respectés. Il appartient à chacun — citoyens, élus, professionnels du travail social — de ne pas accepter que l’efficacité se fasse au détriment de la justice. Soyons vigilants, mobilisés et créatifs. La transition vers un monde sans chèques ne doit exclure personne, mais cela est sans doute un vœu pieux.

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Image : Freepik

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