Comment faire face aux addictions qui se développent et nous rendent parfois démunis ? L’association Aurore vient de publier un argumentaire qui devrait interpeller tous les travailleurs sociaux. Face à l’explosion de la consommation de drogues dans notre pays et à une politique publique qui reste majoritairement répressive, cette association d’accompagnement médico-social en appelle à une réforme en profondeur. Son message est clair : seule une approche fondée sur la santé publique, l’autonomie et les droits des personnes permettra de répondre aux enjeux actuels. C’est un plaidoyer courageux qui mérite qu’on s’y arrête tout simplement parce que cette approche est celle portée par les travaileurs sociaux.
Des chiffres qui donnent le vertige
Regardons d’abord les constats chiffrés, car ils sont éloquents. En France, près de 5 millions de personnes consomment régulièrement du cannabis. En 2023, 9,4 % des adultes déclarent avoir déjà consommé de la cocaïne, contre 5,6 % en 2017. Ces données révèlent une réalité que beaucoup préfèrent ignorer : la consommation de drogues est partout, quel que soit l’âge ou la situation sociale.
Bien évidemment cette réalité a un coût. Le coût social des drogues illicites atteint près de 8 milliards d’euros selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT). Celui de l’alcool s’élève à 102 milliards et celui du tabac à 156 milliards d’euros. Face à ces chiffres vertigineux quand on les comparent aux économies budgétaires demandées par le gouvernement, on pourrait s’attendre à une politique publique ambitieuse, diversifiée, à la hauteur des enjeux. Or, force est de constater que les réponses restent essentiellement sécuritaires.
Une loi de 1970 qui a fait son temps et une réponse sécuritaire de près de de 2 milliards d’euros
Dans son communiqué, l’association pointe du doigt un problème structurel avec la loi du 31 décembre 1970 qui encadre encore aujourd’hui la politique française en matière de drogues et d’addictions. Cette loi repose sur une ambivalence fondatrice : le consommateur y est considéré à la fois comme un délinquant et comme un malade pouvant bénéficier de soins. Cette double approche a conduit à un déséquilibre majeur où l’orientation répressive prime largement sur les approches de santé publique.
Les chiffres budgétaires parlent d’eux-mêmes. Ils sont éloquents.La réponse sécuritaire coûte près de 1,8 milliard d’euros chaque année en moyens policiers. En comparaison, le montant alloué en 2024 à l’ensemble des structures médico-sociales spécialisées s’élevait à environ 1 milliard d’euros. Cet écart illustre parfaitement le déséquilibre dénoncé par l’association.
Malgré cela, la lutte contre le narco-trafic n’a pas permis de réduire le nombre de personnes dépendantes, ni la consommation de drogues, ni même leur prix. C’est un constat d’échec qu’il faut avoir l’honnêteté de regarder en face. La lutte contre le trafic ne pourra en aucun cas se substituer à l’approche médico-sociale.
Déconstruire les préjugés
L’un des points forts de ce plaidoyer concerne la volonté de déconstruire les représentations autour des usages de drogues. Ces représentations ne font que créer du rejet sans permettre d’identifier des solutions. L’arrivée permanente de produits nouveaux, la hiérarchisation morale des consommations ou encore l’invisibilisation des usages « socialement acceptés » freinent l’accès aux soins et à la prévention. Les discours politiques sécuritaires censés être payants électoralement sont inefficaces.
Je me souviens ce que disait Henri De Choiseul Praslin avocat à Saint Nazaire et aujourd’hui disparu. Il avait écrit un livre dont le titre disait l’essentiel : « La drogue, une économie dynamisé par la répression. Paru aux presses du CNRS, ce livre démontrait combien les Etats favorables au « tout répressif » faisaient fausse route et n’entravait en rien le développement de ce fléau. Car il faut dire aussi que sur ce sujet nous ne sommes pas toujours cohérent
Un chiffre illustre parfaitement ce décalage entre discours et réalité. Alors que 73 % des Français se disent favorables aux salles de consommation à moindre risque, seuls 20 % les accepteraient dans leur quartier. Leur efficacité en matière d’ordre public a pourtant été démontrée par de nombreuses études et expériences internationales. Ce décalage révèle un manque criant d’information et une perception déformée de ces établissements qu’il est urgent de déconstruire.
Une expertise de terrain qui fait la force du propos
Ce plaidoyer est particulièrement solide caril s’appuie sur une expertise consolidée. Aurore gère pas moins de 21 dispositifs spécialisés (Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogues, Centres de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie, communautés thérapeutiques…). L’association propose à la fois des parcours vers l’abstinence pour ceux qui le souhaitent et le peuvent, et une prise en charge médico-sociale pour limiter les conséquences de la consommation sur la santé, ce qu’on appelle la réduction des risques.
Florian Guyot, directeur général de l’association, le dit sans détour : « Aujourd’hui, les drogues sont présentes partout, dans toutes les communes et tous les milieux. Il ne s’agit plus de choisir entre interdiction et permissivité, mais de construire une politique pragmatique qui accompagne les personnes là où elles sont, dans le respect de leur dignité. »
Ce regard plutôt lucide et humaniste rejoint ce qui fonde, dans le travail social, l’éthique du « prendre soin » et de l’accompagnement digne. À cet égard, la réduction des risques, les dispositifs d’analyse de produits, la diversification de l’offre de traitements de substitution aux opioïdes, mais aussi la reconnaissance de la pair-aidance, sont autant de réponses de terrain que les pouvoirs publics tardent à généraliser, alors même que leur efficacité n’est plus à prouver.
Des recommandations concrètes et pragmatiques
Ce plaidoyer ne se contente pas d’un constat critique. L’association Aurore formule des recommandations précises et opérationnelles qui méritent d’être largement diffusées :
- Pour un débat de société sur la politique de lutte contre les drogues, il faut réviser la loi de 1970. L’objectif est de donner la priorité à la santé publique, de permettre de parler des drogues sans limiter l’information, et de dépénaliser l’usage personnel et encadrer l’usage thérapeutique du cannabis.
- Pour mieux répondre aux enjeux liés à l’usage d’opioïdes il est recommandé de développer l’analyse des produits comme prévu par la loi de 2016. L’objectif est aussi d’améliorer l’accessibilité aux traitements de substitution en diversifiant l’offre (y compris injectable), et de reconnaître la naloxone comme traitement de droit commun.
- Face à la cocaïne et au crack, il s’agit d’ouvrir les espaces de consommation aux pratiques d’inhalation en développant l’hébergement spécialisé. Bien évidemment il d’agit en même temps de proposer des accompagnements psychologiques et l’accès au droit. Le but est d’améliorer les propositions qui permettent d’espacer les consommations.
- L’hébergement généraliste doit aussi être repensé. Il s’agit de former les intervenants sociaux des structures d’hébergement aux pratiques de réduction des risques. Il faudrait pérenniser les dispositifs spécifiques pour usagers actifs et repenser les pratiques autour de l’alcool en privilégiant un encadrement sécurisant plutôt que l’interdiction : autant de propositions de bon sens qui permettent de travailler sur l’addiction et non de rejeter ceux qui consomment.
- Aurore plaide également pour renforcer les soins résidentiels. Cette approche favorise la stabilisation des consommations et le sevrage, en augmentant le nombre de structures mettant en œuvre la méthode Minnesota et en diversifiant les profils accueillis (femmes, jeunes, non francophones).
- Un point particulièrement intéressant concerne la pair-aidance. Il serait fort utile de créer un référentiel national pour l’encadrer et de former les professionnels à travailler avec des travailleurs pairs. C’est une reconnaissance du savoir expérientiel qui fait encore trop souvent défaut dans nos pratiques.
- Enfin, il s’agit d’intégrer les dispositifs de réduction des risques dans la ville : il faudrait pérenniser et développer les Haltes Soins Addictions avec des zones d’inhalation pour le crack, faciliter l’intégration de l’usage supervisé dans les établissements accueillant des personnes usagères de drogues, intégrer l’analyse des produits sur site en temps réel.
Ce que cela implique pour le travail social
Ce plaidoyer de l’association Aurore questionne directement nos pratiques professionnelles. Comment accueillons-nous les personnes ayant des problèmes d’addiction dans nos structures ? Sommes-nous suffisamment formés à la réduction des risques ? Avons-nous intégré une approche non stigmatisante et respectueuse de l’autonomie des personnes ?
Dans les structures d’hébergement d’urgence, dans les services sociaux de secteur, dans les établissements de protection de l’enfance, les questions d’addiction sont omniprésentes. Pourtant, combien de professionnels se sentent démunis face à ces situations ? Combien de structures maintiennent des règlements intérieurs inadaptés qui excluent plutôt qu’ils n’accompagnent ?
La question de l’alcool dans les hébergements est particulièrement prégnante. Aurore recommande de repenser les pratiques en privilégiant un encadrement sécurisant plutôt que l’interdiction. C’est un vrai changement de paradigme qui demande de faire confiance à la capacité des personnes à être actrices de leur parcours.
Un appel qui doit être entendu
L’évolution des marchés, la disponibilité des produits et la violence des trafics a produit des réponses essentiellement sécuritaires au détriment d’une approche fondée sur la santé publique et la dignité des personnes. C’est un message qu’il faut relayer largement, car seule une approche équilibrée entre ordre public et santé publique pourra répondre efficacement aux défis que représentent les drogues et les addictions aujourd’hui.
J’aime bien cette idée qui nous rappelle qu’il nous faut pour avancer marcher sur nos deux jambes. C’est la même chose pour que les politiques publiques réussissent. Il leur faut s’appuyer sur deux jambes : santé publique et sécurité. Or, aujourd’hui, la jambe sécuritaire écrase la jambe sanitaire. Il est temps de rééquilibrer notre approche, non pas par naïveté ou complaisance, mais par pragmatisme et efficacité.
Sources
- Addictions : Aurore appelle à une politique fondée sur le soin, l’autonomie et les droits des personnes
- Télécharger le communiqué de presse
- Le bénéfice des Haltes Soins Addictions : un dispositif à pérenniser | association addictions France



