Saül Karsz organise avec ses collègues du réseau « Pratiques Sociales » des journées d’études qui se tiendront les 8 et 9 décembre prochains à Paris. C’est l’occasion de l’interroger sur sa vision de ce qu’il est important de faire aujourd’hui. En effet, ces journées s’intitulent « Interventions sociales, éducatives, thérapeutiques au temps du néolibéralisme avancé : désastre ou opportunité ? ». La période actuelle que nous vivons n’est pas favorable à la reconnaissance des pratiques sociales d’aide et de soin. Comment se positionner aujourd’hui ? Voici ce que nous dit Saül qui est loin d’être indifférent face à ce que vivent actuellement les travailleurs sociaux.
Bonjour Saül, « L’heure n’est plus à la plainte ! », dites-vous. Pourquoi ce ton si ferme ?
Saül Karsz : Bonjour Didier, je dis cela parce que nous sommes entrés dans une nouvelle phase. Les diagnostics sont connus, les constats répétés depuis des années : précarisation des métiers du soin, de l’éducation, du social ; pression croissante sur les professionnels ; réduction des marges de manœuvre.
Mais répéter ces constats sans passer à l’action, c’est désormais de la complicité par omission. L’heure n’est plus à décrire la maladie. Elle est à soigner le mal, c’est-à-dire à réinventer nos pratiques.
« Le néolibéralisme a gagné la bataille culturelle : un constat incontournable »
DD : Vous parlez d’une « révolution culturelle néolibérale ». En quoi consiste-t-elle, selon vous ?
Saül Karsz : Le néolibéralisme n’est pas seulement une politique économique. C’est une transformation profonde de notre rapport au monde, à la vie, à l’autre. Il a imposé une manière de penser qui privilégie le « comment faire » au détriment du « pourquoi faire ». On nous demande d’être efficaces, rapides, mesurables — mais rarement de questionner les finalités de nos interventions.
Le néolibéralisme accentue les modalités capitalistes de production économique, l’usage ouvertement discriminatoire des lois et des règlementations. N’oublions pas non plus la répartition systématiquement inégalitaire des biens et des services. Il s’agit aussi, c’est le point central ici, d’une véritable révolution culturelle, quoique doublée d’une inculture crasse sur maints sujets.
Cette culture a envahi tous les champs : le social, l’éducation, la santé. Elle s’est insinuée dans nos référentiels, nos grilles d’évaluation, nos manières de parler aux usagers. Le sens commun est aujourd’hui imprégné de logiques de performance, de gestion des risques, d’individualisation des problèmes. Comme l’ont montré les travaux de Pierre Dardot et Christian Laval, ce n’est pas qu’une crise du système : c’est une mutation du vivre-ensemble. Et cette mutation, nous y participons parfois malgré nous.
« Le travail social n’est pas innocent : il est traversé de contradictions »
DD : Vous dites que les professionnels ne sont pas seulement des victimes. Qu’entendez-vous par là ?
Saül Karsz : Il est légitime de se plaindre quand on travaille dans des conditions impossibles. Mais il faut cesser de croire que le mal vient uniquement de l’extérieur. Le travail social, l’éducation, la santé ne sont pas des bastions homogènes. Ils sont traversés de clivages, de tensions, de contradictions.
Il y a des professionnels qui résistent au néolibéralisme, d’autres qui s’y adaptent, d’autres encore qui l’incarnent. Certains renforcent l’autonomie des usagers, d’autres les infantilisent. Certains mettent en œuvre des pratiques innovantes, d’autres appliquent des protocoles aveugles.
Et ce n’est pas qu’une question d’opinion politique ou syndicale. C’est une question de pratique concrète : comment on nomme les situations, comment on traite les personnes, comment on conçoit leur souffrance.
« La plainte est un piège moral et politique »
DD : Pourquoi dites-vous que « l’heure n’est plus à la plainte » ?
Saül Karsz : Parce que la plainte, répétée à l’infini, devient un refuge. Elle donne bonne conscience, elle dénonce les maux du système — mais elle ne propose rien. Pire : elle entretient une posture de victime, comme si nous n’avions aucun pouvoir d’agir.
Or, il existe des marges de manœuvre. Des établissements inventent d’autres manières de faire. Des professionnels créent des espaces d’écoute, de rencontre, de co-construction. Des usagers eux-mêmes refusent le rôle de bénéficiaire passif et disent autre chose : une exigence de dignité, de reconnaissance.
La plainte, si elle n’est pas dépassée, devient un fonds de commerce : on se plaint, on se rassure, on reste immobile. Mais le monde change. Et si nous ne changeons pas avec lui, nous serons dépassés.
DD : Quelle est la sortie de crise nous proposez-vous ?
Saül Karsz : Le cœur du problème, c’est la stratégie d’intervention. Ce n’est pas anodin de dire qu’une personne a des « difficultés » ou qu’elle cherche des « compromis vivables ». Dans le premier cas, celui de la prise en charge, on la voit comme fragile, carencée, dépendante. On lui parle de couches, de biberons, de gestion du quotidien. Dans le second, celui dela prise en compte, on la reconnaît comme un sujet actif, doté de ressources, de désirs, de pensées. On peut alors aborder avec elle des questions philosophiques, sociales, politiques — celles que toute vie contient.
J’ai pu expliquer par le passé la différence entre la « prise en charge » et la « prise en compte ». Entre « faire pour » et « faire avec ». C’est un choix éthique, pas technique.
DD : Vous évoquez un autre danger : le « psychisme-omni-explication ». Qu’est-ce que c’est ?
Saül Karsz : C’est une posture très répandue : tout ramener au psychisme individuel. Vous avez des problèmes familiaux ? C’est un traumatisme. Cet enfant rencontre des difficultés scolaires ? C’est un trouble du comportement. Vous êtes au chômage ? C’est une carence narcissique ou pire encore une paresse.
Cette vision transforme le psychisme en explication universelle. Elle occulte les déterminants sociaux, économiques, politiques. Elle est très compatible avec le néolibéralisme : « la société va bien, ce sont les individus qui dysfonctionnent ».
Or, le psychisme n’est qu’une dimension parmi d’autres. Il éclaire, il éclaire partiellement. Mais il ne doit pas devenir un alibi pour ne pas regarder ailleurs : les inégalités, les discriminations, les politiques publiques.
DD : Vous parlez aussi d’éthique comme d’un « beau terme » qui reprend toute sa saveur. En quoi ?
Saül Karsz : L’éthique, ce n’est pas un code de déontologie posé sur une étagère. C’est une prise de responsabilité. C’est reconnaître que nos choix de pratique ont des conséquences. Que nous ne sommes pas neutres. Que nous participons, par nos actes, à construire un monde plus ou moins cruel.
L’éthique, c’est aussi admettre que nous avons une co-responsabilité dans la situation actuelle. Pas de culpabilité — ce n’est pas un sentiment moral. Mais une reconnaissance objective : si des marges de manœuvre existent, alors nous sommes aussi responsables de ne pas les utiliser. Et c’est là que le changement devient possible.
« Transformons nos résistances en création »
DD : Comment passer de la résistance à la création ?
Saül Karsz : En cessant de penser que tout est bloqué. Des collectifs professionnels, des groupes d’analyse de pratiques, des équipes innovantes montrent qu’on peut faire autrement.
Le temps manque ? Oui, sous le néolibéralisme, le temps est une marchandise. Mais la disponibilité, elle, n’est pas qu’une question de durée. C’est une posture. Elle se construit, elle s’invente, elle se partage.
Et surtout : chaque professionnel, chaque équipe, peut choisir. Choisir de nommer autrement. D’écouter autrement. D’agir autrement. Ce ne sera pas la révolution du jour au lendemain. Mais ce sera une contribution modeste mais effective à un autre monde
« Agissons dans un sursaut éthique »
DD : En résumé, quel est votre message pour les professionnels du social, de l’éducation, de la santé ?
Saül Karsz : Arrêtons de nous plaindre. Pas parce que la situation n’est pas grave — elle l’est. Mais parce que la plainte ne suffit plus. Regardons en face nos contradictions. Examinons nos pratiques. Choisissons nos stratégies. Soyons lucides sur nos compromis.
Et surtout : agissons. Pas dans l’illusion du tout-puissant, mais dans la conviction que chaque geste compte. Que chaque parole, chaque décision, chaque regard, construit ou détruit du lien.
L’heure n’est plus à la plainte. Elle est au sursaut éthique.
DD : Merci Saül !
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Photo : Pratiques sociales