J’ai été alerté par des parents qui constatent que leur enfant est devenu complètement obnubilé par un jeu vidéo sur smartphone qui s’appelle Brawl Stars. Après de multiples recherches sur internet j’ai pu constater que le nom de ce jeu revient de plus en plus souvent sur les lèvres des professionnels d’addictologie. Ce jeu mobile rassemble plus de 73 millions de joueurs dans le monde. Certains collégiens (principalement des garçons) y jouent quasiment tout le temps du moins dès qu’ils le peuvent. Ce jeu cristallise aujourd’hui les préoccupations des spécialistes de l’addiction et des familles.
Ce n’est pas une simple distraction numérique. C’est un phénomène qui révèle des mécanismes neurobiologiques et comportementaux. Ils interrogent profondément notre rapport collectif aux écrans et à leurs effets sur le développement des adolescents.
Une addiction en pleine expansion
Le Dr Olivier Phan, pédopsychiatre et chef du service d’addictologie de la clinique de la Fondation santé des étudiants de France à Sceaux, confirme cette tendance préoccupante : « Chez les centaines de joueurs qu’on voit chaque année, Roblox et Brawl Stars arrivent en tête ». Cette observation, loin d’être anecdotique, s’inscrit dans un contexte plus large où les professionnels de l’addiction constatent une augmentation significative des consultations liées aux jeux vidéo chez les mineurs.
Les chiffres sont éloquents : selon les données les plus récentes, 2 à 10% des adolescents présentent un usage excessif des jeux vidéo nécessitant une prise en charge spécialisée. Cette progression s’accompagne d’une modification qualitative des patterns de jeu, avec une prédominance des titres multijoueurs accessibles sur smartphones, dont Brawl Stars constitue l’archétype parfait.
Les ressorts de la captation de l’attention
Pour comprendre l’emprise particulière de ce jeu, il convient d’analyser ses mécanismes de fonctionnement à l’aune des connaissances neuroscientifiques actuelles. Brawl Stars mobilise ce que les spécialistes nomment le système dopaminergique de récompense, un circuit neuronal fondamental qui régit nos motivations et nos apprentissages.
Contrairement aux jeux vidéo des générations précédentes, qui proposaient une progression linéaire et prévisible, Brawl Stars fonctionne sur le principe de la récompense variable et imprévisible. « Le cerveau est en quête de dopamine, hormone du plaisir » , explique le Dr Phan, soulignant que cette quête de récompense aléatoire active particulièrement les circuits de la motivation. Les recherches en neurosciences confirment que l’imprévisibilité d’une récompense maximise l’activation du système dopaminergique , créant un renforcement comportemental particulièrement puissant.
Cette activation n’est pas sans rappeler les mécanismes observés dans les addictions aux jeux de hasard et d’argent. Une étude récente indique que « les joueurs compulsifs présentaient des niveaux d’excitation nettement plus élevés lorsque de la dopamine était libérée dans leur cerveau, par rapport aux personnes en bonne santé ». Si les mécanismes ne sont pas identiques entre jeux vidéo et jeux d’argent, les similitudes neurobiologiques interrogent sur les effets à long terme d’une exposition précoce à ces stimuli.
Brawl Stars repose, en plus de ses mécanismes de récompense, sur d’autres leviers puissants qui accentuent l’implication et la dépendance du joueur, notamment chez les adolescents. Parmi ceux-ci, il faut souligner la crainte de « tout perdre » lorsque l’on cesse de jouer, et la pression sociale forte liée à la compétition entre collégiens. Ces ressorts, décrits par plusieurs experts, jouent un rôle fondamental dans le rapport au jeu et l’impact sur la vie sociale et scolaire des jeunes joueurs.
La peur de la perte : un engrenage psychologique
Brawl Stars est construit autour de mécaniques qui suscitent l’angoisse d’être « largué ». Le joueur est incité à revenir quotidiennement pour ne pas perdre sa progression ou ses récompenses. C’est un principe renforcé par l’existence de coffres à timer aléatoire et d’objectifs qui disparaissent s’ils ne sont pas remplis dans des délais imposés.
Cette stratégie crée un sentiment d’urgence : l’adolescent doit jouer tous les jours sous peine de voir ses efforts et ses trophées lui échapper. Cette dynamique, qui rappelle celle du jeu d’argent, nourrit une boucle d’anticipation anxieuse et encourage la répétition des sessions de jeu, entretenue par la promesse de la récompense et la peur de la rétrogradation.
La compétition et la pression sociale : un vecteur d’exclusion
Au collège et dans les groupes de pairs, le statut social peut se jouer en partie sur la réussite dans le jeu. Le système de classements et de rangs visibles renforce les comparaisons entre adolescents, encourage la compétition et génère une anxiété sociale : « Si je ne joue pas, non seulement je perds mes trophées, mais je risque de perdre mes amis ». Cette dynamique d’exclusion existe en ligne, mais aussi dans la réalité : l’adolescent qui sort du circuit compétitif instauré avec ses camarades de classe. Il peut se sentir marginalisé au sein de son groupe car les échanges et les discussions sont souvent centrés sur les stratégies et exploits virtuels de chacun. C’est un monde de compétition.
Pour les adolescents déjà fragilisés ou en manque de confiance, le jeu devient à la fois un refuge et un terrain d’injonctions, où la validation sociale s’obtient par le résultat virtuel. L’impact sur les relations réelles est paradoxal : plus le jeune joue pour se sentir intégré, plus il risque l’isolement si sa pratique échappe à son contrôle ou suscite l’inquiétude parentale. Ce cercle vicieux crée parfois des tensions familiales et scolaires, accentuées par les mécanismes addictifs et le temps d’écran croissant. Ces problèmes sont préoccupants au point que des professionnels de l’accompagnement, addictologues et travailleurs sociaux repèrent une hausse des mécanismes d’exclusion et de rupture du dialogue familial. Ces deux points seraient liée à ces ressorts sociaux du jeu.
Un public particulièrement vulnérable
L’âge des utilisateurs de Brawl Stars constitue un facteur aggravant significatif. Les données disponibles indiquent que 61% des utilisateurs sont âgés de 9 à 14 ans , soit une population dont le développement neurologique n’est pas achevé. Les neurosciences établissent clairement que « le lobe frontal, situé derrière le front, n’est pas encore formé totalement » chez les adolescents. Cette région cérébrale, responsable de l’autocontrôle et de la régulation des comportements impulsifs, ne parvient à maturité qu’au début de l’âge adulte.
Cette immaturité neurologique explique pourquoi « les jeunes sont les plus exposés à l’addiction aux jeux vidéo ». Le Dr Phan précise que cette vulnérabilité s’accentue chez les adolescents présentant des difficultés d’intégration sociale : « Un ado qui a une confiance en lui limitée, c’est ça qui va l’accrocher ». Le jeu devient alors un refuge compensatoire où l’estime de soi peut être restaurée artificiellement par les succès virtuels.
L’écosystème technologique de la dépendance
Brawl Stars optimise également son environnement technologique pour maximiser l’engagement. L’accessibilité permanente via smartphone constitue un facteur déterminant : le jeu peut être pratiqué « dans les cours de récréation ou même sur le trajet de l’école » , supprimant toute barrière temporelle ou géographique à la consommation.
Cette facilité technologique s’accompagne d’une architecture économique sophistiquée. Bien que présenté comme « free to play », le jeu propose des achats intégrés pouvant atteindre 99 euros. Cette monétisation progressive crée une pression économique sur les familles, d’autant plus pernicieuse qu’elle s’appuie sur des mécanismes de frustration délibérément entretenus. Les développeurs estiment qu’il faut « 4 à 6 mois pour débloquer un Brawler légendaire sans payer (≈ 1 483 coffres) » , générant une impatience que seuls les achats peuvent résoudre.
Les signaux d’alarme : quand l’inquiétude devient légitime
Les professionnels de l’addictologie identifient des signes comportementaux précis permettant de distinguer l’usage récréatif de la dépendance pathologique. Les indicateurs les plus préoccupants incluent « une baisse des performances scolaires liées à des troubles de la concentration, des troubles du sommeil et un désintérêt pour les études ».
L’isolement social constitue également un marqueur significatif : 63% des jeunes joueurs excessifs passent plus de temps en ligne qu’avec leurs amis dans la vie réelle. L’irritabilité lors des tentatives de limitation représente un autre signal d’alarme majeur. Les études montrent que 80% des joueurs présentant un trouble avéré ressentent « le besoin de jouer toujours plus longtemps pour retrouver du plaisir » , caractéristique typique des mécanismes de tolérance observés dans les addictions.
Le rôle des professionnels de l’accompagnement
Face à cette problématique, les consultations spécialisées adoptent généralement une approche systémique impliquant l’ensemble de la famille. « La reprise du dialogue familial montrera une bonne évolution de la prise en charge », soulignent les spécialistes. Cette dimension familiale s’avère fondamentale car l’addiction aux jeux vidéo révèle souvent des dysfonctionnements relationnels plus profonds qu’il convient d’adresser globalement.
Des éducateurs spécialisés interviennent également dans le cadre de programmes de prévention en milieu scolaire. Ces interventions visent à « informer les élèves sur les mécanismes de l’addiction aux réseaux sociaux, aux jeux vidéo et aux écrans » , en adoptant une approche pédagogique active qui s’appuie sur l’expérience des jeunes eux-mêmes.
Ainsi par exemple, depuis plusieurs années, les Francas des Bouches du Rhône agissent auprès des collégiens de la 6ème à la 3ème dans le cadre d’actions éducatives. Il s’agit non seulement de sensibiliser ce jeune public à l’usage des médias, à la recherche d’informations mais aussi aux pratiques numériques notamment sur les réseaux sociaux. Les jeux en ligne enrent dans ce cadre.
Des stratégies d’accompagnement adaptées
La prise en charge thérapeutique privilégie désormais des approches respectueuses de l’autonomie du jeune. « L’objectif est de faire en sorte que l’adolescent revienne, alors qu’il n’a pas du tout envie d’être là » , explique le Dr Phan. Cette philosophie d’intervention reconnaît que l’accroche thérapeutique « se fait sur le plan émotionnel et non intellectuel ».
Les thérapies cognitives et comportementales constituent le socle principal des interventions, complétées par des groupes de parole et des thérapies familiales. L’innovation technologique commence également à enrichir l’arsenal thérapeutique : le jeu mobile Care Island, développé par le Centre Hospitalier La Chartreuse en collaboration avec des adolescents, propose « des contenus interactifs portant sur des thèmes essentiels : activité physique, alimentation, sommeil, substances, stress, émotions, pensées automatiques ».
A quand une régulation du secteur ?
Les enjeux soulevés par Brawl Stars et les jeux similaires interrogent la responsabilité collective dans l’encadrement de ces pratiques. Les professionnels de l’éducation y vont lentement et parlent d’une « éducation numérique raisonnée ». Mais n’est-ce pas trop tard ? Il nous faut aller résolument dans le maintien d’espaces scolaires déconnectés. Il faut pouvoir valoriser toutes les alternatives non-numériques.
Cette mobilisation s’accompagne d’une réflexion plus large sur les politiques publiques de prévention. L’Institut national de santé publique du Québec recommande ainsi de « poursuivre le développement des connaissances et les réflexions entourant le jeu vidéo de compétition afin d’apprécier les risques sanitaires potentiels et de déterminer des opportunités d’intervention auprès des jeunes ». Et en France ?
Repenser notre rapport collectif au numérique
L’émergence de Brawl Stars comme problème de santé publique révèle des tensions plus profondes dans notre société numérisée. Les professionnels du travail social et de la santé mentale sont une nouvelle fois en première ligne pour accompagner les familles dans cette transition technologique majeure, souvent sans formation spécialisée préalable.
Cette situation appelle à une montée en compétences des professionnels de l’accompagnement, mais aussi à une évolution des représentations sociales du jeu vidéo. Car ceux ci ont bien évolués. Comme le soulignent les spécialistes, « l’addiction crée l’isolement car la personne atteinte n’a plus le goût de sortir ou de voir du monde ». Cette réalité clinique nécessite des réponses thérapeutiques mais aussi préventives, impliquant l’ensemble des acteurs éducatifs et sociaux.
L’enjeu dépasse largement la simple régulation d’un jeu particulier pour interroger nos modèles éducatifs. Les pratiques parentales et notre capacité collective à préserver des espaces de développement équilibrés pour les nouvelles générations se posent. Les professionnels de l’accompagnement, par leur expertise du lien social et leur connaissance des dynamiques familiales, détiennent des clés pour construire ces réponses adaptées.
Face à Brawl Stars et aux phénomènes similaires qui ne manqueront pas d’émerger, l’inquiétude parentale légitime doit se transformer en vigilance éclairée. Parents n’hésitez pas à en parler à des professionnels. L’épanouissement de vos adolescents est trop importants pour passer à côté de ces enjeux. Cette vigilance nécessite un dialogue permanent entre familles, professionnels de l’accompagnement et décideurs publics, seul garant d’une adaptation réussie aux mutations technologiques.
L’analyse invite à poser, en conscience, une question éthique et collective : comment protéger la dimension relationnelle et le développement d’une estime de soi authentique chez les adolescents face à des plateformes qui exploitent leur vulnérabilité ?
- Sur les centaines de joueurs qu’on voit, ‘Brawl Stars’ arrive en tête : un médecin alerte sur les mécanismes addictifs de certains jeux vidéo en ligne | Addict’AIDE
- Brawl Stars : pourquoi ce jeu vidéo est à limiter chez votre ado, selon un addictologue | Parents.fr
- Trouble du jeu vidéo chez l’enfant et l’adolescent : comprendre et agir | CH Le Vinatier
- Les effets de récompenses aléatoires dans les jeux vidéo et jeux d’argent (Projet REAJ) | ANR
- Addiction et jeux d’argent | MAAD Digital
- L’addiction aux jeux vidéo | Gaming Campus
- Les traitements de l’addiction aux jeux vidéo | Addict’AIDE
- Action éducative : sensibilisation aux écrans et jeux vidéo | Département 13
- Dossier addictions comportementales (pdf) | Santé publique France
- Care Island : un jeu mobile pour promouvoir la santé mentale des adolescents | CH La Chartreuse Dijon
