François est technicien prestations, spécialisé sur la gestion des arrêts maladie. Son travail consiste à saisir les arrêts, calculer les montants d’indemnités journalières à verser aux salariés en arrêt de travail. Il doit aussi répondre aux assurés sociaux lorsque ceux-ci font des réclamations. Contrairement à ce que l’on peut croire, « Tout n’est pas automatisé ». Sur 100 demandes, 15 à 20% sont traités manuellement.
François fait partie des techniciens des CPAM de Loire-Atlantique et de Vendée qui expérimentent un logiciel baptisé Arpege. Il est prévu que cette application soit déployée dans toute la France pour une automatisation complète de la gestion des arrêts maladies pour l’ensemble des assurés sociaux. Mais depuis la mise en place de ce nouvel outil, rien ne va. C’est le chaos. La presse nationale s’est faite écho de ce problème.
Des milliers d’assurées sociaux ont vu, du jour au lendemain, leurs indemnités journalières suspendues ou menacées de l’être. Qu’y a-t-il derrière les guichets et dans les arrières cuisines des Caisses d’assurance Maladie ? François a accepté de nous expliquer ce qui se passe pour lui, ses collègues et aussi pour toutes ces personnes qui ont un besoin essentiel de ressources pour faire face à la maladie.
Un métier complexe face à une automatisation hasardeuse
Il faut dire que le métier de François est plutôt complexe. De nombreux arrêts de travail ne rentrent pas dans les cases. Les employeurs n’adressent pas toujours les documents nécessaires. Parfois, les salariés en arrêt ont du mal à rencontrer un médecin, ils ne remplissent pas toujours bien les imprimés.
Si certains remboursements ne posent aucun problème, d’autres justifient que les assurés sociaux soient recontactés. Le calcul du montant de leurs indemnités sont souvent complexes au regard des contextes d’arrêts, du montant des salaires etc. Bref une intervention humaine est nécessaire.
François explique qu’aujourd’hui, il est devenu quasiment impossible pour lui de faire son travail correctement. Il parle d’un « empêchement institutionnel » qui est lié à la façon dont les logiciels fonctionnent. Le management ne connait pas le métier ni la législation sociale. Il n’est pas d’un grand secours pour répondre aux indus créés par Arpege.
Bientôt, l’ensemble des assurés sur le territoire national pourrait être concerné. Le blocage du versement des IJ est une rupture de service. Sans aucun revenu de remplacement, les assurés sont plongés dans une grande précarité et font face à de nombreux incidents de paiement explique de son côté le syndicat CGT qui demande l’arrêt immédiat du logiciel. Mais est-ce possible ?
Arpège dysfonctionne, c’est une évidence (cette réalité m’a été confirmée par une encadrante de service social à la CRAM). Au final, m’a-t-elle dit, c’est toute la chaine du remboursement qui est embolisée. Mais que se passe-t-il réellement ?
Arpège : Un logiciel qui sème la confusion
Jusqu’à présent, l’ancien système (Progres) était une sorte d’automate qui calculait le montant des prestations. « On savait l’utiliser et les résultats étaient logiques et prévisibles ». Arpège a introduit une nouvelle dimension. Les techniciens ont perdu la main. « Le logiciel a une logique incompréhensible » Il suspend des prestations sans explications. « Pire même, quand on veut rétablir les droits, il nous faut attendre un jour ou deux pour savoir si la réponse qu’il donne est valide », explique.
80% de ses collègues de François réagissent mal. Comment ne pas s’énerver quand on voit que le système bloque des prestations auxquelles les assurés sociaux ont droit ? Comment expliquer à cette femme qui vient de perdre son enfant à la naissance que ses prestations sont suspendues alors qu’elles devraient continuer de les percevoir ? Comment rassurer cette salariée qui est en arrêt pour traiter son cancer, que sa suspension de droits aux I.J., ne sont pas à prendre en considération, que c’est juste une erreur. Et combien de malades ne sont pas contactés parce qu’ils ne font pas valoir leurs droits ?
Des courriers automatiques source d’angoisse
Arpège envoie des courriers directement aux assurés sociaux que les techniciens ne peuvent arrêter. Il leur faut appeler assurés sociaux pour leur dire de ne pas prendre en compte le courrier qu’ils sont reçu, car c’est une erreur. Quand cela arrive une fois, cela peut se comprendre, mais quand cela concerne plusieurs milliers de salariés en arrêt de travail sur un département, comment faire ?
La majorité des agents tentent de rétablir les droits autant que faire se peut. Mais voilà, le logiciel est mal paramétré : il « écrase » certaines données anciennes. Impossible alors parfois de retrouver ce qui aurait dû être versé. C’est une véritable bricolage institutionnalisé qui se met en place, tant les problèmes se multiplient.
Le mal-être grandissant des agents de la CPAM
Le mal-être est réel depuis l’arrivée du logiciel. « Certains techniciens s’énervent, se mettent à crier. D’autres en arrivent à pleurer. Ceux qui aiment leur travail et défendent le service public sont complètement démontés ». Ils s’en rendent malade au point que les arrêts de travail se multiplient au sein des caisses concernées.
Certains en arrivent à se dire qu’ils ne peuvent plus s’investir. Si le système dysfonctionne, tant pis ! Des professionnels impliqués par le passé se sont totalement démobilisés. Certains disent qu’ils ont besoin de se protéger et ont besoin de leur emploi. Ils abandonnent face à la multiplication des appels d’assurés sociaux angoissés de ne plus percevoir leurs prestations. « Les gens n’arrivent plus à nous joindre » « on ne peut pas répondre à toutes les demandes de rétablissement des droits ».
Une situation critique pour les assurés sociaux
Dès le lancement du logiciel, celui-ci a adressé 4000 courriers que l’on n’a pas pu arrêter, me dit François. La situation des agents d’accueil est tout autant catastrophique. Ils ne savent pas quoi répondre et les tensions montent.
Les assurés sociaux reçoivent des courriers contradictoires. La première lettre indique que les prestations sont indues ou suspendues, la suivante dit qu’il ne faut pas tenir compte du courrier précédent. Tout cela ajoute de fortes inquiétudes. « Les gens sont sous pression ». Pour les techniciens, cette situation est insupportable
Un cycle infernal sans issue apparente
« Le problème est que nous ne savons pas comment sortir de ce cycle infernal ». Lorsque l’on pose un acte informatique, on ne sait pas comment le logiciel va l’interpréter et ce qu’il va produire. Déjà les syndicats ont demandé l’arrêt en urgence du logiciel, mais la direction fait la sourde oreille. Trop d’argent a été investi.
Pour elle, la faute revient aux techniciens prestations qui ne sauraient pas bien utiliser Arpège. Ces éléments de langage sont peu entendables quand on sait que le logiciel déjà utilisé pour les Travailleurs Indépendants dysfonctionnait de la même manière. En l’utilisant de la sorte pour l’ensemble des assurés sociaux, c’est le crash assuré.
Une direction qui déclare des « aléas techniques »
L’argument de ne pas savoir utiliser l’outil a été vécu comme une insulte et un déni du travail des techniciens. Ceux-ci maitrisent bien la législation et c’est même pour cela qu’ils voient les erreurs. Le logiciel envoie des courriers qui disent « vous ne remplissez pas les conditions pour être indemnisés » alors que les professionnels savent que c’est faux. Ils tombent souvent par hasard sur ces lettres types et tentent alors de remédier la situation en appelant par téléphone les personnes concernées. Mais la direction ne veut pas que ce type de démarche se généralise. Le nombre d’appels est si important qu’il n’est plus possible de répondre à tous.
Du côté de la direction contactée par l’Agence France-Presse (AFP), la Caisse nationale d’assurance-maladie (CNAM) reconnaît que le lancement du logiciel a occasionné « des aléas techniques ». La direction se veut rassurante. Les dysfonctionnements se sont certes traduit par des « retards de paiement » pour quelque cinq mille assurés mais »l’ensemble des équipes « sont mobilisées pour résoudre les anomalies », assure-t-elle. « Des renforts ont également été déployés » et « des acomptes ont été engagés pour indemniser tous les assurés ». On ne peut faire moins et c’est heureux. Mais il semble bien que sur le terrain les difficultés perdurent.
Un combat de l’homme face à la machine
De son côté l’encadrement intermédiaire n’est pas dupe. Il sait dans quoi se débat le technicien. Il est conscient que le logiciel est comme le dit François, « une catastrophe ». Alors, il accepte que le technicien déclenche des paiements hors logiciel, sans savoir comment celui-ci pourra réagir après lorsque les données seront réintégrées. C’est un combat de l’homme contre la machine et il est loin d’être certain que celui-ci en sorte gagnant.
En tout cas je vous confirme cette certitude. Le logiciel Arpège provoque beaucoup de souffrances tant du côté des assurés sociaux que des salariés des CPAM concernés. Il est temps que cela cesse, me dit François lui-même en arrêt de travail après un burn-out. Tout cela est particulièrement navrant. Avant, j’étais soucieux que tout fonctionne bien pour les usagers. « Aujourd’hui, je me protège donc je n’en ai plus rien à foutre » me dit-il. Non il ne s’en fout pas puisqu’il a accepté de me rencontrer pour que je puisse vous en parler.
La question qui demeure aujourd’hui, on fait quoi maintenant ?
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Note : Le prénom du technicien prestations a été modifié. L’entretien a eu lieu le 19 novembre dernier mais la situation est inchangée à ce jour.
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