Comprendre pourquoi les professionnel(le)s du « bien commun » sont fatigué(e)s.

Ces longs mois sinueux de crise sanitaire révèlent un paradoxe nous explique Emmanuel Hirsch professeur d’éthique médicale. Nous sommes pris par un sentiment de désenchantement. Il est alimenté par le long temps des menaces et des incertitudes dont nous ignorons le terme, les évolutions et les impacts ajoute-t-il. Notre société est-elle vraiment fatiguée ? Ou est-ce nous qui le sommes ? Nous, qui défendons le bien commun et les services publics.

Des professionnels du bien commun « fatigués »

Emmanuel Hirsch évoque la bonne ou juste fatigue dont témoignent notamment les professionnels qui se sont investis pour servir le bien commun dans des contextes de pratiques dégradées. Il y a bien sur les soignants dans les hôpitaux, mais aussi les « soignant du social », les travailleurs médico-sociaux atteints par cette lassitude et ce sentiment que rien ne va. Et que finalement « à quoi bon » se démener au regard de cette absence de reconnaissance tant financière que symbolique ?

Les travailleurs sociaux comme de nombreux agents des services publics ont « fait face », au prix de «sacrifices» dont notre société et les instances publiques ont négligé de prendre la mesure. Ce qui heurte est ce manque de compréhension et de reconnaissance de leur implication. C’est aussi l’ignorance de ce qu’ils ont éprouvé. Les compensations financières sont d’une faible portée et aucune décision ne s’appuie sur un retour de leur propre expérience, ni de leurs propositions.

Ils auraient souhaité que les difficultés rencontrées sur le terrain de la pandémie permette d’ouvrir des chantiers sur l’importance de rénover les services publics en leur apportant des moyens. Certaines évolutions sont indispensables, mais agir aujourd’hui en faisant comme si rien ou presque ne s’était passé a quelque chose de particulièrement décourageant.

Les processus décisionnels continuent de refuser aux acteurs de terrain d’être sollicités sur les priorités à engager alors que ce sont eux qui interviennent. Ils sont en phase avec « la vraie vie ». Pas celle qui est médiatisée à travers des tableurs Excel. Ces professionnels continuent à être déconsidérés. Leurs paroles ne se traduisent pas par des actes. Ils ne sont positionnés que dans l’exécution de protocoles, de procédures et de notes de service contraire à l’exercice de l’esprit critique et à l’expertise professionnelle. Cette façon d’agir dénature le sens de l’action et provoque l’épuisement de la faculté d’assumer davantage, avec ce sentiment de toujours en faire plus.

Alors on se sauve…

Les employeurs – faut-il s’en étonner – rencontrent des difficultés récurrentes recrutement. Ils voient leurs services RH déstabilisés face à de nombreux postes vacants, des professionnels en arrêts de courte ou longue durée, des situations de souffrance au travail qui se manifestent au quotidien. Les fonctionnaires de l’État (au niveau territorial) ne vont guère mieux (postes vacants, turnover, absence de formation, sentiment d’impuissance)…

Un autre problème s’ajoute au sein des Départements avec les changements de gouvernance issu du calendrier électoral. De nouveaux présidents de Conseils Départementaux sont arrivés. Les directions ont mis à l’arrêt ce qui était engagé sans savoir si de nouvelles orientations vont être prises.  Ce mouvement pendulaire de nos organisations n’a rien de nouveau, mais il fait des ravages, en termes de motivation, et entraîne souvent la fuite des plus actifs et des plus motivés.

Help !

Une collègue fort bien placée pour avoir une vision d’ensemble confirme tout cela. Je ne peux pas la citer – elle ne le souhaite pas – mais ce qu’elle constate n’est pas très réjouissant.

  • La fatigue COVID, qui a été contenu depuis mars 2020 explose maintenant. Elle touche tous les professionnels de l’humain au contact des personnes fragilisées par la crise. Il y a une conscientisation en marche et le sentiment d’avoir été en quelque sorte les « dindons de la farce ». Le terme n’est pas heureux, mais c’est un peu cela quand même.
  • Le discours optimiste ambiant de nos gouvernants est en décalage avec la réalité du terrain. Les chiffres du chômage en baisse, le taux de croissance du PIB et de la consommation à la hausse apparaissent en décalage complet avec les situations que vivent les personnes accueillies/accompagnées. Les travailleurs sociaux constatent eux à l’inverse une augmentation de l’insécurité alimentaire, des problèmes récurrents d’accessibilité aux outils numériques avec toujours autant de difficulté d’accès aux droits, etc.
  • Les  professionnel(le)s des services sociaux de proximité continuent de compenser les désengagements et les retraits des accueils de proximité des grandes institutions (CAF, CPAM, CARSAT…). Nombreux sont ceux qui ont le sentiment d’être des assistants sociaux « poubelle », des « voitures balais » de la misère sociale qui accueillent ceux dont personne ne veut. (ni voir ni entendre)
  • L’incantation autour de l’« aller vers » agace. Ce slogan est devenu le maître-mot de toutes les politiques publiques alors même que les professionnel(le)s ont le sentiment de ne plus pouvoir satisfaire la demande.

 

Ce n’est pas très mobilisateur direz-vous. Serions-nous encore dans le seul registre de la plainte ? Je ne le crois pas. Les récentes mobilisations et manifestations de travailleurs sociaux sont la conséquence de ce sérieux mal-être et de cette prise de conscience. Il y a celles et ceux qui manifestent et continuent de dire ce qui ne va pas. Ils ont bien raison.

Il y a aussi celles et ceux qui partent en silence, qui vont vers un autre métier moins exposé, moins usant et plus reconnu. Il y a aussi celles et ceux qui en deviennent malades, car il est des métiers qui usent psychiquement et moralement.

À qui la faute ? Personne n’est à blâmer bien évidemment, mais quand on ne trouve pas de solution dans le collectif professionnel, il y a de quoi être inquiet.

« On n’est pas (tous) fatigués »

Pour vous remonter le moral, voici ce texte de Jeanne Lazarus sociologue, membre du Centre de sociologie des organisations à Sciences Po.

« On n’est pas fatigués », chantent les manifestants pour se donner du courage. La fatigue, physique, psychologique, démocratique, sociale, est une réalité de nos sociétés et personne n’est infatigable : ni les militants, ni les électeurs, ni les parents, ni les étudiants, ni les amis, toutes les zones de la vie semblent atteintes.

Mais cette fatigue ne peut être une boussole, car elle invite à renoncer et elle menace d’étouffer ceux qui refusent de se laisser épuiser, restent debout la nuit et continuent à protester, pour le climat, contre les violences sexuelles et sexistes, pour la défense des migrants ou pour un droit du travail qui rendrait les vies moins fatigantes.

Une des façons de sortir de la fatigue est de mettre en lumière les espaces d’énergie. La « Zoom fatigue » a pu nous faire oublier les trésors d’ingéniosité déployés pendant les confinements pour maintenir des espaces de culture, de partage, de vie collective et d’espoir. De même, si les conséquences de ces mois étouffés sur la jeunesse sont massives, les plus jeunes sont à la recherche de nouveaux modèles, qu’il s’agisse des rapports entre les femmes et les hommes, de la façon de travailler, de consommer, de vivre ensemble.

Les modèles anciens ont conduit à l’épuisement des ressources et des personnes ; chercher d’autres solutions, c’est aussi chercher à sortir de la fatigue, à recréer de l’envie et des formes d’équilibre ».

Pas de doute alors, il faut sans cesse se remettre le cœur à l’ouvrage. Telle sera ma conclusion !

Note : Outre les conseils et avis de collègues en activité, je me suis inspiré pour ce texte de l’analyse d’Emmanuel Hirsch et de Jeanne Lazarus qui ont écrit chacun un court texte intitulé « Une fatigue éthique » et  « On n’est pas (tous) fatigués » au bénéfice de la Fondation Jean Jaurès et de la CFDT. Textes publiés dans un document qui s’intitule « Une société fatiguée ? » que vous pouvez télécharger ici

 

Photo par Blake Cheek sur Unsplash

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