La commission éthique et déontologie du Haut Conseil du Travail Social a publié récemment un avis et des recommandations en direction des travailleurs sociaux confrontés au dérives radicales des personnes qu’ils rencontrent. Le sujet est délicat. Jusqu’où est-il possible de continuer de travailler ? comment se positionner ? comment et à quel moment se protéger ? autant de questions qui sont légitimes quand on intervient sur le terrain. Vous pouvez télécharger ici cet avis intitulé : « Le travail social confronté aux dérives radicales » Nous devons ce texte auquel j’ai pu contribuer à François Roche qui en est le principal rédacteur. N’hésitez pas à le télécharger, à le lire et à le partager dans vos réunions d’équipes. Je crois qu’il aborde vraiment les questions de fond sur ce sujet.
J’avais aussi pour ma part rédigé un texte de réflexion à la suite de 2 auditions du groupe éthique et déontologie. Nous avions reçu à cette occasion des collègues du Département du Nord qui, à mon avis, sont en pointe sur ce sujet. Le groupe avait aussi auditionné un représentant particulièrement concerné du Comité National de Liaison des Acteurs de la Prévention Spécialisée (CNLAPS). Les pratiques engagées par des équipes d’éducateurs spécialisés nous avaient interrogé. Nous avions pu constater aussi le grand professionnalisme de ces travailleurs sociaux.
Voici donc le texte que j’avais rédigé à l’issue de ces auditions. Ce texte est un support à la réflexion et vient en complément ou à coté de l’avis de la commission éthique du HCTS qui a été validé en juillet dernier.
Ce texte est un peu long mais l’ampleur et l’importance du sujet mérite que l’on s’y arrête un peu. Je l’avais intitulé « Travail social et pratiques radicales. Dépasser les peurs, et tenir bon dans une prise en compte singulière des situations ». C’est donc ce titre que j’ai repris pour l’article de ce blog :
« Travail social et pratiques radicales. Dépasser les peurs, et tenir bon dans une prise en compte singulière des situations »
Des travailleurs sociaux intervenant dans les collectivités locales et dans certains services spécialisés sont confrontés à des situations nouvelles, difficiles à prendre en compte, et susceptibles de provoquer de fortes inquiétudes pouvant aller jusqu’à la peur face à des publics qui développent des attitudes provocantes et menaçantes. Ces situations interrogent aussi les services de sécurité intérieure.
Comment agir avec discernement, bien cerner les risques mais aussi les potentialités des personnes dans des situations ? L’emprise, l’engagement sectaire et idéologique se traduisent par une remise en cause directe des fondements des pratiques démocratiques et républicaines. Des responsables de services engagés avec leurs travailleurs sociaux sur cette problématique auditionnés par la CEDTS ont rapporté des constats préoccupants qui les conduisent à mettre en œuvre des pratiques spécifiques dans le cadre de leurs interventions.
Des services spécialisés qui constatent des « situations sociales radicales » dans certains quartiers :
Le radicalisme religieux semble être devenu un prétexte pour des pratiques « totalitaires » qui développent de multiples interdits dans tous les domaines de la vie. Musique, habillement, possibilités de sortir seules pour les femmes. Occupation de l’espace public au delà les revendications d’exercices religieux, etc.. Si certaines pratique sont mise en œuvre dans les milieux salafistes, cela n’est plus systématiquement le cas. Elles peuvent désormais se développer en méconnaissance des préceptes de l’Islam même s’il y est encore fait appel. Elles ont des caractéristiques récurrentes. Certains travailleurs sociaux sont face à des jeunes confrontés :
- à une multiplication des « interdits » dans tous les domaines de la vie sociale
- à une séparation revendiquée entre hommes et femmes dans l’espace public
- à impossibilité d’engager le moindre échange dès lors que l’on ne fait pas partie de la communauté. Le professionnel n’a plus de crédit dès lors qu’il est considéré comme un « mécréant »
- à des discours « très rodé », tournant en boucle dans une rhétorique qui exclue et rappelle la non crédibilité de l’interlocuteur
- au refus de reconnaître celui en face de soi comme un autre soi même, digne d’intérêt. Celui qui n’est pas de la communauté n’existe pas en tant que tel. Il n’est pas crédible, ses argument sont évacués car irrecevables
- à la force du regard du collectif qui contrôle toute déviance à la loi du groupe
- à la mise en place de provocations dans le but de déclencher du rejet et une forme de victimisation
- à la création d’une identité spécifique qui se développe en dehors des lois de la République.
- à la crainte de trahir son milieu qui dans un cadre fort impose des règles en contradiction avec les valeurs républicaines de la laïcité
Les stratégies d’exclusion sont multiples : par exemple, l’installation d’un simple arbre de Noël dans un centre social a pu justifier pour les familles de ne plus venir. Une jeune vient habillée couverte de la tête aux pied en sachant que cela va provoquer son exclusion du collège et provoquer sa victimisation… Dans certains quartier il est constaté que les femmes viennent de moins en moins seules à la PMI. Elles sont accompagnées et leur parole ainsi contrôlée…
Des situations totalement nouvelles : des mineurs revenants avec leurs parents des « pays du levant » sont confiés aux services d’aide sociale à l’enfance dans le cadre d’un dispositif qui relève du ministère de l’intérieur. Les parents sont incarcérés le temps d’une enquête approfondie au regard des risques posés. Un circulaire oblige les professionnels à informer les services des préfecture dès lors qu’ils ont connaissance du retour à domicile par des voies non officielle des personnes qui étaient parties sur des zone de guerre. De nombreuses jeune femmes avec enfants de moins de 6 ans sont concernées. Souvent elles reviennent seules
La surveillance et les impératifs de sécurité sont prioritaires sur les actions éducatives menées auprès des jeunes adultes et des enfants. Ainsi certains professionnels de services spécialisés travaillent désormais en développant ce qui peut être nommé comme une « fausse relation de confiance ». La défiance est prééminente au regard des risques qui doivent être toujours objectivés. Dans certains cas, les liens entre certains services sociaux et les services de sécurité deviennent réguliers que ce soit dans le cadre d’un travail en réseau que dans des instances formalisées.
Dans ce contexte particulier et difficile, des travailleurs sociaux tentent de retisser des liens au sein des familles. En effet, ils sont interpellés par des parents inquiets ou par des jeunes qui eux-mêmes sont en désaccord avec ce que le groupe dominant tente de mettre en place. Certains jeunes sont ambivalents et oscillent entre volonté de respecter les traditions et la culture des familles radicalisées. Ils peuvent tout autant souhaiter une liberté d’aller et venir, de s’amuser, de se cultiver et se détacher d’une forme « d’enfermement social ». Des espaces existent même s’ils sont difficiles à tenir. La confrontation est possible et la crainte de possibles violences oblige à mettre en œuvre des stratégies de dissimulation.
Des travailleurs sociaux ont constaté que les publics les plus fragiles face à ces processus d’embrigadement mental sont très majoritairement des jeunes filles qui pour une grande majorité auraient subi par le passé des contraintes fortes, telles les violences ou des abus sexuels. Il reste très difficile pour les travailleurs sociaux de construire ou même de garder le contact dans une relation éducatives avec ces jeunes lorsqu’ils sont « sous emprise ». Une autre difficulté rencontrée par les éducateurs de prévention est la perte de désirs des jeunes concernés. Certains n’expriment pas de souhaits quant à des sorties, ou des activités qui par le passé étaient susceptibles de les intéresser. Leur levier en vue de construire un accompagnement est limité.
Des services sociaux spécialisés et généralistes qui travaillent ensemble : Face à ces situations, des services sociaux Départementaux ne sont pas restés inactifs. En effet une fois passé un temps d’enquête et d’évaluation, les personnes concernées retournent dans le droit commun sur leur territoire de vie. Cela a eu pour conséquence de renforcer des peurs et de fortes inquiétudes du coté des travailleurs sociaux généralistes. En effet l’annonce de l’accueil d’un(e) jeune de retour de Syrie ou d’une famille considérée comme radicalisée active de fortes inquiétudes et des interrogations. Cela se comprend très bien et c’est logique : ces professionnel(le)s manquent d’éléments leur permettant d’intervenir en toute sécurité. Certains faits peuvent être amplifiés. Il faut « raison garder » mais ce n’est pas simple. La peur peut provoquer le déni. Quand un événement survient il peut y avoir des réactions de « panique ». Cela peut aller jusqu’à un affolement de service. Le moindre fait est alors interprété sous l’angle d’un scénario catastrophe. Certaines angoisses exprimées peuvent être démesurées.
Face à cette réalité, le Département du Nord a mis en place un groupe ressource d’écoute et de conseils qui s’adresse tout autant à l’encadrement aux professionnel(le)s de terrain. Intitulé « laïcité et prévention de la radicalisation » il s’est traduit par la mise en place de correspondants sur tous les territoires du Département (urbains et ruraux). Ce groupe est composé de travailleurs sociaux (assistant(e)s de service social, encadrant(e)s, un médecin de PMI ) avec un réseau de 17 personnes ressources. Il s’agit d’objectiver les situations, d’identifier celles qui justifient une prudence voire une protection et celles qui laissent place à l’action de proximité. Là aussi la connaissance des situations peut apporter des éléments rassurants ou inquiétants. Un travail d’écoute, de mise à distance mais aussi de pédagogie est toujours nécessaire. En effet un travail auprès de cette population particulière peut provoquer de fortes résistances chez les professionnel(le)s. Il est question aujourd’hui de « radicalités sociales ». Il y a dans le groupe des professionnels qui connaissent l’islam ce qui permet de relativiser la place du religieux. Ce mouvement de radicalisation sociale évolue sans arrêt et touche des personnes en déshérence
Des actions de formations ont été engagées parfois en lien avec des centres de formation au travail social. Il ne s’agit pas de demander à ces professionnels de devenir des spécialistes face aux phénomènes de radicalisation, mais plutôt d’en connaître les ressorts pour pouvoir intervenir en sécurité et avec des signaux d’alerte si la situation se dégrade ou évolue de façon inquiétante.
Les travailleurs sociaux de terrain inscrits dans des mission généralistes n’ont pas à être au contact avec les forces de sécurité. Les encadrements font filtre et interviennent dans les cellules départementales où se concertent trois acteurs : La justice, la sécurité et les services sociaux sous l’égide des services préfectoraux. Ce sont des lieux où les intervenants issus de l’encadrement ont appris à travailler ensemble dans le respect des pratiques professionnelles de chacun. Cela justifie toutefois une vigilance permanente pour rester dans le cadre défini par les missions d’aide et d’accompagnement social.
Quelques recommandations sans ordre de priorité :
- Il est nécessaire de renforcer l’accompagnement des professionnels confrontés à ces réalités et Il faut mettre en place des formations d’écoute et d’aide des personnes relevant des « retours de zones du levant».
- Il faut éviter de se focaliser sur un mécanisme de radicalisation religieuse mais plutôt lutter contre les radicalités sous toutes leurs formes car celles-ci évoluent. Il ne faut pas oublier qu’il existe aussi des formes de radicalités non-violentes. Or on a le droit d’avoir des positions rédicales dès lors qu’elles repectent le droit et ne sont pas violentes. Le fait religieux lorsqu’il existe, est aussi avancé comme un prétexte permettant de mettre en place un modèle et un encadrement à des jeunes en déshérence.
- Il est important de trouver des détours et de ne pas s’enfermer dans la relation individuelle éducative avec le jeune. Celle-ci est peu opérante dans ce type de situation. Il est nécessaire de renouer avec les pratiques collectives qui créent du lien social et occupent l’espace public avec convivialité et tolérance telles les fêtes de quartiers, les activités collectives de socialisation, tout ce qui favorise le vivre ensemble. bien sûr quand on le peut, il est plus opérant de travailler avec la famille et ses proches
- Il est nécessaire de reconnaître les peurs qui peuvent animer certains professionnels. Elles peuvent se comprendre. Il faut en parler, aider à objectiver et prendre de la distance et contribuer à éviter toute culpabilisation sur ce sujet. La formation et la supervision devraient permettre que cette dimension soit mieux prise en considération.
- Le travail à distance dans les cellules départementales es nécessaire et même essentiel. Il permet la reconnaissance du professionnalisme de chacun des acteurs, notamment dans le champ de la protection de l’enfance. Le partage d’information doit être strictement limité à la conduite de l’action et à la sécurisation des professionnels.
Il est nécessaire de maintenir une vigilance active pour que les missions de chacun des acteurs soient bien identifiées et que les pratiques professionnelles sont respectées. Ainsi il n’est pas dans les missions des services sociaux de réaliser un travail de renseignement pour le compte des services de sécurité. Pour autant les services de sécurité ont besoin de savoir si les services sociaux interviennent dans telle ou telle situation afin qu’ils puissent alerter en cas de risques spécifiques. C’est pourquoi il est important d’agir avec prudence et circonspection. Le texte d’analyse avec les recommandations de la commission éthique et déontologie du Haut Conseil est là pour vous aider. N’hésitez pas à le partager et à en parler.
Photo amalia_susanti sur pixabay CC0 Creative Commons
Note sur la photo : j’a beaucoup hésité pour choisir une photo en accompagnement de cet article. Comment ne pas tomber dans les clichés, celui du port du voile notamment qui ne veut pas forcément dire que nous sommes dans la radicalité. Certaines photos sont peu engageantes et renforcent des idées reçues sur les musulmans qui sont souvent les premières victimes des extrémistes radicaux. Au final j’ai chois cette photo d’enfants synonyme de vie et d’avenir dans le respect de leur culture. Cela nous éloigne peut être du sujet traité mais c’est aussi pour eux que les travailleurs sociaux agissent dans une logique de protection