« la confusion des sentiments « : je me permets de reprendre ce titre d’une nouvelle de Stefan Zweig, cet auteur si brillant qui a décrit avec finesse et sensibilité ce que tout être humain peut ressentir dans sa vie. A l’occasion de la Saint Valentin, il s’agit aussi de se rappeler que le travail d’aide et d’accompagnement est fréquemment traversé par les émotions, parfois appelées passions, affects ou encore états d’âme… Brigitte Bouquet vient de rédiger une note pour la commission Ethique et Déontologie du Haut Conseil du Travail Social. Elle a accepté d’en partager certains éléments avec vous via ce blog, afin que vous puissiez enrichir votre réflexion. C’est un sujet trop peu abordé dans la formation des travailleurs sociaux et plus largement des aidants qu’ils soient professionnels ou bénévoles : nous sommes, au quotidien traversés par diverses émotions, les nôtres mais aussi celles des personnes que nous aidons. il est intéressant de s’y arrêter et important de ne pas faire comme si cela n’existait pas.
une brève définition
Le mot « émotion » provient du latin « emovere » qui signifie « hors de » et « movere » qui signifie «mouvement, mettre en mouvement.» L’émotion est une dimension fondamentale de l’expérience humaine. Elle est une réaction affective passagère d’intensité plus ou moins forte, qui survient en réaction à un événement déclencheur interne (propre à la personne) ou externe (l’environnement). Sa signification peut être liée au présent ou se référer au passé. C’est un ensemble de sensations, de sentiments. Elle peut entraîner des manifestations physiques (pâleur, rougissement, agitation, accélération des battements cardiaques et du rythme respiratoire, transpiration, etc.) et psychologiques (pensées négatives ou positives, changement d’humeur…).
Les composantes de l’émotion
La définition contemporaine de l’émotion, partagée par la plupart des auteurs, inclut trois composantes : une composante cognitive, une composante comportementale, une composante physiologique.
- La composante cognitive correspond aux changements d’état mental liés à l’émotion, désigne la composante subjective de l’expérience émotionnelle.
- La composante comportementale renvoie à toutes les manifestations comportementales et expressives dirigées vers l’extérieur
- La composante physiologique réfère à l’ensemble des manifestations physiologiques concomitantes à un événement émotionnel. On distingue souvent celles liées au système endocrinien, celles du système nerveux autonome, et celles de l’activité́ cérébrale.
D’autres auteurs dénomment une composante motrice, liée à l’expression des émotions ; une composante subjective, liée au ressenti subjectif de l’émotion ; une composante cognitive, liée à l’apprentissage émotionnel.
Les émotions sont le premier mode de communication, avant le langage ; elles ne sont pas nécessairement conscientes. Elles sont avant tout un signal de communication. Les émotions renseignent sur notre état intérieur, elles envoient des signaux à nos interlocuteurs.
Les émotions de base et les émotions élaborées
Dites également émotions primaires, les émotion de base sont universelles et innées. Elles s’expriment par des manifestations viscérales invisibles, mais également par des manifestations faciales que chacun est en capacité de reconnaître et qui transmettent à notre interlocuteur des ressentis internes. Le psychologue américain Paul Eckmann, pionnier dans l’étude des émotions, a dénombré six émotions fondamentales : la joie (qui survient lorsque nos envies sont assouvies), la colère (réaction défensive qui met le corps en position d’attaque), la peur (qui prévient d’une menace et active notre état d’alerte), la tristesse (qui survient en réponse à une perte ou un manque), la surprise (qui peut être positive ou négative), le dégoût (qui protège des actes immoraux, et influence les comportements). Selon divers courants en psychologie, il n’y a pas le même nombre d’émotions de base. Par exemple, l’analyse transactionnelle ne parle de quatre émotions D’autres chercheurs font une distinction entre les « émotions primaires », instantanées et visibles – la joie, la peur, le dégoût, la colère… – et les « émotions mixtes », telles que l’amour, la honte ou la culpabilité, qui engendrent un mélange complexe de ressentis.
Les émotions de base servent de matériau à l’élaboration des émotions dites secondaires. Le ressenti et l’expression des sentiments peuvent apparaître comme provenant du plus profond de l’intimité, ils n’en sont pas moins socialement et culturellement modelés. Il s’agit donc de lier, les émotions et les rapports sociaux qui se façonnent mutuellement. Ces émotions apparaissent ancrée dans l’environnement du sujet. Elles résultent de l’apprentissage des émotions de base, du vécu et des expériences personnelles, de l’environnement. Elles se développent durant l’enfance, et aboutissent à l’âge adulte.Si le ressenti et l’expression des sentiments peuvent apparaître comme provenant du plus profond de l’intimité, ils n’en sont pas moins socialement et culturellement modelés.
L’émotion est au cœur de la construction de sens. Elle est une réaction d’adaptation complexe face aux contraintes et aux changements dans notre environnement. Toutes les situations, les rencontres, les discussions, les échanges dans le cadre social sont accompagnés d’un contexte émotionnel. Les émotions peuvent constituer une source d’informations-clés pour orienter les comportements. Qu’elles soient positives ou négatives, elles ont des fonctions utiles.
Les émotions remplissent 3 fonctions importantes.
Elles servent à communiquer avec les autres et à les influencer. la fonction principale d’une émotion consiste à envoyer un message et à influencer l’état émotionnel d’autrui. Les expressions faciales, les mouvements et la posture sont directement connectés aux émotions. Plus l’émotion est liée à un besoin de communiquer, plus elle sera difficile à s’apaiser tant que l’on n’est pas entendu. Cela va poser problème lorsque l’autre n’est pas disposé, capable ou disponible pour recevoir le message véhiculé par l’émotion.
Les émotions organisent et motivent l’action. elles amènent à réagir aux situations qui surviennent, motivent le comportement et préparent à l’action. Elles permettent également d’agir plus rapidement dans des situations importantes (Par exemple, la peur prépare à la fuite, la colère à l’attaque, la joie à rechercher l’autre pour partager son bonheur …). Mais attention cela peut être à la base de comportements impulsifs. La précipitation sur base d’une impulsion forte peut mener à des débordements.
Les émotions donnent de l’information importante sur les besoins du moment. Elles peuvent être considérées comme des signaux d’alerte que quelque chose d’important se passe. Mais lorsqu’elles sont poussées à l’extrême, les pensées et sensations qui les accompagnent peuvent être considérées comme des faits réels et apparaître comme une vraie crise d’infirmité spasmodique. L’implication diffère selon les personnes aidées, selon les aidants et selon les moments. En effet, les personnes se caractérisent par leur diversité et leur imprévisibilité. Les aidants, loin d’être semblables, n’appliquent pas une façon d’être et d’agir unique avec les personnes. Ils doivent s’adapter à chacune d’entre -elles.
La gestion des émotions, la régulation sociale des émotions
Nous sommes tous et toutes traversés par des émotion. La capacité de mise à distance des affects dans l’activité d’accueil est indicative d’une professionnalisme accompli. La gestion des émotions s’effectue en premier lieu par la régulation de l’intensité des émotions éprouvées et/ou manifestées. La régulation des émotions et des expressions émotives transforme le sujet dans son rapport à soi et aux autres. Donner sens à ses émotions, c’est les réguler plutôt que les étouffer, c’est en faire un bon usage.
Cette prise en compte du sensible et de l’émotif permet d’enrichir la compréhension et la pratique des professionnels socio-éducatifs. Lorsqu’il identifie ses émotions, le professionnel est mieux armé pour gérer le stress, et donner accès à des aspects positifs. Les « compétences émotionnelles » permettent d’accéder à une plus grande confiance en soi. Il s’agit donc d’engager les professionnels dans un travail collectif de réflexion.
La position particulière des assistants familiaux
Comme l’indique l’article L.221-2 du Code de l’Action Sociale et de la Famille, «Le travail de l’assistant familial s’inscrit dans un projet éducatif global qui nécessite un ensemble d’interventions psycho, socio-éducatives, spécifiques à chaque enfant, adolescent ou jeune majeur. En conséquence, l’assistant familial fait partie de l’équipe pluridisciplinaire de l’accueil familial permanent et à ce titre participe aux réunions d’évaluation et/ou de synthèse sur la situation des enfants accueillis ». Ainsi, l’assistant familial apparaît comme un collaborateur intégré à un projet institutionnel d’accueil familial.
Mais sa position n‘est pas simple ; offrir une relation d’attachement dans l’intimité de la famille et être inclus dans un cadre institutionnel, avec l’équipe référente du placement, n’est pas facile.
Savoir reconnaître ses émotions est essentiel
La relation d’aide est chargée d’émotions diverses qui « traversent » les travailleurs sociaux. Pour eux, on a longtemps cru que les émotions perturbaient le processus de décision et le modèle longtemps idéalisé a été de d’être à distance.
Faire preuve d’émotion est encore trop souvent perçu comme une attitude non professionnelle, ouverte aux risques de fusion, tant pour les personnes accompagnées que pour les accompagnants. Beaucoup considèrent que «l’objectivité» est une sécurité. Or dans les groupes et les équipes, l’absence de prise en compte des émotions augmente les risques d’épuisement au travail, les conflits, le retrait de la relation, l’insatisfaction… Cacher les émotions peut aller jusqu’à générer des pathologies psycho-corporelles. Aussi régulés dans des espaces de parole, de supervision, les « accordages émotionnels » sont vecteurs de la renégociation de l’implication professionnelle pour tous.
Combiner émotion et raison ; l’Intelligence émotionnelle (IE)
La notion d’intelligence émotionnelle, a été développée aux États-Unis au début des années 1990 par deux chercheurs, Peter Salovey et John Mayer. Elle a été popularisée par le psychologue et journaliste spécialisé Daniel Goleman. Selon ce psychologue, l’intelligence émotionnelle « réside dans la capacité à savoir reconnaître, analyser et maîtriser ses émotions, surtout quand elles nous perturbent ou nous dépriment ». Ce savoir-faire permet « de reconnaître le ressenti des autres, de le partager et de l’influencer ».
Ainsi, l’intelligence émotionnelle est l’habileté de chacun à percevoir, trier, gérer et réguler ses propres émotions et celles des autres. Elle les canalise, les énonce et accueille celles d’autrui. (Il ne s’agit pas toutefois de maîtriser les émotions – ce qui pourrait induire un contrôle et une censure). L’intelligence émotionnelle commence par un travail de décryptage, de démêlage des émotions. Ce travail de tri s’impose pour différencier ce qui est mal dit et l’émotion elle-même. Il s’agit de repérer, d’une part, les « déclencheurs » et d’autre part « les mécanismes de défense » qui leurs sont associés. Les nœuds relationnels se « déverrouillent » et l’émotion est alors exprimée avec sobriété et sérénité, et doit être respectée.
Elle est avant tout, un processus relationnel qui permet aux protagonistes de se remettre en question, en leur offrant la possibilité de (re)négocier un nouveau rapport à l’autre, au monde et à soi. L’intelligence émotionnelle permet de se situer, elle contribue à orienter vers les décisions, portées par du sens. Elle est indispensable à la pensée.
Ne pas refuser ses émotions mais les comprendre
Pour conclure, l’émotion n’est pas à refuser. C’est un vecteur privilégié de la transformation et de l’actualisation de soi, de son rapport aux autres et au monde. Aussi elle peut être mise au service de la relation d’aide. Aussi, la professionnalité des travailleurs sociaux se traduit aussi par leur capacité à analyser et gérer au mieux ces émotions pour qu’elles soient un moteur positif de changement plutôt qu’un enfermement..
Brigitte Bouquet / Didier Dubasque
photo : pixabay