J’ai eu la possibilité d’interviewer le philosophe et sociologue Saül Karsz. Sa façon de faire un pas de côté ne peut que vous intéresser. Il nous apporte des éléments de compréhension d’une société qui va de sursaut en sursaut, de crise en crise, conséquences inexorables du néolibéralisme triomphant. Mais il nous parle aussi de la crise des métiers qui accompagne ce qu’on appelle couramment (mais pas lui !) la chute de l’humain.
D.D. Avant de parler de la crise du travail social, parlons d’abord d’une autre crise, celle qui est sociale et concerne notamment la réforme des retraites…
S.K. : Le néolibéralisme n’est pas seulement un système économique, c’est également un ordre politique, certains modèles de rapports sociaux, certains genres de rapports interpersonnels, un certain rapport à soi et aux autres… C’est une manière de vivre, une manière de naître et de mourir. Crise de société, donc, individuelle autant que collective. La preuve, le président actuel, son mépris pour le peuple fait aussi partie du néolibéralisme. Mais attention, on ne parle aujourd’hui de crise que comme étant exclusivement négative, or ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, la crise induite par la contre-réforme des retraites, avec le mouvement social qui l’accompagne, n’est pas forcément négative. C’est une mise au clair. Elle provoque une clarification des enjeux de société. Et ça, c’est hautement positif, créateur. Il y a des crises qui font vraiment du bien !
Ce qui arrive en France et ailleurs pour le travail social s’inscrit dans cette dynamique. On ne peut pas séparer cette crise dite d’attractivité pour le travail social et ce à quoi est réduit le travail dans son ensemble. Celui des éboueurs, des médecins, des infirmières et j’en passe. La connexion entre les uns et les autres s’impose. Travailler, travailler bien de surcroît, se rendre utile à la communauté devient difficile, improbable, et en plus passablement anachronique.
D.D. : Mais qu’y a-t-il de commun entre ces métiers ?
S.K. : D’abord, on ne peut pas réduire la question du travail à la question des salaires. Prenons l’exemple des médecins. Le numérus clausus est une des origines de leur rareté (notamment dans les zones rurales) et, entre nous, il vaut mieux ne pas tomber malade actuellement. C’est un peu la même chose pour le travail social. On ne peut pas dire que la crise vient des salaires qui, sans être misérables, n’en sont pas loin. La dimension économique est une composante déterminante du problème, mais la question n’est pas entièrement là.
Les protocoles sur le travail sont devenus plus importants que le travail lui-même. Dans le néolibéralisme, le travailleur social, sanitaire ou autre est une variable d’ajustement. Ce qui prime, c’est l’accumulation de capital non seulement économique et matériel, mais aussi du pouvoir, de la volonté de décider seul. À ce titre aussi, notre président actuel représente un modèle chimiquement pur. Il est très difficile en France de faire la différence entre un président et un roi. Et comme en plus, ils fréquentent les mêmes grandes écoles, surtout celles de commerce qui sont, en fait, des écoles de pensée commerciale…
D.D. : Mais au final, de quelles crises parle-t-on ? Crise d’attractivité, crise des métiers, du corporatisme, du système économique… ?
S.K. : Il y a bien sûr la question des salaires, des conditions de travail, notamment du travail pénible, il y a les risques qui sont réels et aussi le manque de reconnaissance du travail accompli. Il faut tenir compte de ces éléments, mais ce qui essentiellement caractérise ces crises est la chute de l’humain. La chute de l’humain, c’est quoi ? C’est la chute de nos représentations de l’humain. Se référer à l’humain correspond à une certaine pensée plus ou moins caritative, à une idéologie sur ce que nous imaginons que les femmes et les hommes devraient être. C’est, en fait, une pensée paresseuse, qui faute de considérer les enjeux de notre époque, et aussi ses atouts, se rabat sur la nostalgie d’un passé qui n’a jamais existé.
Qu’est-ce qui chute en réalité ? C’est le compagnonnage au profit du concurrentiel, c’est la solidarité remplacée par la compassion, c’est la conscience politique au profit de l’individualisme moralisateur. Les mouvements professionnels ont quelques responsabilités à ce sujet. Les congrès et les publications portent rarement sur la dimension idéologique et politique de ce qui arrive aux gens et ce que font ou ne font pas les travailleurs sociaux. Ils s’appuient principalement sur la dimension psychique. Beaucoup de commentaires généralistes, peu d’analyses détaillées.
Nous ne sommes pas seulement victimes du néolibéralisme, nous y contribuons. On y contribue en évacuant dans le face à face avec l’usager la dimension politique et idéologique de ce qui lui arrive ou ne lui arrive pas et également de ce que l’intervenant dit et fait. C’est une mutation de la dimension psychique – effectivement incontournable – qui se transmue en omni-explication. Je n’ai jamais compris pourquoi, en France, les services sociaux engagent si peu de sociologues. Pourquoi les psys, les psychiatres, les psychologues, les thérapeutes de tous poils ont une telle prépondérance. La psychologie devient un psychologisme, expansion tous azimuts que nombre de psy repèrent comme un sort funeste de leur profession. Au Québec, ailleurs aussi, employer un sociologue est banal, pas en France. C’est là un autre regard qui a aussi toute son importance : non seulement pour les statistiques mais aussi pour la compréhension des relations, le déroulé des interviews, etc.
D.D. : On est loin des mouvements, des idées et des pratiques des années 70-80…
S.K. : Oui, mais depuis le néolibéralisme a gagné les corps et les esprits. Les néolibéraux ont remporté la bataille des idées et le combat des idéaux. Ils ont réussi, sinon à enterrer, du moins à jeter des pelletées de silence sur ce qui peut s’avérer subversif et novateur, et pas seulement dans le champ du travail social.
Il y a un autre chapitre qui me semble aussi délicat et important que le précédent, c’est celui de la formation des travailleurs sociaux. C’est souvent une formation trop axée sur le comment faire rapide, sur l’attitude soi-disant professionnelle (soumise) et le respect du protocole supposément intangible. L’accent est mis sur la recherche immédiate d’efficacité, comme si les travailleurs sociaux étaient affectés à des tâches domestiques qui les empêchent de réfléchir. Or s’il y a quelque chose à signaler, c’est la dimension relativement faible des apports théoriques vivants. C’est comme si la réflexion n’était qu’un supplément d’âme. Et les corpus théoriques, des pièces pour le musée de cire. Or, dans la pratique concrète, c’est le manque de concepts solides et d’arguments pertinents qui plus d’une fois coince l’intervention, entrave la créativité, fait du travailleur social un collaborateur de cela même qu’il dit rejeter. Savoir, ce n’est pas émettre une opinion, c’est pouvoir argumenter, accepter la critique, débattre, avoir des raisons sans pour autant avoir toujours raison. Or la critique, le débat, l’échange pas forcément consensuel sont peu, trop peu acceptés dans le champ du travail social. Aussitôt considérés comme des attaques personnelles, vite renvoyés au dépotoir des blessures narcissiques.
D.D. : Pourtant, les formations sont très critiquées par celles et ceux qui veulent répondre à la crise en les transformant sans cesse.
S.K. : La formation « parfaite » reste à inventer, bien sûr. Elle n’existe pas. Enseigner, c’est tâtonner, chercher, rectifier, ne pas céder sur la question du pourquoi. Parfois, on trouve ; d’autres fois, on se trompe. La critique néolibérale de la formation – que certains collègues progressistes rejoignent assez facilement – est de considérer que la formation n’est pas suffisamment instrumentale, ni empiriste. Ce que les néolibéraux reprochent aux formations, c’est d’être « trop théoriques », comme on l’entend souvent. Elles sont souhaitées au ras des pâquerettes, le moins réflexives possible. Ce n’est évidemment pas cette posture là que je défends, que nous sommes un certain nombre à défendre.
On dit souvent que les étudiants ne lisent plus. Ce qui reste à voir de près. Mais les formateurs ? Lisent-ils ? Travaillent-ils dans des conditions qui les incitent à le faire ? Ces conditions qui permettent de prendre de la distance et d’éviter que les formations soient de plus en plus plates, sans reliefs. L’ennui au lieu du gai savoir ! Crime impardonnable de la formation, infligé à ses destinataires et aussi à ses meneurs.
D.D. : Que dire aux travailleurs sociaux qui ont envie de décrocher par lassitude, fatigue, exaspération ou toute autre raison ?
S.K. : Leurs situations sont à considérer au cas par cas, bien sûr. Mais il faut d’abord accepter l’idée que les travailleurs sociaux puissent en avoir assez. Bien sûr, le travail social est un boulot qui fatigue, surtout quand on sait à peine pourquoi on fait ceci ou cela, quand on est médiocrement équipé pour le faire. Mais savoir ce que l’on fait, pourquoi on agit de telle ou telle manière au cours de sa vie professionnelle, à quoi ça sert, passe obligatoirement par la formation interrompue et par une analyse des pratiques qui ne soit pas unilatéralement psychologique. L’une et l’autre tout au long de la vie professionnelle, au moins. Le travailleur social sera d’autant plus en difficulté s’il considère qu’il sait déjà à peu près tout sur tout et n’a donc plus besoin de formation. Ceux-là ne lisent pas. C’est une responsabilité de leurs employeurs de créer les conditions matérielles et symboliques pour que des espaces de pensée restent ouverts : pour respirer et non seulement courir dans les institutions. Après tout, la frontière entre « urgence (de la situation) » et « passage à l’acte (du professionnel) » réside bien dans l’absence ou dans la présence de la réflexion argumentée.
D.D. : Pourtant les travailleurs sociaux sont de grands « consommateurs » de formations...
S.K. : Oui mais, ce sont souvent des formations qui ne permettent pas d’aborder le sens de l’action, la logique des interventions. On parle beaucoup du travail social en général, relativement peu de l’intervention sociale dans son quotidien, dans ses méthodologies, dans ses impasses… Trop souvent, l’allusion à la pratique l’emporte sur sa mise en perspective effective. D’ailleurs, ce n’est pas en rattachant les formations à l’université que le problème sera réglé.
D.D. : On parle beaucoup actuellement de la perte de sens des métiers de l’aide et du soin
S.K.: Je vais aborder cette question en tant que philosophe. Il y a une dissension entre logique et sens. La logique est objective, le sens est subjectif. Le sens est une des représentations possibles du métier. Ladite perte de sens correspond donc à la déstabilisation de cette représentation. Les humains réels, les humains existants continuent d’être heureux ou malheureux, pauvres ou riches. La représentation titrée « l’humain » ne se réfère pas à la condition réelle des humains mais à leur portrait imaginaire. Autre chose me parait déterminante. A savoir, la logique qui se perpétue ou au contraire qui est questionnée, l’utilité du travail effectué, ses visées et ses résultats. Après tout, la frontière entre « urgence » et « passage à l’acte » réside bien dans la réflexion argumentée, discutable, et par conséquent améliorable. Bref, dénoncer la perte de l’humain et l’emprise des chiffres escamote les vrais problèmes.
Le sens est un discours « sur ». J’entends beaucoup de professionnels qui se désolent de la perte de sens dans le travail social. Je compatis, mais la perte de sens ne veut pas dire que le travail social va disparaître. Il ne peut que continuer. La perte de sens est surtout une perte de discours, un effilochement de pensées et d’affects à propos du métier qu’on croyait ou qu’on espérait exercer comparativement aux contraintes actuelles. Lesquelles sont plus éhontées que par le passé, ce qui les rend davantage insupportables – mais aussi plus aisées à repérer et à tâcher de contrer. Entreprise nécessaire car l’intervention sociale est un métier utile et indispensable qui essaye de recoudre, comme Sisyphe remontant inlassablement son rocher, les terribles déchirures physiques, psychiques, morales, que le capitalisme inflige à certaines catégories de la population. C’est une tâche héroïque, noble, mais dont la poursuite nécessite d’être équipé. Or la connaissance théorique fait partie de l’équipement primordial. Telle une trousse de survie en milieu hostile, très hostile.
D.D. : En fait, il faudrait plutôt parler de logique du travail social plutôt que de sens ?
S.K. : Tout à fait. La perte de sens est, à mon avis, la perte d’une certaine idéalisation du travail social. C’est la croyance, comparable en cela à la croyance religieuse, de ce à quoi on imagine que le travail social sert ou devrait servir. Or, la logique peut tout à fait continuer de fonctionner sans que son sens supposé subsiste. La situation contemporaine du travail social le prouve très clairement. Ce qui ne va pas sans blessés graves. On trouve, en effet, nombre de travailleurs sociaux, qui comme des travailleurs tout court, continuent d’exercer un métier auquel ils ne croient plus. Mécréance contagieuse puisqu’elle se transmet lors des interventions, dans les relations avec les usagers, avec les collègues, avec les tutelles. Elle rend le travail plus difficile encore, plus âpre ! Et ce n’est pas avec des appels à la vocation et autres sucreries que cela peut se résoudre. Ni non plus avec la dénonciation quelque peu répétitive des méfaits – bien réels – du néolibéralisme. Cela dit, la mécréance n’est pas universelle. Je parle là de tendances, non de blocs. Il y a de multiples exceptions, cela va de soi. Des travailleurs sociaux continuent de se poser des questions et à chercher des réponses alternatives, des centres de formation tentent de modifier un peu les choses, des ouvertures à des modalités de pensée et d’action existent bel et bien. Comme dans toute profession, des clivages significatifs traversent le corps des travailleurs sociaux. C’est pourquoi tout n’est pas perdu !
D.D. : Après ces constats quelles seraient vos propositions ? Faut-il attendre que la vague passe ?
S.K. : Non, non, surtout pas. Ce n’est pas une vague mais une lame de fond ! Mais j’ai plusieurs suggestions. D’abord au regard de ce que j’ai déjà signalé, il n’y a pas de solution magique, globale et définitive. Une patience têtue est de mise. Il y a la question de l’analyse des pratiques qui me semble essentielle et stratégique. Elle ne peut uniquement porter sur la dimension psychique. Cette analyse a intérêt à être aussi culturelle, sociale, politique, économique, idéologique, et à miser sur l’entretien des espaces de pensée. Car, on n’insistera jamais assez, c’est aussi avec la pensée qu’on livre des prestations, qu’on fait des visites à domicile et des placements d’enfants. Ce sont des mots, des idées, des arguments, bref des pensées qu’on fournit aux gens, par prestation interposée. C’est ainsi que le monde devient un peu moins opaque. La nécessaire prise en compte du « que faire », du « comment faire » ne saurait escamoter la non moins essentielle question du « pourquoi ». L’analyse des pratiques, si elle se veut éthiquement responsable, gagne à être menée de façon multidimensionnelle, transdisciplinaire comme le travail social dans ses interventions de terrain.
Il faudrait aussi pouvoir dégager du temps. Temps pour les formateurs, notamment afin qu’ils considèrent leur propre formation comme une priorité. Il est important qu’ils continuent d’être au courant de ce qui s’écrit et de ce qui se pense sur le travail social mais aussi des évolutions sociales et sociétales. Temps pour les professionnels, qui ne peuvent pas passer leur temps à courir sous peine de comprendre chaque fois moins ce qu’ils font. Temps pour tenir compte de la dimension idéologique et sociopolitique au sein de l’intervention sociale. Car, on le sait, il ne s’agit pas de sauver les gens ni de porter la bonne parole auprès des foules désemparées. L’enjeu est de pallier certains effets idéologiques et matériels du néolibéralisme triomphant. L’enjeu est d’accompagner les gens dans leur accompagnement des professionnels. Ne pas faire pour, insister sur le faire avec.
Je prends pour exemple la question des « défaillances parentales ». On a fini par se rendre compte que la défaillance ne vient pas principalement des parents mais des conditions dans lesquelles ils sont obligés d’élever leurs enfants. Au lieu de mettre unilatéralement la pression sur les gens, focaliser plutôt sur les conditions d’existence des gens.
Pour les formateurs, on ne peut penser les formations sans recyclages sur le terrain. Il est nécessaire de retourner en stage plusieurs fois, et se former sans cesse d’un point de vue théorique et méthodologique. Je parle de formation non pas continue mais ininterrompue. A ce propos, les congés sabbatiques marquent un temps de respiration bien utile dans des métiers à leur manière insalubres. Ressourcement périodique et efficacité renouvelée vont de pair. Je dis souvent aux collègues formateurs que nous avons les élèves que nous méritons. Comment, en effet, officier comme formateur sans stages réguliers, de terrain et conceptuels ? A défaut, on étale des lieux communs, des bla-bla d’une vie quotidienne passablement aplatie. Ne pas trop s’étonner alors que les étudiants prêtent une attention tout au plus discrète à ce qui se passe. Rien de plus aventureux que d’intéresser les étudiants à des discours qui ne sont guère intéressants et les professionnels à des tâches et des missions plutôt anodines. Au détriment de métiers in-dis-pen-sa-bles
DD : Merci Saül !
Photo : capture d’écran conférence de Saül Karsz Journée-débat « Famille/parentalité » – CAF Bouches-du-Rhône 31 mars 2017 Sébastien Bertho pour Pratiques Sociales
3 Responses
bonjour
je suis complétement d’accord sur ces propos . une de mes propositions dans la recherche que j’effectue sur le mal-entendu que j’affirme exister entre les professionnels et leurs cadres adminstratifs-politiques est d’apprendre à penser …puis apprendre à débattre
en ce qui concerne le néo libéralisme lire le livre sur le macronisme de Myriam Revault d’Allones: « l’esprit du macronisme ou l’art de dévoyer les concepts »
cordialement
Thérèse Tenneroni
merci pour cette analyse partagée. qui bouscule et enrichit les réflexions; ma question : quelles sont les attentes des employeurs de travailleurs sociaux canadiens qui embauchent dans leurs équipes de TS des sociologues?