L’association Pratiques Sociales a récemment organisé trois jours d’étude dont le thème portait sur la protection de l’enfance, intitulées « Aux risques de la protection des enfances ». Saül Karsz, l’un des animateurs de l’association, mais aussi et surtout sociologue reconnu pour ses écrits, a introduit la journée. Son approche, en amont des échanges, se traduit par une invitation à faire un pas de côté pour tenter de nous interroger sur le sens de nos pratiques professionnelles et ainsi dégager de nouvelles manières d’agir. Voici l’essentiel de son propos.
« La protection de l’enfance est une thématique très visitée. Il ne se passe pas une semaine sans l’annonce de colloques et journées d’études sur ce sujet. Mais voilà, « cette question est traversée par des lieux communs invraisemblables ». Tout ou son contraire peut être dit. C’est pourquoi il nous faut un regard « décalé » qui ne doit en aucun cas être pris pour de la provocation. Il s’agit de tenter de comprendre ce qui est en jeu.
Les questions sont complexes, car il n’y a pas que la situation subjective de l’enfant qui est en cause. Il s’agit aussi de bien d’autres choses, dont la situation des familles dans l’échiquier social. Pourtant, on ne peut agir sans prendre en compte les paramètres sociaux, culturels, politiques – prise en compte délibérée ou méconnaissance ou encore indifférence, elles aussi plus ou moins délibérées. C’est en leur sein et non à l’extérieur, en état de pseudo-lévitation supposée, que la clinique se situe de fait. Car ces paramètres sont des éléments constituants des situations singulières.
Il faut par exemple prendre en considération les conditions de vie d’une partie des couches populaires et moyennes. Il y a une amélioration des conditions de vie, certes, mais pas pour tous. On ne peut pas non plus se limiter à dire que la « société va mal ». Cette vision massive (tout bonheur/tout malheur) reste éminemment partielle. Prenons un exemple : il nous est annoncé la fin de l’abondance sans nous dire pour qui cette fin est une réalité et pour qui juste un effet d’annonce. Un autre exemple : des jeunes ou des familles acculées à des problèmes de plus en plus graves et répétitifs – une des raisons en est la montée vertigineuse des intolérances et des moralismes.
Les problèmes ne viennent pas seulement, pas principalement, des gens, mais plutôt de ce qui est construit socialement comme des problèmes. Soit les retards d’apprentissages, les conduites dites transgressives. Ce sont des anomalies si, et seulement si, des modèles de normalité sont présupposés en amont et considérés comme intangibles, immodifiables. Les choses empirent encore quand ces modèles restent dans l’ombre, naturalisés, tels des données absolues. La difficulté de les discuter et éventuellement les corriger rejaillit sur les problématiques des jeunes, des familles – jusqu’à les rendre gravissimes. On sait toutefois que les apprentissages ou les comportements ne mettent pas en scène uniquement les enfants mais aussi le regard plus ou moins moralisateur, pas assez compréhensif, pas assez intelligent, de certains adultes, si professionnels soient-ils. C’est là que les caractéristiques à accompagner deviennent des difficultés à dépasser au plus vite. D’où certains passages à l’acte professionnels qu’on appelle des urgences. Une manière de l’éviter est d’interroger le fonctionnement des institutions et des pratiques scolaires, leur effets contre-productifs notamment, et non seulement les comportements supposés adaptés ou inadaptés des enfants et des familles ».
Construction d’un Personnage idéal : l’Enfant.
« Des siècles furent nécessaires pour modeler ce personnage plus ou moins imaginaire, doté d’attributs, de droits et de devoirs universels – à différencier des enfants en chair et en os, censés se rapprocher de ce modèle défini comme leur horizon souhaitable et qu’ils sont supposés atteindre. C’est pourquoi l’histoire de l’enfance comporte plusieurs volets entremêlés : la situation socio-historique des enfances toujours plurielles (on n’a pas les mêmes « cinq ans » dans toute société ni dans toute classe sociale), les modèles d’Enfance que les dits enfants pluriels sont censés accomplir, enfin les regards – eux-mêmes socialement et culturellement différenciés – de personnages qu’on appelle parfois trop vite des adultes. L’histoire de l’enfance est en grande partie celle des regards, des représentations, des traitements que les adultes ont porté sur les enfants. Idem pour les familles dites « à problèmes » : faisons attention à ne pas disqualifier leurs inventions, leurs stratégies de survie. A ne pas imaginer une maladive absence de repères là où ces familles s’emploient plutôt à inventer des sentiers à peu près viables dans le monde qu’on leur aura donné à vivre…
Il faudrait aussi reconsidérer ce que l’on dit quand on parle des enfants dits « placés ». C’est, au mieux, un raccourci de langage. Car tout enfant est toujours placé, y compris dans une famille dite d’origine ou « naturelle » parce que relativement conforme aux modèles en vigueur. Parler de « famille biologique » est un contre-sens, la famille est une organisation propre à certaines sociétés, basée sur des liens symboliques, légaux, affectifs, de protection. Il faut plus que la biologie pour faire une famille. Contre-sens encore que les « parents biologiques » : on confond l’extrême variété de formes historiques de parentalité avec la condition biologique de géniteurs et génitrices. Il en reste qu’un placement est donc en vérité un déplacement-replacement : pas toujours et par définition un arrachement, il peut s’agit d’un dégagement, sinon d’une libération. A considérer au cas par cas, bien entendu. Je le rappelle dans un de mes ouvrages (Mythe de la parentalité, réalité des familles) ».
Quelques éléments pour décrire une situation si difficile actuellement
« En matière de personnels éducatifs, mais pas eux seulement, intervient une forme de « rétrécissement libéral ». Non seulement un « tarissement des vocations », qu’il conviendra d’analyser séparément, mais aussi une baisse des compétences, de savoirs et de savoir-faire, d’autorisation d’innover, d’oser sortir des clous, de « puissance d’agir » non pas chez les publics mais bien chez les professionnels. Si on n’entre pas dans le cadre, c’est la panique. Ou la moralisation à outrance ! Sous l’emprise du réalisme plat, comme l’encéphalogramme du même nom, il est demandé aux professionnels de songer uniquement à ce qui est budgétairement possible – en oubliant que toute question d’économie est peu ou prou une question d’économie politique !
Mais le travail dans ces conditions devient insupportable et ses effets peu ou prou néfastes. Or, il faut se demander jusqu’à quel point nous ne sommes pas, individuellement et collectivement, consentants face à ce rétrécissement généralisé. Soit la manie déferlante des protocoles et autres dispositifs de « bonnes pratiques » : s’y opposer relève du romantisme puisque, de fait, on travaille toujours avec des protocoles, au moins implicites, transmis lors des formations, rappelés lors des réunions d’équipe, martelés par les ainés. En revanche, il est possible de relever, analyser et contrecarrer les doctrines inscrites dans les protocoles actuellement en usage, leurs cases, leurs questions et bien entendu leurs silences. Réinventer le plaisir de travailler dépend aussi des salariés. Condition sine qua non pour être utiles aux enfants et aux familles ».
Des analyses illusoires
« Le psychologisme, notamment en protection des enfances, tend à transformer la psychiatrie, la psychologie, la psychanalyse, en explications globales du monde. Pourtant, aucun enfant, aucun jeune, aucun adulte ne peut être réduit à la somme de ses symptômes, si inquiétants paraissent-ils. Car il faut déchiffrer les symptômes, non seulement comme des dysfonctionnements, mais aussi comme des solutions palliatives construites par des sujets pour survivre à leur situation. Symptômes chargés d’idéologies sociales, de préjugés ou d’ouvertures. Pas question de tourner le dos à la dimension psychique, mais de rappeler que les dimensions idéologiques, culturelles, politiques, sont tout aussi significatives en matière d’intervention sociale.
Un mot sur les diverses variantes de comportementalisme, qui se développent dans le champ de la protection de l’enfance. Leur succès tient à leur promesse d’éradication des symptômes, d’aplanissement des problèmes, bref d’évacuation de la question du pourquoi. Ils correspondent bien à l’air (pollué) des temps présents ».
Conditions sociales d’existence des publics : une coordonnée peu, voire pas du tout prise en considération en protection des enfances.
« Il y a un point trouble ou même aveugle quand l’enfant dans son comportement ne répond pas à l’idéal de l’enfant. Comme si ce dernier allait de soi, comme s’il devait primer sur l’enfant réel et les parents en chair et en os. Une empreinte morale œuvre qui consiste à vouloir le bien d’autrui selon le point de vue du moraliste. Considérer tout cela comme naturel et nécessaire et non comme culturel et modifiable est un empêchement majeur pour faire avancer les choses. S’y ajoute l’extrême méfiance, dont la protection des enfances n’a pas l’exclusivité, envers les constructions théoriques, la rigueur conceptuelle, les argumentations. Si les uns et les autres peuvent déboucher sur des abstractions hors sol, ils restent indispensables pour ne pas trop se faire attraper par les mirages des pseudo-évidences. La qualité des prestations concrètes en dépend ! Impossible d’améliorer les pratiques à coups de quelques gadgets baptisés « innovants »…
Se pose aussi la question des moyens. Rien de plus juste que les revendications des salariés travaillant souvent avec des conditions pénibles dans des tâches qui restent bel et bien essentielles. On tape trop souvent sur des institutions qui ne font pas toujours du mauvais travail. Mais les revendications quantitatives ne dispensent nullement de la question qualitative du pour quoi faire, selon quels objectifs, en vue de quel genre de société et donc de famille ? Quelle enfance voudrions-nous, veux-je contribuer à forger ?
La construction d’une formule comme celle de l’information préoccupante est à interroger. Les seuls comportements des enfants ou même des parents ne suffisent pas à rendre cette formule significative. Deux ingrédients s’avèrent au minimum nécessaires. Premier ingrédient : une certaine doctrine plus ou moins implicite, supposément indépassable, sur les enfants normaux ou au contraire en danger, les parents déficitaires ou à la hauteur de leurs responsabilités parentales, etc. Moins ces doctrines sont interrogées, une fois encore naturalisées, et plus des enfants paraissent en danger et des familles maltraitantes. Deuxième ingrédient : des informateurs « préoccupés », dont les cadres de référence vacillent ou ne sont pas corroborés par la réalité. A défaut, les informations ne deviennent pas préoccupantes.
Des familles sont accablées par les dettes, d’autres (ou les mêmes) par les soucis moralisateurs des intervenants. Face à cela, deux voies possibles.
- Celle de la nostalgie d’un passé où les choses étaient claires, simples, voire transparentes. Cette nostalgie passablement réactionnaire invente un passé qui n’a jamais existé. Il ne s’agit pas non plus d’un futur auquel il faudrait parvenir. La terrible histoire de l’humanité est celle des multiples maltraitances à répétition de toutes sortes de populations, dont les enfants. Comparativement, aujourd’hui ces maltraitances diminuent, cessent d’être normales et compréhensibles, on tue moins que par le passé. C’est pourquoi il faut s’y entêter !
- Celle de l’acceptation d’un chemin difficile, mais réaliste. C’est celui de la prise en compte des complexités. pour tenter de construire du « raisonnable » dans les pratiques et du « supportable » » dans les institutions. Deux objectifs également difficiles ! Les intervenants sociaux peuvent s’y employer pour peu qu’ils consentent à expulser une certaine guimauve ambiante ! Est en jeu, on le sait tous, le destin de milliers d’enfants, de jeunes, de familles !