Le magazine les ASH dans son numéro du mois de février pose la question : allons-nous vers « un renouveau de l’approche communautaire ? » C’est une occasion de rappeler que si ce mode d’intervention est peu promu en France, il n’en est pas de même dans d’autres pays et notamment dans le monde anglo-saxon. Les associations professionnelles, que ce soit aux États-Unis ou au Royaume-Uni, tout comme au Canada, défendent cette pratique qu’ils considèrent comme inhérente et essentielle à la pratique du travail social. Nous en sommes bien loin dans notre pays.
Depuis les années 70, la nécessité d’adopter des démarches collectives dans le travail social a été soulignée à de multiples reprises. Les états généraux du travail social en 2015 le soulignaient et aujourd’hui, ce sujet revient dans le Livre blanc du Travail Social paru en décembre dernier. Ce dernier critique les limites du travail social individuel, jugé plus curatif que préventif, et appelle à une valorisation de l’intervention collective. Cependant, malgré ces recommandations, la mise en pratique sur le terrain est considérée comme insuffisante, voire inexistante, en partie parce que certains travailleurs sociaux ne seraient pas familiers avec le concept d’intervention collective.
Faut-il rappeler une nouvelle fois que, même s’ils le souhaitent, les travailleurs sociaux sont « empêchés ». Il est un peu court et facile de leur faire porter la responsabilité du manque de développement du travail social collectif en France. Les centres de formation insistent sur cette méthodologie, mais arrivés sur le terrain, les jeunes professionnel(le)s sont vite enfermé(e)s dans des logiques qui ne leur permettent pas de développer ce type de pratique.
Comme dans de nombreux autres métiers, ils sont contraints par des multiples procédures. Ce n’est pas nouveau. Ils reçoivent des personnes qui présentent des demandes individuelles et doivent y répondre dans une logique de gestion de « files actives » qui ne permet pas de se détacher de l’approche individuelle. Il est de la responsabilité des employeurs de favoriser le développement d’actions collectives qui demandent de pouvoir faire des pas de côtés fort éloignés des procédures et des dispositifs.
En 2015, les États Généraux du travail social avaient mis en place un groupe de travail auquel j’avais participé. Nous écrivions que « le travail social communautaire consiste à accompagner un groupe à s’engager dans des projets d’actions collectives et de changements ». L’ANAS à l’époque avait demandé que les méthodes de travail collectif soient enseignées de façon obligatoire dans les centres de formation. Ce qui est désormais le cas.
Il y a plusieurs façons de développer le « travail social collectif »
L’utilisation de mot « travail social collectif » soulève une question. Il met dans un même chaudron des pratiques extrêmement différentes. Un atelier cuisine qui réunit des allocataires du RSA, a peu à voir avec une action collective permettant à un groupe de jeune d’un quartier d’organiser un séjour de vacances. Une action conduite avec les gens du voyage pour répondre à un problème qu’ils rencontrent est tout autant différente. Nous parlions à l’époque d’ISIC : un sigle qui veut dire Intervention Sociale d’Intérêt collectif. Cet intitulé avait pour avantage de différencier les interventions en cinq catégories différentes : Le travail social avec les groupes, le travail social communautaire, les actions de développement social, les activités de l’éducation populaire et de l’animation et enfin les actions collectives qui n’entraient dans aucun des champs précités. Ce concept d’ISIC est toujours d’actualité, mais uniquement chez les assistant(e)s de service social et les conseillères en économie sociale, familiale qui s’en saisissent.
Bref, vous l’avez compris, le travail social communautaire est une des façons de penser l’action collective parmi d’autres. Sa particularité est qu’il s’adresse à des communautés clairement identifiées. Son but est de permettre le renforcement de la communauté elle-même afin d’accroître son pouvoir pour agir sur ses conditions de vie.
Que mettre derrière le mot communauté ?
Le concept de communauté renvoie à un espace intermédiaire entre la société globale, l’individu et les groupes primaires (famille, amis, petits groupes). En organisation communautaire, le concept de communauté recouvre généralement trois types de réalité : la communauté géographique, la communauté d’intérêts et la communauté d’identité.
Déjà en 2015, le Conseil Supérieur du Travail Social diffusait un avis qui rappelait la nécessité de développer cette approche. « Dans un contexte de crise culturelle et sociale, où la montée des intolérances menace le tissu social, le travail social communautaire se positionne comme un rempart essentiel. Il est temps pour les pouvoirs publics, les institutions et les professionnels de reconnaître et de valoriser cette approche, contribuant ainsi à une œuvre de légitimation renouvelée » était-il écrit. Le travail social communautaire n’est pas seulement une méthode ; c’est une vision de la société où chaque individu, par son appartenance et son engagement, contribue à la construction d’un vivre-ensemble harmonieux et respectueux des diversités.
Des freins qui n’ont pas changé
Des freins au développement de cette pratique avaient été identifiés dans l’avis du CSTS du 1er octobre 2015. Les raisons me semblent être les mêmes aujourd’hui ce qui interroge nos capacités à agir pour apporter des changements notables dans nos pratiques professionnelles.
Le CSTS faisait état des réticences exprimées par les élus face à des processus qu’ils perçoivent comme potentiellement incontrôlables. Ils craignent le développement du communautarisme, mais aussi les dérives sectaires, ou encore les prises de pouvoir individuelles. Ces appréhensions montrent la difficulté de concilier les objectifs du travail social communautaire avec les impératifs de cohésion sociale et de sécurité .
Michel Thierry indiquait en 2016 que « Les interventions sociales collectives et communautaires comportent par définition une part d’imprévisibilité ; les réalisations coïncident rarement de manière exacte avec les objectifs ou prévisions initiales. Il peut aussi se manifester des risques de dérive : prise de pouvoir par un individu ou une fraction du collectif, etc. D’où le rôle essentiel de l’encadrement : fonction de référent et d’appui auprès des professionnels, fonction d’explication et de plaidoyer auprès des autorités institutionnelles ou politiques ».
Le travail social communautaire est aussi confronté à des obstacles plus généraux, tels celui du malaise des professionnels vis-à-vis d’une démarche qu’ils craignent de ne pas maîtriser. L’aléa et l’imprévisibilité d’une conduite de projets collective, l’indisponibilité et le manque de temps des travailleurs sociaux, ainsi que l’enfermement dans la gestion des dispositifs et le reporting administratif, constituent des empêchements majeurs. Ces éléments soulignent une tension entre les exigences administratives et la flexibilité nécessaire à l’approche communautaire.
La vision à court terme imposée par les contraintes budgétaires est, quant à elle, souvent en contradiction avec les horizons moyen ou long terme des processus de travail communautaire. Cette incompatibilité entre les objectifs immédiats et les bénéfices à long terme du travail social communautaire complique son évaluation et sa reconnaissance. La massification de la pauvreté et l’afflux des urgences individuelles exacerbent cette situation, rendant difficile pour les décideurs politiques et techniques de voir le travail social communautaire autrement que comme un « luxe » non prioritaire.
Quand une assistante sociale témoignait
« Sabrina, assistante sociale polyvalente de secteur au département de la Gironde, parle de son expérience du développement social dans le cadre d’une action qu’elle a menée au sein d’un quartier. Cet extrait est tiré du rapport de synthèse des Assises du travail social d’Aquitaine. « Nous partons du constat que le travail social est « otage » d’un empilement de dispositifs, que leur efficience ne pallie guère le délitement du lien social, et qu’ils contribuent à écarter peu à peu le travail social d’une connaissance fine de l’environnement, du tissu local dans lequel vivent les personnes que nous rencontrons. » disait-elle.
Elle ajoutait : « À revenu égal, une famille intégrée dans un collectif fort ne vivra pas sa précarité de façon aussi douloureuse qu’une famille repliée sur sa sphère, elle sort de l’anonymat/ouvre des « possibles »/bénéficie de points d’appui. Ce projet est donc sous-tendu par l’évidente conviction qu’en favorisant les liens sociaux de proximité, amicaux, conviviaux, etc., la précarité objective est atténuée. Par le biais d’un travail de terrain, au cœur d’un quartier, nous contribuons à la mise en lien concrète des habitants entre eux, entre voisins, mais aussi avec le tissu associatif, les élus locaux du canton, en leur fournissant lorsque nécessaire de l’information ajustée à leurs préoccupations et à leurs intérêts, etc. »
« Cette approche nécessite du temps et de la disponibilité pour rencontrer les habitants et accompagner leurs multiples initiatives, et pour le faire non seulement lors des réalisations mais aussi dans des moments plus ordinaires. Elle nécessite du temps aussi car elle suppose de prendre et conserver le recul et la hauteur de vue nécessaires afin de pratiquer une approche « généraliste » du quartier et de ses problèmes. La nature et la profondeur de cet investissement doivent être reconnues à leurs justes mesures ». On ne peut mieux dire.
Face à de multiples témoignages, le CSTS appelait dès 2015 à des évolutions nécessaires, notamment un changement de regard sur le travailleur social. Il demandait une simplification des charges administratives, et une meilleure reconnaissance du travail social communautaire. Ces mesures visaient à desserrer les freins identifiés et à favoriser une approche plus collective et intégrée du travail social, essentielle pour répondre aux enjeux sociaux contemporains.
Le livre Blanc aujourd’hui nous dit la même chose. Il élargit son propos à l’ensemble des actions collectives et a recensé tout ce qui a déjà été écrit sur ce sujet en termes de recommandations. Il ne s’agit plus qu’à les mettre en pratique. Chiche ?
Sources :
- États généraux du travail social – EGTS (2015), « Développement social et travail social collectif », Rapport, février, 270 p.
- « Développer les capacités d’action collective et le travail social communautaire » CSTS Assemblée plénière du 1er octobre 2015
- Le travail social communautaire : une tradition française ? Manuel Boucher Sciences & Actions Sociales 2017/1 (N° 6), pages 8 à 22
- Rapport « Rendre visible et diffuser les pratiques inspirantes du travail social collectif et de développement social. Le mythe de la capitalisation ? » Juin 2019 (Ce rapport contient 5 recommandations)
- Quartier sensibles : et si on essayait le travail social communautaire en 2024 ? (Tribune) | ASH
- Enquête. Vers un renouveau de l’approche communautaire ? | ASH N° 3313 | février 2024
Lire aussi sur ce blog
- Cyprien Avenel : comment « relancer » les actions collectives en travail social ?
- Un manuel de l’intervention collective
- Les différents niveaux de la participation des personnes, des habitants dans une action collective
- Les 7 éléments permettant de réussir et de développer une action collective en travail social ( mais aussi ailleurs.. )
- L’éducation populaire, un outil au service des actions collectives en travail social
Photo : @freepik
Une réponse
Il faudrait trouver un Conseil départemental qui accepte le risque d’expérimenter l’approche communautaire.
Jean-Claude SOMMAIRE