La Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme s’inquiète pour les travailleurs sociaux car « Le travail social est subverti par la logique du renseignement ». Les termes sont forts. Dans son avis publié au Journal officiel du 1er avril 2018, la CNCDH remet en cause le dispositif de prévention de la radicalisation. La commission se montre à ce sujet très réservée sur les mesures de prévention engagées. Le site Localtis précise que la CNCDH « craint en particulier un « risque de dérive vers un contrôle social généralisé ». « L’injonction à la détection et au signalement heurte les missions traditionnelles des travailleurs sociaux. Cela est particulièrement notable pour la prévention spécialisée, qui repose en principe sur le respect de la confidentialité et la libre adhésion des personnes suivies ».
Vous pouvez lire ici sur le site de légifrance cet avis de la CNCDH.
Reprenons ensemble les différents points qui inquiètent la commission : Le premier concerne la mise en place de grilles de détection susceptibles de repérer des comportements de radicalisation. Cette logique de grille qui se veut à finalité prédictive est à utiliser par de multiples professionnels dont les travailleurs sociaux dont ce n’est pas la mission.
- « Les phénomènes visés par le concept de radicalisation, tel qu’il est utilisé par les pouvoirs publics, couvrent un spectre très large d’agissements allant d’un changement vestimentaire ou pileux, à un projet d’attentat. Les grilles de détection mises en place par les ministères de l’intérieur et de la justice pour objectiver la radicalisation d’un individu relève d’une logique prédictive très incertaine et potentiellement discriminatoire. Plus généralement, la prévention de la radicalisation menée par les pouvoirs publics repose sur une logique de surveillance susceptible de parasiter les missions traditionnelles exercées par un certain nombre de professions tournées vers l’éducation et le travail social. De surcroît, une telle approche, dominée par les impératifs du renseignement, risque d’être contre-productive en détournant les jeunes radicalisés de tout contact institutionnel ».
Tout un chapitre (le point B) porte sur un risque de dérive vers un contrôle social généralisé avec l’hypothèse d’un « travail social subverti par la logique du renseignement ».
- « La surveillance généralisée induite par les dispositifs de signalement a des effets non seulement sur la population principalement visée – les musulmans – mais également sur les agents en charge de sa mise en œuvre. Un nombre croissant d’acteurs est en effet mobilisé, d’un côté, pour œuvrer à la cohésion sociale et, d’un autre côté, pour détecter les personnes dites radicalisées : les travailleurs sociaux, les enseignants, etc. L’ensemble de ces agents est enjoint de relayer auprès des services de renseignement les informations qu’ils estiment préoccupantes au regard des indices de basculement. Nombre de chercheurs en sciences sociales ont ainsi relevé la » captation d’un ensemble de services publics dans la lutte contre le terrorisme «
La prévention spécialisée est particulièrement concernée. Elle travaille dans de nombreuses situations avec les services de sécurité intérieure en charge de la surveillance des « radicalisé(e)s »
- « L’injonction à la détection et au signalement heurte les missions traditionnelles des travailleurs sociaux. Cela est particulièrement notable pour la prévention spécialisée qui repose en principe sur le respect de la confidentialité et la libre adhésion des personnes suivies. Or, dans le cadre des conventions passées entre la préfecture et des associations agissant dans ce domaine, des éducateurs sont amenés à entrer en contact avec des personnes soupçonnées d’être radicalisées et à assurer pour le compte de la cellule de suivi préfectorale une mission de surveillance et de remontée d’informations ».
La commission préconise alors de s’en tenir aux strictes recommandations du rapport de Michel Thierry (ancien vice président du Conseil Supérieur de Travail Social (devenu depuis le HCTS) Son rapport est intitulé « Valeurs républicaines, laïcité et prévention des dérives radicales dans le champ du travail social«
- « Cette confusion dangereuse des missions amène la CNCDH à préconiser, à l’instar du rapport de M. Thierry adressé au ministre des affaires sociales et de la santé, qu’a minima, le processus de signalement se fasse dans le strict cadre déontologique de droit commun. Il revient au travailleur social d’apprécier le risque de basculement dans la délinquance et la stricte proportionnalité des transmissions d’information par rapport aux finalités de l’action éducative ».
En conséquence la CNCDH appelle les pouvoirs publics à tenir compte de ses recommandations et » à ne pas porter atteinte au cœur de métier des travailleurs sociaux » car « l’injonction au renseignement » est « contre-productive »
- « La réussite de la mission des travailleurs sociaux – notamment l’accompagnement des personnes vulnérables – repose sur la constitution et l’entretien d’un lien de confiance. Or, la logique de détection des personnes dites à risque qui préside à la mise en œuvre des indices de basculement fragilise ce lien. Lors des auditions menées par la CNCDH, le risque de rupture du lien de confiance a été particulièrement souligné concernant le personnel pénitentiaire ».
Le lien de confiance détruit, la défiance vis à vis des institutions risque de s’amplifier
- « La contamination du champ de l’action sociale par les impératifs du renseignement tend à produire les effets inverses à ceux poursuivis. En fragilisant le lien de confiance, désormais entaché de suspicion, elle risque en effet d’entraîner l’éloignement des personnes suivies du dispositif de protection, ou bien encore d’engendrer des comportements de dissimulation. Elle risque même de les renforcer dans leur hostilité aux institutions. De ce point de vue, la CNCDH exprime sa préoccupation à l’égard d’un dispositif de prévention de la radicalisation qui risque de compromettre non seulement les objectifs du travail social, mais encore la lutte contre le terrorisme ».
La CNCDH insiste à nouveau :
- Elle « rappelle donc avec insistance la nécessité de respecter la mission centrale des travailleurs sociaux, lesquels ne doivent pas devenir des auxiliaires de police ou des services de renseignement. Les pouvoirs publics ne sauraient faire primer une logique sécuritaire sur des politiques publiques mues par un objectif d’intégration sociale. Plutôt que de faire peser sur les travailleurs sociaux cette nouvelle mission de surveillance, la CNCDH recommande de garantir l’autonomie des acteurs sociaux et de les renforcer dans leurs fonctions d’origine ».
Enfin « la commission s’inquiète d’une dérive sécuritaire des pouvoirs publics qui engendre une confusion entre le renseignement et la protection de l’enfance ».
- « La commission regrette en effet, dans le cas d’une situation préoccupante affectant un mineur, la priorité accordée au canal du renseignement, plutôt qu’à celui des services de l’aide sociale à l’enfance ou de la Protection judiciaire de la jeunesse. La plate-forme téléphonique mise à la disposition des familles pourrait être transférée au SNATED qui gère déjà le numéro 119 pour l’enfance en danger. Elle serait alors déconnectée des services de police et du renseignement. La confidentialité des informations recueillies à l’occasion de l’entretien téléphonique serait ainsi garantie aux appelants, sauf en cas de danger immédiat pour la personne ou pour la sécurité commune (37). La CNCDH recommande donc aux pouvoirs publics de déconnecter des services de renseignement le dispositif d’écoute des familles et de l’entourage d’une personne présentant des signes de radicalisation.
Cet avis risque fort d’être une nouvelle fois très critiqué. Pour autant il pose les bonnes questions. Le travail social ne peut être mis à toutes les sauces. Les interventions auprès de personnes « radicalisées » ou susceptibles de le devenir sont extrêmement délicates. Il faut saluer à cette occasion le travail remarquable du Département du Nord qui a créé une instance d’aide et d’écoute des travailleurs sociaux sur ce sujet, tout en respectant les missions et pratiques du travail social. Cela fonctionne.
Cela nous montre combien le soutien des travailleurs sociaux est nécessaire à l’heure où des dizaines voire même des centaines de femmes reviennent de Syrie avec des enfants d’âge PMI. Celles -ci sont incarcérées et leurs enfants confiés à l’ASE le temps d’une enquête. Mais ensuite elles retrouvent leurs familles et retournent dans leur commune d’origine. Ce sont alors les services de « droit commun » qui prennent le relais (notamment la PMI et les services sociaux Départementaux).
On ne peut donc passer sous silence certaines pratiques susceptibles de se développer « à bas bruit ». La CNCDH haute instance est on ne peut plus claire. Les services sociaux ne doivent vraiment pas être « instrumentalisés » par des services de renseignements qui eux, on le comprend aisément, ont aussi fort à faire. Il faut que chacun soit respectueux des missions de l’autre. Or il ne semble pas pour l’instant que le Comité Interministériel de Prévention de la Délinquance et des Radicalisations l’ait vraiment bien compris. Cela risque fort d’être très contre-productif pour ne pas dire plus.
Photo : Séance plénière de la CNCDH diffusée sur le site de la commission
2 réponses
Merci pour la clarté des propos