Les travailleurs sociaux sont bien placés pour savoir que les violences conjugales sont un fléau social. Elles affectent des millions de personnes dans le monde entier. Bien que les victimes puissent être des hommes et des femmes, les statistiques montrent que ce sont bien les femmes qui sont très majoritairement les plus touchées. « Il apparait que l’unique dénominateur commun qui regroupe la quasi-totalité des auteurs de violences graves est la masculinité » explique Eric Macé, Professeur de sociologie, au centre Emile Durkheim de l’Université de Bordeaux. Les travaux qu’il a mené sont particulièrement instructifs.
Des chiffres en constante augmentation en France
En 2021, les services de sécurité ont enregistré 208.000 victimes de violences commises par leur partenaire ou ex-partenaire, soit une augmentation de 21 % par rapport à 2020. Le nombre d’enregistrements a pratiquement doublé depuis 2016, dans un contexte de libération de la parole et d’amélioration des conditions d’accueil des victimes par les services de police et de gendarmerie. Ce qui est en jeu est cette augmentation incessante : les services de police et de gendarmerie ont enregistré 244.301 victimes de violences commises par leur partenaire ou ex-partenaire en 2022, soit une augmentation de 15% par rapport à 2021 ! Il y a aussi la dénonciation de faits anciens (commis avant leur année d’enregistrement). Ce taux est passé de 18 % en 2016 à 28 % en 2021.
Il est également important de noter que ces chiffres ne reflètent probablement pas l’ampleur réelle des violences conjugales dans le pays, car de nombreuses victimes ne signalent pas ces faits aux autorités. Selon une enquête de l’Agence nationale de la recherche (ANR) publiée en 2021, une femme sur cinq en France a déjà subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire intime au cours de sa vie.
Mais qui sont les auteurs ?
Des études ont montré qu’il n’existe pas de profil type d’auteur de violences conjugales. Cependant, certaines caractéristiques sont plus fréquentes chez les auteurs de violences que dans la population générale. Selon une étude publiée dans la revue Trauma, Violence, & Abuse, les auteurs de violences conjugales sont plus susceptibles d’avoir des antécédents de violence dans leur enfance, de consommer de l’alcool ou des drogues, de présenter des traits de personnalité narcissiques ou antisociaux, et de croire en des stéréotypes de genre traditionnels.
Les violences conjugales sont souvent le résultat d’un mélange complexe de facteurs individuels, sociaux et culturels. Les auteurs peuvent avoir des antécédents de violence dans leur enfance, ce qui peut les amener à considérer la violence comme un moyen acceptable de résoudre les conflits. La consommation d’alcool ou de drogues peut également jouer un rôle, en abaissant les inhibitions et en augmentant l’agressivité.
Les stéréotypes de genre traditionnels peuvent aussi contribuer aux violences conjugales. Les hommes qui croient que les femmes sont inférieures ou qui considèrent que les hommes ont le droit de dominer leurs partenaires sont plus susceptibles de commettre des violences conjugales que les autres. Selon une étude publiée dans le Journal of Family Violence, les hommes qui adhèrent à des stéréotypes de genre traditionnels sont plus susceptibles de justifier la violence domestique et de la perpétrer.
Des logiques d’action en œuvre
Eric Macé, a publié récemment un article particulièrement intéressant sur le site The Conversation. Il précise d’abord qu’il n’existe pas de profil type d’hommes violents. Ce sont plutôt des logiques d’action qui sont à l’œuvre. Les auteurs de violence ne relèvent pas non plus de troubles psychiatriques avérés et se trouvent dans tous les milieux. Seules les violences les plus graves sont marquées socialement avec une surreprésentation des hommes pas ou peu diplômés, actifs sans emploi et issus des milieux les plus précarisés. Il apparait que l’unique dénominateur commun qui regroupe la quasi-totalité des auteurs de violences graves est la masculinité.
Des analyses de qualité chaque jour dans vos mails, gratuitement.
Ce professeur de sociologie publie un tableau fort intéressant et instructif : l’équipe de recherche a travaillé avec des matériaux empiriques (167 dossiers sociojudiciaires, 72 dossiers d’alternatives aux poursuites, 22 entretiens avec des auteurs). Ils montrent que la notion de « violence contre partenaire intime » recouvre de façon répétitive quatre types de conduite.
Il y a tout d’abord, des violences « anomiques », c’est-à-dire liées à une perte de contrôle de soi, notamment sous l’emprise de l’alcool, de la colère ou d’une contrariété. À l’inverse, on observe des violences « oppressives », qui sont des violences organisées et méthodiques.
Sur un autre registre, on observe des violences « relationnelles » qui structurent la relation, et souvent depuis le début. Enfin, on observe des violences « conjoncturelles », qui n’ont pas nécessairement de précédents, mais qui sont déclenchées par un événement chargé de tensions et de stress. Si on combine ces quatre types de violence, on obtient quatre logiques d’action toutes typiques des conduites masculines.
L’auteur va plus loin en présentant des vidéos qui expliquent les différentes logiques d’action dans les situations. Il peut être utile que les travailleurs sociaux les repèrent afin de mieux les prendre en considération. Ces logiques bien évidemment n’excusent pas la responsabilité et la gravité des actes posés.
La violence habituelle, la perte de contrôle de soi, l’emprise et la reprise de contrôle sur autrui…
La violence habituelle est une logique d’action qui est à la fois anomique et relationnelle. Elle est fréquente dans les milieux les plus socialement précarisés et peut également apparaître au sein des classes moyennes lorsque les contrariétés inhérentes aux relations intimes ou conjugales deviennent violentes. Cette violence est souvent présente dans les relations et peut être considérée comme une réaction courante à des situations stressantes ou frustrantes.
La perte de contrôle de soi est une logique d’action qui est également à la fois anomique et conjoncturelle. Elle est déclenchée par un événement inhabituel qui produit des tensions émotionnelles et du stress. Certains hommes ont recours à la violence pour mettre fin à une situation de tension qu’ils ne savent pas affronter autrement. Cette violence est souvent isolée et peut ne pas être liée à une relation violente.
L’emprise est une logique d’action qui est à la fois méthodique et relationnelle. Elle correspond à la notion classique de « domination » ou de « contrôle » exercé par certains hommes sur leurs partenaires. Cette logique d’action est souvent activée lorsque les attentes des hommes envers leurs partenaires ne sont pas satisfaites et qu’ils réagissent de manière violente pour affirmer leur masculinité. Les violences peuvent être psychologiques, économiques ou physiques.
La reprise de contrôle sur autrui est une logique d’action qui est à la fois méthodique et conjoncturelle. Elle est souvent déclenchée par une rupture non désirée qui touche les ressorts d’un « narcissisme blessé » propre aux hommes qui s’identifient à une image de soi masculine rigide et vulnérable. Sans qu’il y ait nécessairement eu de violence auparavant, cette logique d’action peut conduire à une tentative de « reprise de contrôle sur autrui » via des actions de harcèlement qui peuvent devenir obsessionnelles et inextinguibles, allant jusqu’au féminicide.
Ces logiques d’action peuvent être combinées et sont souvent liées à des facteurs socioculturels, tels que les stéréotypes de genre et les inégalités de pouvoir dans les relations intimes. Il est important de prendre en compte ces facteurs pour comprendre les causes profondes de la violence dans les relations intimes et pour développer des interventions efficaces pour la prévenir et y répondre.
Que faire alors ?
En fin de compte, la prévention des violences conjugales nécessite une approche globale qui aborde non seulement les facteurs individuels, mais aussi ceux qui sont sociaux et culturels. Bien qu’il n’existe pas de profil type d’auteur de ces violences spécifiques, des études ont montré que certains facteurs de risque sont plus fréquents chez ceux qui passent à l’acte que dans la population générale. En identifiant et en abordant ces facteurs de risque, nous pouvons aider à prévenir les violences conjugales et à protéger les victimes. Cela nécessite d’agir en amont.Des approches plus précises sont nécessaires, en particulier en ce qui concerne la prise en charge des auteurs.
Les résultats de cette recherche montrent que l’approche juridique française ne tient pas suffisamment compte des spécificités liées au genre. Cette situation serait dûe à l’héritage historique des normes patriarcales qui ont défini le droit depuis l’Antiquité romaine.
En effet, les normes égalitaires ont remplacé les normes patriarcales dans les sociétés occidentales modernes. Mais en France, cette transition a été effectuée en occultant la réalité de l’héritage patriarcal. Ceci à la différence de pays tels que l’Espagne ou la Suède qui prennent en compte la dimension genrée de ces violences. Cela signifie que le droit français est encore mal équipé pour traiter les violences de genre, malgré la volontée politique affichée de les sanctionner nous explique Eric Macé.
Bien évidemment tout cela nécessite une approche multidisciplinaire. Les professionnels de la santé, les travailleurs sociaux, les avocats et les responsables politiques doivent travailler ensemble pour prévenir les violences, protéger les victimes et cadrer les auteurs responsables. Les hommes ont aussi un rôle important à jouer dans la prévention. Ils peuvent contribuer à prévenir les violences en remettant en question les stéréotypes de genre traditionnels et en adoptant des attitudes plus égalitaires envers les femmes. Ils peuvent aussi avoir un rôle actif en dénonçant la violence domestique lorsqu’ils en sont témoins tout en soutenant les victimes.
Mais le chemin sera long à parcourir : « Le volontarisme politique affiché de les sanctionner rencontre une double limite : par tradition, le droit pénal protège la présomption d’innocence et le droit civil protège les liens parentaux… au risque d’exposer les victimes tant qu’aucune condamnation n’a été prononcée. » Là aussi est le problème.
En conclusion, les violences conjugales affectent des millions de personnes dans le monde entier. La France comme d’autres pays est tout autant concernée. Bien qu’il n’existe pas de profil type d’agresseurs, des études ont montré que certains facteurs de risque sont plus fréquents chez les auteurs que dans la population générale. En abordant ces facteurs de risque et en adoptant une approche globale qui remet en question les stéréotypes de genre traditionnels et offre un soutien aux victimes et aux auteurs de ces violences spécifiques, nous pouvons aider à les prévenir et à construire des relations plus saines et plus égalitaires entre les femmes et les hommes.
Lire :
- Violences conjugales : plus de 244 000 victimes en 2022, soit une hausse de 15% | Vie Publique
- Existe-t-il des profils types d’auteurs de violences conjugales ? | The Conversation
Note : mon article est largement inspiré de travail d’Eric Macé, professeur de sociologie, UMR Centre Emile-Durkheim, Université de Bordeaux et de son article publié sur le site de The Conversation
Photo : @KamranAydinov freepik.com