L’action sociale doit-elle être revisitée ?

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Notre quotidien a été bouleversé par un événement nouveau et inédit dans son ampleur. Il est lié à la façon dont notre société fonctionne aujourd’hui. La pandémie a brutalement révélé nos limites et a généré inquiétudes et angoisses. Elle nous invite encore une fois à réfléchir avant d’agir. Elle nous oblige à tenter d’y voir clair dans une époque où l’avenir est incertain.

Tout change et rien ne change à la fois. Tout change dès lors que nous sommes confinés, restreints dans nos capacités de nous déplacer, de consommer, de travailler… Rien ne change si nous regardons notre comportement humain. Avec ou sans cette pandémie, nous pouvons par exemple avoir peur de la mort, la craindre ou l’accepter comme une fatalité. Nous pouvons penser d’abord à nous, mais nous pouvons tout autant avoir envie d’aider notre prochain. Nos comportements sont ancrés dans une histoire et une culture qui nous montrent, pour peu que l’on observe le passé, que nous n’avons rien inventé sur ce sujet.

L’action sociale en France, peut-elle ou doit-elle être revisitée après la pandémie ? Rappelons d’abord qu’elle est selon le sens commun « l’ensemble des moyens par lesquels une société agit sur elle-même pour préserver sa cohésion ». Pour cela, il est fait appel à des dispositifs législatifs et réglementaires qui sont regroupés au sein du Code de l’action sociale et des familles. Nous ne parlons pas alors du travail social ni de la simple conjugaison des pratiques professionnelles et bénévoles engagés dans l’aide, l’assistance, l’action éducative et le développement social. Non, l’action sociale va au-delà et se structure suivant trois principes. D’abord, l’assistance et l’aide aux plus défavorisés, en raison d’un droit à la solidarité nationale et locale ; ensuite, la protection universelle qui a pour but de couvrir certaines catégories de dépenses pour tous ; enfin, l’assurance organisée par le droit social qui permet de mutualiser les risques.(2)

Que nous apprend cette pandémie ?

D’abord que nul n’est à l’abri, puisque des personnalités célèbres, tout comme des « invisibles », ont succombé au virus. Cette indifférenciation des victimes, même si ce sont les plus fragiles qui sont les plus touchés, nous montre notre interdépendance. Nous sommes tous vulnérables malgré tous les acquis de la science et des technologies.  Cela nous rappelle l’universalité de notre condition humaine au-delà nos différences.

Elle nous apprend aussi que nous avons la nécessité d’être encore plus attentionnés les uns vis à vis des autres. Ce que je fais a un impact sur mon voisin, mon collègue, mes proches. Ce qu’ils font a aussi un impact sur moi. Nous sommes des êtres qui dépendons les uns des autres. Nous n’existons en tant que sujet que si nos semblables existent et sont en relation avec nous. Le darwinisme social, cette doctrine qui transpose la théorie de la sélection naturelle à la société humaine a rencontré ses limites.

Elle nous apprend aussi que la loi du plus fort ou du plus riche ne fonctionne pas en temps de pandémie. Certes les plus forts se protègent mieux, mais ils ne sont pas épargnés.

Elle nous rappelle enfin que, c’est bien le monde réel qui s’impose à nous même si le virtuel est important et permet beaucoup de choses. Ce réel n’est pas celui du rêve télévisuel et publicitaire qui nous invite à consommer toujours plus.

L’homme ne peut indéfiniment imposer sa marque sans tenir compte de l’écosystème qu’il perturbe. A invention nouvelle, se crée un problème nouveau encore plus complexe à résoudre. Or, notre organisation sociale a favorisé au nom de la croissance la complexité des réponses, les interdépendances et la bureaucratie qui accroissent notre fragilité. Cela vaut pour l’économie comme pour l’industrie, l’énergie, les services et aujourd’hui la biologie.

Faut-il repenser l’action sociale après la pandémie ? 

Je ne vois pas pourquoi elle remettrait en cause nos trois fondamentaux que sont l’assistance, la protection universelle et la mutualisation des risques. Au contraire, ces trois piliers ont besoin d’être renforcés, car s’ils ont démontré leur efficacité, la faiblesse des moyens qui leur sont alloués les ont fait vaciller. Nous avons la preuve désormais que si l’on s’attaque à eux c’est toute la société qui est en danger.

L’assistance réduite à minima, c’est moins de lits dans les hôpitaux, mais aussi moins d’intervenants dans les EHPAD, les CHRS et dans l’ensemble des services sociaux. Ce sont moins de moyens humains pour soigner mais aussi pour aider, soutenir et accompagner. Que dire si la protection universelle disparait ou tout simplement ne l’est plus ? On le voit dans des pays comme les États Unis où l’accès aux soins n’est abordable que pour ceux qui ont une couverture sociale. Les autres peuvent mourir dans leur coin. Il n’y a pas besoin de pandémie pour cela. C’est inacceptable, vu de France, même si le modèle américain a longtemps fait rêver.

Enfin, si la santé et le bien-être social n’ont pas de prix, ils ont un coût qu’il faut bien mutualiser. C’est aussi cela la solidarité. Malheureusement, au fil des ans, la notion de mutualisation a laissé la place à l’assurance individualisée, au nom de la responsabilisation de chacun. Nos gouvernements successifs ont aussi, sans cesse, allégé les charges des entreprises au nom de la compétitivité, au point qu’elles contribuent de moins en moins aux mécanismes de solidarité.

Il nous faut « revisiter » nos pratiques professionnelles

Cette pandémie peut aussi être une opportunité pour revoir et réfléchir sur nos pratiques professionnelles en remettant au centre de nos organisations le bien commun. Moteur de l’action sociale, nos pratiques de travail social devront être revisitées à la lumière de ce qui s’est passé. Chaque service et institution devra tirer un bilan de la période afin de mesurer dans un premier temps ce qu’il en a appris. Viendra ensuite la construction d’un plan d’action pouvant être mis en œuvre dans chaque structure, si une nouvelle crise apparait.

Ce travail sera l’occasion de recueillir la parole de tous, personnes accompagnées, travailleurs sociaux de terrain et d’encadrement, directions et personnel administratif. Tous ont appris de cette crise et ont acquis un savoir et une expérience. Les associations professionnelles et les représentants des salariés auront eux aussi leur mot à dire, car la recherche de solutions nouvelles ne devra pas mettre à mal les conditions de l’exercice professionnel.

L’espèce humaine a vu ses ambitions freinées. Nous risquons d’être placés face à des problèmes encore plus graves que cette pandémie, si demain nous reprenons le fil des choses comme si rien ne s’était passé.

Il nous faut revenir à la raison et à ce que Pierre Protopkine (1842-1921) disait. Pour lui, la compétition n’a pas de sens pour le bien être des espèces. Dans la nature écrit-il « l’entraide est la règle générale et le fait dominant ». « C’est le moyen le plus sûr de donner à chacun la plus grande sécurité, la meilleure garantie d’existence et de progrès physique intellectuel et moral » (2).

Si l’on veut aller dans ce sens, il faut apporter plus de moyens à l’action sociale. Une meilleure reconnaissance et des mécanismes renouvelés de financement devront faire contribuer toutes les couches de la société. Même celles et ceux qui vivent des dividendes. Les entreprises, elles-aussi, devront s’engager. Une refondation est nécessaire et il ne faudra pas laisser celles et ceux qui pensent et construisent le monde tel qu’il est le remettre en marche à l’identique.

 

(1)   Verdu, Corinne, et Isabelle Lorenzi-Sonnet. Petit lexique du travail social. Champ social, 2013

(2)   Cité par Evelyne Pieiller in « réinventer l’humanité… » Le Monde Diplomatique avril 2020 p.12

 

Note : cette tribune a été publiée dans le numéro 1274 de Lien Social : « Crise sanitaire : quelle leçon pour l’avenir ? »

 

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