Pourquoi les travailleurs sociaux ne sont pas des « mangeurs de vent » ?

Boris Cyrulnik est une figure bien connue du grand public. Ses ouvrages, mêlant récits de vie et analyses psychologiques, ont rencontré un certain succès. Ses conférences attirent le public, désireux d’écouter ses explications claires et « apaisantes ». Au fil de son œuvre, ce psychiatre médiatique, qui a également pratiqué la psychanalyse, explore sans cesse l’âme humaine, et en particulier la manière dont la personnalité se construit dès les premiers jours de la vie.

Il souligne l’importance cruciale de l’établissement d’un lien d’attachement solide dès la petite enfance. Une relation positive et valorisante avec un adulte contribue de manière significative à la construction de l’identité de l’enfant. En exprimant à l’enfant sa valeur et l’importance de ses paroles à travers des actions concrètes, l’adulte l’aide  à développer une estime de soi qui sera un soutien précieux face aux défis de la vie. Les professionnels du travail social rencontrent fréquemment des individus, en particulier des jeunes, qui n’ont pas eu la chance de bénéficier d’un attachement positif durant leur enfance. Cela a des conséquences sur leur capacité à construire une identité positive et à développer une estime de soi sain

Vous-même, vous avez très certainement été marqué(e) par une figure qui a marqué votre enfance. Cette personne, que cela soit votre mère, votre père, vos grands parents etc.,  ont marqué votre personnalité et ont fait une part de ce que vous êtes devenu. Ce n’est pas seulement cela bien sûr. Vous avez aussi été influencé(e) par le milieu social dans lequel vous avez grandi et par celui qui est le vôtre actuellement. Votre formation est aussi entrée en ligne de compte. Elle vous a sans doute permis de prendre un peu de distance avec tout cela.

Aujourd’hui, vous êtes étudiant(e) ou travailleur(se) social(e) ou plus simplement aidant. Votre façon de l’être est très probablement marquée par votre expérience passée plus ou moins proche. En termes de tendance, votre modèle éducatif est souvent la résultante de votre vécu étant enfant, soit en l’adoptant, soit en le rejetant. Ce que nous dit Boris Cyrulnik dans son ouvrage « Le laboureur et les mangeurs de vent » peut vous inspirer.

Un livre pour mieux comprendre nos comportements

Il  se penche dans ce livre sur les différentes manières de penser le monde. Il s’interroge sur pourquoi certains se réfugient dans le conformisme d’une pensée consensuelle qui peut mener à l’aveuglement, voire dans les cas extrêmes au meurtre et au génocide, tandis que d’autres manifestent curiosité et empathie et préfèrent penser par eux-mêmes, quitte à se retrouver isolés.

Boris Cyrulnik souligne la puissance de ce qu’il appelle l’ « emprise maternelle ». Elle peut aussi être celle d’une personne de substitution ; cela peut aussi concerner une figure masculine. Cette empreinte précoce est nécessaire pour acquérir un attachement sécurisant qui permettra de s’adapter aux divers événements de la vie. Cependant, il est tout aussi nécessaire de s’en dégager au cours de son développement.

En dépit de son parcours personnel chaotique, cet homme a choisi de devenir psychiatre, une décision motivée par son désir de comprendre la folie sociale qui a conduit à la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, il continue à penser que ce n’est pas la folie d’un homme qui peut expliquer un tel phénomène psychosocial. Mais là n’est pas l’essentiel ni l’objet de mon propos.

Dans son livre, le psychiatre distingue les « laboureurs », ceux qui ont un savoir enraciné dans le réel, des « mangeurs de vent », ceux qui récitent un discours logique et cohérent, mais coupé de la réalité. Il explique que penser par soi-même peut coûter très cher et peut même conduire à perdre ses amis. Cependant, il souligne que la vie est passionnante, à condition de chercher à la comprendre. C’est ce que font les travailleurs sociaux.

 Contrairement à ce que l’on peut penser, la vie professionnelle des aidants est passionnante tant la richesse humaine qu’ils côtoient est variée. Cela malgré les détresses dont ils sont témoins. Les travailleurs sociaux sont ancrés dans le monde réel et non celui sublimé des émissions de télévision ou sur les réseaux sociaux. Ils sont prudents et réservés face à tout ce qui relève de la propagande ou de la manipulation des idées. Seuls leur importe ce réel concret dont ils sont témoins. C’est peut-être aussi pour cela qu’ils ne sont ps toujours bien perçus. Leurs observations dérangent le sens commun.

Les travailleurs sociaux sont des laboureurs

Ils labourent le terrain, celui de leur quartier ou de leurs missions dans tel ou tel établissement. Ils s’interrogent sur le sens à donner aux actes qu’ils posent. De ce fait, ils supportent mal à juste titre qu’on leur dise ce qu’il faut faire, car ils considèrent que chaque situation est particulière et mérite que l’on en explore toutes les potentialités. C’est sans doute ce qui fait qu’ils sont réservés face aux procédures et mode d’emploi qui relèvent du prêt à penser comme s’ils ne savaient pas penser par eux-mêmes.

Ils revendiquent aussi à ce sujet le pouvoir de l’intelligence collective. Ils pensent aussi que l’on est plus intelligent à plusieurs et que cette pratique de se mettre autour d’une table pour réfléchir ensemble, tenter de comprendre ce qui se passe, évaluer ce qu’il est pertinent de faire se construit à plusieurs. Si possible aussi avec la personne concernée, première experte de sa situation. Dans ce sens ils sont bien des laboureurs qui tentent de défricher un terrain aride, celui de la souffrance et de l’errance humaine qui s’égare dans des voies telles la maltraitance, l’addiction, la violence et parfois aussi le désespoir.

Les travailleurs sociaux ne sont pas des mangeurs de vent

Dans un monde où les idées préconçues et les pensées conformistes sont souvent la norme, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik nous invite à explorer une autre voie. Dans une récente interview pour le magazine Sciences Humaines, il dénonce la « pensée paresseuse » des « mangeurs de vent », qui se complaisent dans l’embrigadement.

Les travailleurs sociaux qui respectent les principes éthiques liés à leurs professions, sont obligés dans les faits à développer une pensée qui n’est pas « paresseuse ». En tentant de répondre au cas par cas à des problématiques issues de situations complexes. Les situations qu’ils côtoient les obligent à penser au « coup d’après ». Il leur est nécessaire d’anticiper. Or l’anticipation oblige à se poser des questions, à mesurer les effets de telle ou telle action.

Non franchement, les professionnels de l’aide et du soin qui se respectent ne sont pas du tout des « mangeurs de vent ». Ils ne récitent pas des discours qui se veulent logiques et cohérents détachés du réel. Ils savent que la réalité humaine est faite d’incertitudes et d’incohérences. C’est là leur force et il est vraiment dommage que cela ne soit ps reconnu.

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photo : Boris Cyrulnik en 2011 à Gênes (Italie), à la suite d’une conférence intitulée Guida alla distruzione di un sentimento logorante, donnée par Boris Cyrulnik. CC BY-SA 2.0

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4 Responses

  1. Merci monsieur,la distance et le manque où nous sommes enlisé ne permet pas de bouger, mais grâce à internet on peut lire des textes qui sont porteurs d’espoir, les travailleurs de la société tel que vous les nommez et à qui vous appartenir son comme des étoiles de la voûte céleste.

  2. Les centres de formations sont arche -boutés devant les critères d employabilité : la libre pensée et l affranchissement des normes n y sont pas promus ou valorisés.
    Vers la constitution consumériste d Une machinerie du prêt à(bien) penser.
    Conf généalogie de la pensée.

    1. Bonjour,
      Les centres de formation, la majorité, oui peut-être,…mais les format-rices-eurs, la majorité, non, certainement pas, puisque comme moi, ils ont la plupart pratiqué et continuent de pratiquer. Ainsi, ils savent très bien qu’une seule certitude est valable dans le travail social, c’est de n’être sûr de rien ! Bien cordialement.

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