Pour tenter de travailler plus efficacement, nous avons accidentellement déployé une manière inhumaine de collaborer, nous explique Cal Newport : un usage immodéré des courriels au travail contribue à augmenter de façon notable le stress professionnel. Ces aspects néfastes ont été scientifiquement prouvés.
Début 2017, un aspect de la loi sur le travail est entrée en vigueur qui tentait de préserver un soi-disant « droit à la déconnexion » fort peu appliqué, car non contraignant. Les entreprises de cinquante employés ou plus étaient tenues de négocier des politiques spécifiques concernant l’utilisation du courrier électronique après les heures de travail. Il s’agissait de réduire le temps que les salariés (les cadres notamment) passent à gérer leur boîte de réception le soir ou le week-end. Myriam El Khomri, la ministre du Travail de l’époque, avait justifié la nouvelle loi, en partie, comme une étape nécessaire pour réduire le burn-out. Cette loi prévoit aussi la signature de chartes qui relèvent plus de la déclaration d’intention. Ce sujet pointe du doigt un problème universel : non seulement le courrier électronique nous envahi, mais il crée du stress. Il favorise ce que Newport appelle une « approche frénétique et improvisée du travail ».
Une expérience sur la corrélation entre stress et les usages de la messagerie
Pour étudier les effets du courrier électronique, une équipe dirigée par des chercheurs de l’Université de Californie à Irvine a connecté quarante employés de bureau à des moniteurs de fréquence cardiaque sans fil pendant environ douze jours. Ils ont enregistré la variabilité de la fréquence cardiaque des sujets, une technique courante pour mesurer le stress mental. Ils ont également surveillé l’utilisation de l’ordinateur par les employés, ce qui leur a permis de corréler les vérifications des e-mails avec les niveaux de stress. Ce qu’ils ont trouvé ne nous surprend pas. « Plus on passe de temps à envoyer des e-mails au cours d’une heure donnée, plus le stress est élevé lors cette heure », ont noté les auteurs.
Dans une autre étude, les chercheurs ont placé des caméras thermiques sous l’écran d’ordinateur de chaque sujet, leur permettant de mesurer la chaleur des émotions sur le visage d’une personne pouvant révéler une forme de détresse psychologique. Ils ont découvert que le classement automatique des mails, une « solution » couramment suggérée pour améliorer son expérience avec le courrier électronique, n’est pas nécessairement efficace. Pour les personnes qui ont obtenu un score élevé d’émotions, le fait de regrouper des e-mails les a en fait rendues plus stressées, notamment à cause de l’inquiétude provoquée par l’idée qu’elles risquaient d’ignorer des messages urgents puis d’être considérées « en faute » par leur hiérarchie
Les chercheurs ont par ailleurs découvert que l’on répond plus rapidement aux e-mails lorsqu’on est stressé. On répond plus promptement, mais plus superficiellement. Un programme d’analyse de texte appelé enquête linguistique et nombre de mots a aussi révélé que les e-mails de personnes anxieuses étaient plus susceptibles de contenir des mots exprimant de la colère. « Si l’utilisation du courrier électronique permet aux gens de gagner du temps dans la communication, cela a également un coût, ont conclu les auteurs des deux études. Finalement, les chercheurs suggèrent aux organisations de faire un effort concerté pour réduire le trafic des messageries professionnelles. …/…
Nous n’avons pas vraiment besoin de données pour percevoir ce problème que beaucoup d’entre nous ressentent intuitivement. Lorsque vous êtes stressé, vous êtes moins disponible à l’autre, mais aussi plus susceptibles de vous épuiser. Cela a un impact sur votre santé et cela peut conduire à souhaiter quitter son emploi.
Une dévotion servile aux boites de réception
Le pouvoir néfaste du courrier électronique a par ailleurs des implications plus philosophiques. Il y a deux cent trente millions de travailleurs qui utilisent le courrier électronique au quotidien. Si cette population se retrouve enchainée dans une dévotion servile aux boîtes de réception et aux canaux de discussion, alors cela s’ajoute à beaucoup d’autres sujets susceptibles de développer du mal être à l’échelle de la planète. D’un point de vue pratique, ce niveau de souffrance professionnelle ne peut être ignoré, surtout s’il y a quelque chose que nous pouvons faire pour l’atténuer.
Compte tenu de ces enjeux, il est surprenant que nous passions si peu de temps à essayer de comprendre à la source de ce qui ne va pas. De nombreux cadres en management ont tendance à rejeter le bilan psychologique des courriels. C’est pour eux un effet secondaire lié à de mauvaises habitudes de réception, de classement ou encore une mauvaise gestion de personnes qu’ils considèrent fragiles. Des aspects beaucoup plus profonds sont en jeu dans la génération de notre inadéquation avec les usages des messageries, y compris certains qui sont au cœur même de ce qui nous anime en tant qu’êtres humains.
Le revers d’une obsession évolutive pour l’interaction sociale est un sentiment de manque lorsqu’elle est contrecarrée. Cela fonctionne de la même manière que notre attirance pour la nourriture se double de la sensation de la faim ou par exemple la cigarette, le café, le sucre ou le chocolat qui sont des excitants. Notre besoin de connexion s’accompagne d’un malaise anxieux lorsqu’il est empêché. C’est comme lorsque nous sommes privés d’un produit dont nous sommes dépendants.
Un effet secondaire malheureux d’une communication excessive par e-mail est qu’elle vous expose constamment à exactement cette forme d’addiction et finalement de détresse. Une pratique frénétique de la collaboration entre professionnels génère des messages plus rapidement que vous ne pouvez les suivre : vous avez à peine terminé de répondre que vous constatez que trois autres messages sont arrivés dans l’intervalle. Si vous répondez, vous alimentez chez les autres un nouveau besoin de répondre. Vous êtes dans un cycle infernal qui n’a pour limite que votre fatigue.
Lorsque vous êtes en vacances, vous échappez à tous ces courriels qui rythment votre quotidien professionnel. Mais ils sont bien là à s’accumuler en votre absence. De retour au travail, une nouvelle pression s’exerce : Vous devez prendre connaissance et réagir à plusieurs centaines de messages, parfois, il vous faut une journée, voire plus pour vous « remettre à niveau ». Tout cela est vraiment fatiguant et contreproductif. Tout ce temps passé devant votre écran avec la nécessité d’interagir pour finalement montrer que vous êtes « à niveau » a un réel coût sur votre santé. Et cela contribue à vous rendre encore plus dépendant. Finalement, vous pestez, mais ne pouvez-vous en passer.
Une solution extrême : la destruction automatique des mails non lus
Cal Newport nous explique que les connexions manquées dans une boîte de réception e-mail toujours remplie font fonctionner des systèmes d’alarme dans notre cerveau paléolithique. Malgré notre rationalité, nous en sommes prisonniers tel ce joueur qui ne peut s’empêcher de parier. Cet effet est si important que la société Thrive Global, a exploré les moyens permettant libérer ses employés de cette anxiété pendant qu’ils étaient en vacances, car certains d’entre eux avaient des symptômes aigus.
Cette société a fini par expérimenter une solution extrême, appelée Thrive Away (loin de Thrive). Si un employé de Thrive envoie un e-mail à un collègue qui est en vacances, l’expéditeur reçoit une note indiquant que le collègue est absent et le message est automatiquement supprimé. En théorie, un simple répondeur automatique de vacances pourrait être suffisant, car il indique aux personnes qui envoient un message de ne pas s’attendre à une réponse jusqu’au retour du destinataire, mais la logique va au-delà et évite la pression des messages non lus que l’on trouve en revenant de congé.
Il a été considéré que les messages en attente ont un potentiel de création d’anxiété, qui ruine les gains obtenus par le temps libre du salarié. Le seul remède est finalement d’empêcher complètement les messages d’arriver. Cette destruction libère de l’anxiété croissante de se retrouver avec une pile croissante d’e-mails qui vous attendent à votre retour. Vous gardez alors les gains de la véritable déconnexion professionnelle…
Apprenons maitriser ce qui nous est néfaste
L’histoire de la technologie est jonchée de récits édifiants sur ce qui ne va pas lorsque de nouveaux outils offrent une commodité superficielle, mais sont mal adaptés à la nature humaine fondamentale. Le courrier électronique est sans doute l’un des meilleurs exemples de telles conséquences involontaires dans l’histoire récente. On pourrait tout autant parler de la dépendance aux réseaux sociaux
Il est utile, bien sûr, que nous puissions communiquer instantanément, de manière fluide et sans tensions. Les humains ne sont pas des routeurs de réseau. Ce n’est pas parce qu’il nous est possible d’envoyer et de recevoir des messages sans cesse à tout moment que c’est un moyen durable d’exercer son travail. Les technologies nous servent au mieux lorsque nous déployons leurs nouvelles efficacités dans l’objectif d’améliorer la condition humaine. Nous ne devrions pas bannir le courrier électronique, mais nous ne pouvons plus permettre qu’il soit utilisé de manière à développer notre stress et altérer notre santé au travail
lire aussi
- La tyrannie de nos messageries…
- Numérique et Travail Social : de nouvelles addictions à prendre en compte ?
Lire aussi mon ouvrage « Comprendre et maîtriser les excès de la société numérique »
Source : « A World Without Email » de Cal Newport, sorti en mars de Portfolio.