Nous avons tendance, en travail social, à mettre au premier plan la fragilité et la vulnérabilité humaines pour penser la pratique s’appuyant sur les principes éthiques de responsabilité et celui de réalité. Cela se fonde sur différents courants de pensée qui ont élaboré plusieurs théories sur la fragilité et la vulnérabilité s’inscrivant dans le champ de l’« éthique du care ». Nous défendons l’importance de la justice sociale, du soin pour autrui, notamment en direction des personnes les plus fragiles et les plus vulnérables (1). Pour autant, comment nous y prenons-nous ? Gaëlle Fiasse (2) souligne à juste titre que les meilleures intentions ont souvent des conséquences désastreuses, et que des intentions qui paraissent bonnes a priori peuvent en cacher des beaucoup moins nobles que ce qui est initialement mis en avant.
Pour simplifier le propos, prenons un exemple. Madame X, qui vit seule à son domicile, a de plus en plus « d’oublis ». Âgée, elle se déplace difficilement et son comportement laisse supposer un net affaiblissement de son autonomie au point que ses proches s’inquiètent. Ne faudrait-il pas qu’elle aille dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), structure qui semble mieux correspondre à sa situation ? Les places sont rares, et il faut s’y prendre à l’avance. Cette orientation arrange toute la famille, mais aussi les services sociaux qui interviennent de plus en plus fréquemment. Au nom de sa vulnérabilité et de sa fragilité, tous conviennent de la nécessité qu’elle soit protégée, et que seul un établissement spécialisé pour personnes dépendantes permettra cette protection. Une série de questions lui sera posée et une évaluation de son autonomie sera engagée. À partir de résultats considérés comme fiables, il s’agira ensuite de la convaincre de se résoudre à cette solution. On lui présentera tous les avantages de la vie dans un EHPAD, sans toujours en préciser les inconvénients. On lui donnera tous les arguments qui justifient que « vraiment, elle ne peut ou ne pourra plus rester seule à son domicile ». On tentera de la rassurer si elle exprime des craintes, et il lui faudra finalement une volonté de fer si elle ne souhaite pas y aller. La vieille dame concernée ne sera pas dupe. Elle comprendra rapidement la volonté de ses proches, et finalement, elle obtempérera, estimant qu’il ne faut pas aller à leur encontre même si, au fond, elle pense différemment. Cette décision sera peut-être une déchirure pour elle, mais elle se soumettra aux experts ou à ses proches qui l’auront convaincue qu’il n’y a pas d’autre solution.
La famille et les acteurs sociaux pourront, eux aussi, être rassurés : ils auront le sentiment d’avoir agi dans le respect d’une éthique qui met en avant le principe de réalité et celui de responsabilité. Mieux encore, il pourra être expliqué que le principe de précaution a été un des moteurs de cette démarche. Bref, au nom de la fragilité du sujet au regard de sa réalité, tous auront le sentiment d’avoir agi pour le bien de la personne. Ce sera peut-être le cas, mais peut-être pas non plus. Notre suggestivité n’aura-t-elle pas pris le pas sur des principes éthiques oubliés dans ce processus ?
Comment penser le « bien agir » avec la personne concernée ?
Nous avions longuement travaillé, à la commission éthique du Conseil supérieur du travail social (3), sur un principe éthique qui nous est apparu essentiel à mettre en œuvre : celui du consentement éclairé(4). Deux préceptes peuvent présider au choix d’y recourir.
- Le premier consiste à « agir de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Il s’agit du refus d’instrumentaliser autrui quelle qu’en soit la (bonne) raison.
- Le second rappelle que « ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité (5) ».
« Pour que le consentement éclairé soit un véritable choix, il convient de le fonder sur des références et des valeurs sûres. Or, si le consentement éclairé est “une valeur” pour les travailleurs sociaux (en tant qu’amélioration du bien-être, que reconnaissance de l’autonomie et de la responsabilité d’une personne), il doit faire sens dans les références et valeurs de la personne concernée, en termes de culture, idéaux et croyances, et en fonction de sa lucidité, de ses capacités et de ses priorités. Tout accompagnateur en travail social doit donc préparer le choix et vérifier le consentement dans les références de la personne et pas seulement au regard des informations objectives qu’il a apportées.
Pour obtenir un consentement “éclairé”, il faut beaucoup de temps et d’attentions pour atteindre une compréhension réciproque : communication verbale et non verbale adaptée aux capacités de l’interlocuteur ; entretiens multipliés pour ne pas trop fatiguer et pour reprendre / confirmer, pour faire le tour de la question, pour prendre en compte et comparer les points de vue différents, pour gérer les interactions entre intervenants, et entre membres de la famille (6). »
Pour autant, aider une personne à consentir n’est pas exempt de pièges. Ainsi, si elle est invitée à consentir, c’est qu’une proposition formulée par des tiers lui a été faite. Nous avons peut-être pensé en amont la solution sans elle, forts de notre expérience sur des situations similaires déjà rencontrées. Il suffirait alors de lui donner tous les éléments nécessaires à sa prise de décision. Je ne suis pas certain, pour ma part, que cela soit suffisant. Ma pratique d’assistant de service social m’a appris à faire avec la nécessité de toujours donner la possibilité à la personne concernée de décider de son devenir. Je suis convaincu – est-ce une croyance ? – qu’elle seule sait ce qui est bon pour elle. Certes, elle peut aussi se mentir à elle-même, ou avoir une vision totalement décalée avec le réel, mais pour autant, qui sommes-nous pour décider à sa place ? C’est une question à laquelle je ne parviens pas à répondre.
Soyons aussi réalistes. Ne nous illusionnons pas.
Nous tentons d’agir en pensant non pas à ce qui est bien, mais à ce qui est le moins mauvais. Pour cela, il nous faut savoir nous décentrer de notre vision sur ce qui est bien et bon pour autrui. Acceptons de nous mettre à la place de la personne en face de nous. Faisons ce pas de côté pour nous positionner côte à côte. Accepterais-je vraiment ce que je propose à la personne en mesurant tous les impacts possibles dans ma propre vie quotidienne ? La pratique de service social nous invite à la prudence avisée, à l’écoute et à la compréhension fine de l’autre. C’est sans doute grâce à cela que nous pourrons aider au mieux celles et ceux qui voient leur fragilité les déposséder de leur propre vie.
(1) Geoffrey Dierckxsens cite de nombreux exemples de travaux sur ce sujet dans un article intitulé « Fragilité, narrativité et la vie éthique : une étude d’Amour et fragilité de Gaëlle Fiasse », Les ateliers de l’éthique / The Ethics Forum, vol. 12, n° 2-3, 2017, p. 262-271. Disponible sur : www.erudit.org/fr/revues/ateliers/2017-v12-n2-3-ateliers03964/1051285ar/.
(2) Gaëlle Fiasse, Amour et fragilité. Regards philosophiques au cœur de l’humain, Paris, Hermann, 2016.
(3) Le Conseil supérieur du travail social a été remplacé par le Haut Conseil du travail social (HCTS) le 1er juillet 2016. Il est une instance consultative placée auprès du ministre des solidarités et de la santé. Il est positionné au sein du bureau des professions sociales de la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS).
(4) Avis adopté en assemblée plénière du Conseil supérieur du travail social le 6 décembre 2013 relatif au consentement éclairé. Disponible sur : solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Avis_2013.pdf.
(5) Les deux citations sont issues d’écrits du philosophe Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, initialement publiés en 1785.
(6) Conseil Supérieur du travail social, avis relatif au consentement éclairé, adopté en assemblée plénière le 6 décembre 2013, p. 5. Disponible sur : solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Avis_2013.pdf.
Cet article a été publié dans son ensemble dans le numéro 282 de la Revue Française de Service Social coordonné par Marie-Geneviève Mounier et Christine Windstrup.
Remerciement à François Roche ancien coordinateur de la commission éthique et déontologie de Conseil Supérieur du Travail Social qui a beaucoup œuvré sur l’avis traitant du consentement éclairé
Photo : Marmotte73 sur Visual Hunt / CC BY-NC-SA
Le petit + : Quelques éléments bibliographiques sur la vulnérabilité
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