Le numérique est désormais incontournable au travail. Notamment dans la relation avec les personnes aidées et accompagnées. Les témoignages d’assistantes sociales de l’Association Nationale des Assistants de Service social (ANAS) sont édifiants. L’accès aux droits, le partage d’informations, le temps passé devant les écrans au détriment des rencontres avec les personnes à aider, voilà autant de sujets qui inquiètent encore aujourd’hui les professionnels de l’action sociale
Accès aux droits : la perte et le manque d’interlocuteurs
Force est de constater que l’utilisation des logiciels et plateformes numériques ne simplifie pas la résolution des difficultés des situations dites complexes. Si ces plateformes sont utiles pour environ 80% de la population. Elles ne le sont pas dès que la personne se trouve dans une situation particulière non prévue par le logiciel. Or, il y en a tous les jours. L’organisation numérique des administrations empêche souvent le recours à interlocuteur humain. La personne est mise à distance du service qui délivre la prestation. Elle est ainsi éloignée de celui ou celle qui peut aider à régler la difficulté administrative.
L’humain doit s’adapter en permanence. Or, les travailleurs sociaux sont en première ligne pour aider celles et ceux qui « ne s’adaptent pas ». Il existe aujourd’hui « une forme d’acceptation de la chose subie, comme si nous ne pouvions rien face à « un système qui se développe partout et qui nous dépasse » me dit une assistante sociale préoccupée par cette évolution.
À l’hôpital la question qui prédomine est celle du dossier social informatisé et son accès par un grand nombre de personnels soignants. Comment protéger la confidentialité d’un échange alors que son contenu doit être mentionné dans le dossier numérique ? La question se travaille en équipe, mais elle se pose dans certains lieux de façon aiguë sans que des réponses satisfaisantes soient apportées. Tous cela contribue à créer un mal-être professionnel, un sentiment de ne pas pouvoir travailler dans des conditions satisfaisantes.
Le « solutionisme » numérique n’apporte pas les réponses qu’il faut
Nous sommes dans l’ère du « data » qui se veut « objectif ». Les outils numériques captent de plus en plus notre attention qui se décentre des besoins de la personne qui est en face de nous. Nous sommes de plus en plus préoccupé(e)s par des soucis liés au système d’informations que par la personne elle-même ». C’est quand même un problème.
Le « solutionisme » numérique est un mythe. Evgeny morozv dans son ouvrage intitulé « Pour tout résoudre, cliquez ici ! » dénonce l’aberration de cette façon de résoudre les problèmes. Il démontre qu’il n’y a pas une « application » comme réponse simple et immédiate à tous les enjeux sociétaux ni même à nos problèmes individuels. Il met en lumière deux concepts-clés, le solutionnisme et « l’Internet-centrisme », qui permettent de comprendre les schémas de pensée à l’œuvre derrière la révolution numérique.
« Nous dialoguons avec des algorithmes ».
Les professionnels expriment le besoin de contacts en direct pour dénouer certaines situations. Ce manque de contact contribue à l’épuisement des assistants sociaux. L’exemple est aussi évoqué de certains services où les entretiens sont limités dans le temps avec un rappel (30 minutes maxi) avec, de plus, des statistiques à rendre, avec des objectifs fixés.
Nous sommes face à de nouvelles contraintes même si certains aspects de l’informatique sont utiles : Il est nécessaire de nous questionner car « l’outil conditionne la posture ». « Je suis plus souvent devant l’ordinateur que devant les personnes » dira une assistante sociale. Les « contacts sont de moins en moins humains » avec les administrations : plates-formes, portails divers…. Alors comment agir ?
Se mettre en mode « éco » pour résister à la contrainte numérique… Pour moins souffrir
Il est observé, qu’un certain nombre de travailleurs sociaux, dans d’autres cadres de travail, se mettent « en mode éco », afin de ne pas être trop investis, trop « envahis » par le numérique. En lien avec ces propos, il est évoqué le concept de « souffrance portée » développé par le psychiatre Jean Furtos (Jean FURTOS, est psychiatre, Directeur de l’Observatoire National des Pratiques en Santé Mentale. Il nous explique que » les cadres et les SDF sont atteints de la même pathologie ! » (pour ma part je suis réservé à ce sujet).
Nous serions face à un nouveau symptôme qui se traduit par une abolition de la demande : plus vous allez mal moins vous demandez d’aide, avec une sorte d’inversion de la demande : les individus racontent des choses sans rapport à la personne qui pourrait les écouter. Au psychiatre, ils demandent un logement ; et à l’assistant social, ils demandent une aide psychique. Les gens rompent avec les personnes dont ils sont les plus proches. C’est une errance. Celle d’un SDF qui va de ville en ville ou celle d’un PDG qui va d’Hôtels en Hôtels en abandonnant sa famille. Le lien social est rompu. » Vous pensez bien qu’avec le numérique et l’éloignement des interlocuteurs et de la présence humaine, cela ne va pas aller en s’arrangeant.
En effet, faut-il le rappeler, les ruptures massives du lien social chez des personnes en situation de grande précarité, provoquent chez certains sujets des souffrances psychiques importantes, qu’ils ne sont pas toujours en capacité d’assumer. Dans certains cas, les professionnels de l’aide (soignants, travailleurs sociaux…), voire des bénévoles peuvent introjecter cette souffrance en la « portant » ; ce qui peut avoir pour effet de les mettre eux-mêmes en difficulté et en situation de malaise et de mal être. C’est comme si cette souffrance redevenait visible, repérable socialement, au travers du professionnel qui devient porteur du symptôme à son corps défendant.
Réactiver la question du sens
La question du sens à donner à son travail reste toujours posée : Quel est le soutien apporté par les encadrements eux-mêmes en difficulté ? Les espaces de réflexion sont toujours autant nécessaires dans le travail. Un exemple est donné d’une réunion d’équipe par mois, avec une heure d’échanges en petits groupes de professionnels. Quand les assistants sociaux vont en formation, c’est aussi « une bouffée d’air ». Les débats dans le cadre de l’ANAS apportent également cet espace de réflexion que les professionnel(le)s attendent. Mais ils sont trop rares et en dehors du temps de travail.
Le travail collectif (ISIC) permet aussi de se « ressourcer », dans la mesure où cette pratique ne s’exerce pas avec tous ces protocoles ou dispositifs divers. Les professionnels dans inscrits dans ce cadre n’ont plus à faire face aux outils numériques imposés par les services administratifs et cela leur fait aussi le plus grand bien.
Note : J’avais initialement publié cet article il y a 2 ans à l’issue d’une réunion d’assistants sociaux de l’ANAS de Loire-Atlantique. Vous pouvez télécharger ici le compte rendu de cette rencontre.
photo : Pixabay
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