Laurent Puech, ancien président de l’ANAS, et blogueur à ses heures ici et ici, vient de publier un petit ouvrage qui vise à remettre certaines pendules à l’heure. Il nous rappelle combien les travailleurs sociaux peuvent être victimes de leurs propres subjectivités alors que leurs écrits ont une importance incontestable sur la vie des familles. En effet, dans le cadre de la protection de l’enfance par exemple, ce sont eux qui transmettent des rapports circonstanciés à un juge des enfants. Ils sont aussi conduits à rédiger des informations préoccupantes en direction de la cellule départementale chargée de les gérer.
Que ce soit par écrit, que lors des concertations, avec des échanges verbaux, nombre de travailleurs sociaux expriment leur avis, parfois de façon très subjective. Ils sont persuadés d’agir dans les règles de l’art, ou du moins de la manière la plus professionnelle qui soit. Il faut pourtant se méfier de nos propres certitudes. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il existe souvent un écart entre ce que l’on entend et ce que l’on croit. Comme tous nos concitoyens, nous sommes tentés d’interpréter et de construire nos propres représentations d’une situation sociale. Nos travers sont subtils, c’est pourquoi il est intéressant de les identifier.
Laurent Puech, avec ce livre intitulé « Manuel du travailleur social sceptique » nous invite à regarder comment en chacun de nous se façonne une opinion, un avis sur une situation. Il nous propose de faire un pas de côté pour regarder avec méthode quels sont les biais dans lesquels nous risquons de tomber. Il utilise pour cela les préceptes de la zététique, une pratique que nombreux pratiquent sans le savoir : c’est l’art du doute et l’interrogation sur ce qui est énoncé. Cela consiste à considérer les faits pour ce qu’ils sont et non pas pour ce que nous voudrions qu’ils soient. L’auteur nous invite à être rationnels.
La pratique du travail social a trop d’impacts sur les vies des personnes pour ne pas interroger régulièrement sa propre mécanique de délibération, nous dit-il. Ce processus est individuel, mais aussi collectif. Notre façon de lire les informations recueillies, de les traiter, de les relier entre elles, de les analyser individuellement ou dans un collectif de travail, d’en tirer des conclusions… Tout cela n’est pas sans risques. Nous ne sommes pas à l’abri de raisonnements biaisés, influencés, voire déformés. Alors comment s’y prendre ?
Une nécessaire vigilance
Ce manuel vise à nous faire prendre conscience des différentes facettes des travers dans lesquels tout travailleur social peut tomber malgré sa (bonne) volonté. Les mots ont du sens et l’utilisation de certains termes dans nos rapports sont parfois « grossis » pour aller dans la direction que l’on souhaite. Nous pouvons aussi être très influencés par d’anciens rapports qui décrivent une personne en des termes inquiétants. Ce que nous lisons dans un rapport d’évaluation est-il l’exact reflet de la personne concernée lorsque l’on décrit son comportement ? Écrire par exemple que monsieur X. est violent va influencer notre vision sur cette personne sans que nous l’ayons rencontrée. Nous risquons alors de rechercher lors de la première rencontre ce qui va dans le sens de ce que l’on a lu. En face, notre interlocuteur va percevoir notre attitude de protection face à son éventuelle violence. Bref, les dés sont pipés.
Laurent Puech tente dans ce manuel de recenser les différents biais qui altèrent notre façon de comprendre une situation. Il y en a beaucoup ! Il nous invite ensuite à agir de manière prudente et mesurée. Comment ? En utilisant, dit-il, le curseur de la vraisemblance rationnelle. Nous devons aussi identifier nos incertitudes, prendre de la hauteur en étant prudent dans nos possibles interprétations. Il nous rappelle que des alternatives existent dans nos façons de comprendre une situation et d’agir en conséquence. Un exemple : de retour de week-end chez ses parents, un jeune se montre triste et abattu. Il ne veut rien dire, mais ceux qui l’observent voient que cela ne va pas. Ne va-t-on pas penser alors que le week-end s’est mal passé et que les parents ont été défaillants ? Mais peut-être est-il triste aussi de retrouver sa famille d’accueil, une hypothèse souvent ignorée. Et puis cette tristesse peut avoir une autre origine. Peut-être a-t-il des problèmes scolaires et que sa tristesse est liée à ce qui va se passer le lundi matin à l’école. Dans ce cas, ni les parents, ni l’assistante familiale, n’est en cause. Bref, l’auteur nous invite à la prudence dans nos analyses. Il nous invite à détecter ce qu’il appelle les effets trompeurs.
Une boite à outils
Là aussi, ils sont nombreux et c’est l’intérêt de ce manuel. Laurent Puech décrit pas moins de 11 effets trompeurs qui nous induisent en erreur. Il nous est présenté l’effet « boule de neige », celui de l’escalade, l’effet « cerceau » et bien d’autres encore. L’auteur nous propose aussi de garnir notre boite à outils professionnelle pour plus de clarté dans nos analyses. Aussi revient-il sur différents biais. Il y a par exemple le biais de confirmation qui consiste à ne retenir parmi les informations disponibles que celles qui sont favorables à notre avis initial. Le biais de la solution parfaite qui peut conduire certains à rejeter toute proposition qui n’est pas dans les standards de la réponse idéale pour un travailleur social. Il y a aussi le biais rétrospectif qui provoque des dégâts dans les affaires médiatiques où des drames sont survenus : que savait le travailleur social à la lumière de ce qui s’est passé plus tard ?, etc.
Être un travailleur social sceptique, c’est immanquablement mettre à l’épreuve, via une grille de lecture, ce qui nous séduit initialement ou ce qui est socialement valorisé dans notre collectif de travail. Il ne faut pas hésiter à suspendre son jugement quand on se rend compte que nos choix ne sont pas si rationnels que cela. Cela demande une forme d’humilité avec un regard clair sur nos émotions et ce qui nous anime. Certes, c’est un peu dérangeant, mais plus de rigueur dans nos écrits, moins d’interprétations hâtives, nous conduisent à une pratique raisonnée et prudentielle.
Pour une prudence avisée.
La communication professionnelle n’est pas aisée lorsqu’on aborde des sujets aussi clivants que les violences conjugales et la protection de l’enfance. Parfois, le doute raisonné ne semble plus avoir de place dès que l’on exprime la volonté d’agir de façon rationnelle en ne tenant pas pour acquis certaines affirmations. Laurent Puech en a aussi pu expérimenter cela. Pourtant, user du principe de prudence, comme le dit l’auteur, est ce qu’il y a de plus adapté dans les situations humaines. Cette prudence avisée n’empêche pas d’agir, mais permet plutôt de mieux agir en réintroduisant une rationalité nécessaire et bienvenue.
Ce livre a un petit manque que le lecteur pourra combler. Il aurait été intéressant de réaliser un tableau synthétique qui décrit les biais et les pratiques de vigilance à engager avant d’agir. C’est-à-dire avant de participer à une concertation ou une synthèse, mais aussi avant de s’engager dans son écrit. Une fiche de rappel des risques, un pense-bête que le lecteur pourra réaliser à partir des éléments décrits dans ce manuel.
Ajoutons enfin un mot sur la forme de l’ouvrage. Très accessible et ponctué d’exemples assez communs et pour cela révélateurs, ce livre se lit rapidement, car il fait moins de 100 pages. Certes, le propos est condensé, mais à l’heure de l’internet, les guides pratiques de plusieurs centaines de pages rebutent désormais les professionnels. Ils auront là de quoi alimenter leur réflexion tout en revenant sur des situations qu’ils ont déjà rencontrées. Cela leur permettra aussi d’exercer leur vigilance et de comprendre qu’il faut aussi savoir regarder sa propre subjectivité. En tout cas, c’est un livre que l’on peut garder à portée de main au travail tant il sera utile dans de multiples situations.
Découvrir et se procurer le livre :
Pour aller plus loin sur ce sujet…
- Zététique et travail social : zets.fr, un site qui vous propose une bibliographie ainsi que des ressources en ligne
Au sujet de l’auteur :
Laurent Puech, assistant de service social DE, a fondé le Cercle zététique du Languedoc-Roussillon et a mené plusieurs enquêtes sur le « paranormal ». Il est l’auteur de Astrologie, derrière les mots (éd. Book-e-Book). Président de l’association nationale des assistants de service social (ANAS) et membre de son bureau de 2004 à 2013, il a depuis fondé deux sites consacrés au travail social et soutient techniquement des professionnels intervenant sur les situations de violences intrafamiliales.
Note : je connais personnellement Laurent Puech ayant été à l’ANAS pendant ses années d’engagement au sein des instances de l’association
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