Les récits d’anciens enfants placés se multiplient, depuis quelques années. Voilà trois exemples qu’il faut lire comme autant de témoignages à ne pas rater, au risque de passer à côté d’une expérience humaine autant inestimable qu’inspirante.
Tout le monde mérite sa chance
Ce n’est pas une biographie. Mais, ça en a tout l’air. Sous l’annonce d’un roman, le lecteur ne peut que ressentir un vécu éprouvé, des épreuves ressenties et une adversité surmontée.
Pas étonnante cette impression : l’auteure appartient à la troisième génération d’enfants placés. Reproduction intergénérationnelle qu’elle a réussie à casser avec sa propre fille qu’elle a élevée avec bonheur. Rien de surprenant à cela, tant Catherine Brettes se montre dotée d’une force de vie peu coutumière… tout comme Charline, l’héroïne de ce beau récit.
La fiction nous fait remonter aux années 70/80. Une époque où il ne faisait pas bon être de ce qui était encore dénommé la « DDASS ». Non, qu’aujourd’hui, tout aille bien mieux. Mais à lire ce parcours d’adolescence, marqué par l’abandon à 18 ans révolus, on ne peut que se rassurer sur les temps qui ont quand même changé.
Voire… Les sorties sèches de l’ASE décrites ici, avec un contrat jeune majeur loin d’être garanti, ce n’est pas vraiment fini. Surtout quand on sait qu’à ce jour dix-huit départements l’ont carrément supprimé. Se retrouver à la rue, comme cadeau d’anniversaire n’est pas une exception, mais parfois une règle.
Un vécu hors du commun
C’est qu’il en faut des ressources pour ne pas se laisser embarquer par un argent facile vous menant sur les rives de l’illégalité et de la déchéance. Les proxénètes rôdent autour des foyers de jeunes-filles. De la ténacité, du caractère et du courage, Charline en dispose à revendre pour s’en sortir. Et elle y arrive avec éclat grâce à sa persévérance. On ne peut pas dire que l’ASE lui aura été d’un quelconque secours au moment du passage à sa majorité.
Le parcours décrit ici renvoie à une résilience hors du commun. Il n’est pas donné à tout le monde de disposer d’une telle maturité et d’une aussi grande lucidité à cet âge. En l’absence de soutien parental, combien de jeunes-gens réussiraient à s’en sortir en étant placés dans des circonstances identiques ? Les embûches et obstacles s’accumulent comme un parcours du combattant particulièrement difficile à franchir.
Accepter d’être logée dans des conditions les plus glauques. Se démener pour trouver un travail sur un marché de l’emploi, certes bien moins tendu qu’aujourd’hui, mais toujours problématique quand on ne dispose pas de qualification. Garder un optimisme incontournable, si l’on veut éviter de chuter. Se saisir des bonnes opportunités, pour donner la bonne impulsion à sa vie. S’appuyer sur les bons tuteurs de résilience …
Le cheminement qui nous est décrit ici est réconfortant, même s’il ne fait pas mystère des échecs des sortants de l’ASE. Cette tranche de vie est rassurante, parce qu’elle donne à voir une échéance positive, même si elle aurait bien pu se terminer infiniment moins bien. Cet itinéraire semble accessible, même si sa fluidité tient beaucoup aux qualités de Charline.
Mais surtout, ce témoignage est précieux. Il nous rappelle que les violences dont on se plaint aujourd’hui dans les foyers ne sont pas contemporaines. Que la société civile possède potentiellement bien des ressources à qui sait s’en emparer. Que le pire n’est jamais certain.
Chaque blessure est une force
Lire ce témoignage inspire autant le respect que l’humilité. Que rajouter face à un parcours à la fois si traumatisant et une résilience si déterminée ? Et pourtant, ce serait faire offense à l’auteure que de ne rien en dire…
L’enfance d’Amandine Sy se déroule dans les années 80. Les cinq enfants de sa famille sont placés. La maladie alcoolique ravage trop leurs parents, pour qu’ils puissent grandir dans des contions sereines et sécurisantes. Tous et toutes sont alors pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance.
C’est à l’âge de 2,5 ans, qu’après un passage en pouponnière, elle intègre une famille d’accueil. Alors qu’elle aurait dû y trouver affection et apaisement, elle tombe de Charybde en Scylla. Fessée à coups de martinet, de trique ou de ceinture, claques, cheveux tirés douche à l’eau froide, à genoux sur une règle …. la maltraitance va durer toute son enfance.
Pourquoi ne pas avoir révélé cet enfer ? Sans doute parce qu’elle le trouvait normal, explique-t-elle, à quarante ans de distance. Ni ses enseignants, ni ses éducateurs, ni les voisins ne prennent conscience ou ne veulent intervenir face à ce régime ininterrompu de violence physique et psychologique, de privation et d’humiliation.
Les effets de tels mauvais traitements sont des plus destructeurs. Perte de confiance en soi et dans les autres ; image négative dans ses propres compétences ; culpabilisation amenant se croire responsable de ce que l’on subit ; blocage dû à la honte de son vécu ; reproduction des schémas de violence ; répétition des expériences d’échec etc…
S’en sortir, malgré tout …
Comment réussir à se (re)construire après une telle accumulation de sévices ? Qu’il est difficile de se détacher émotionnellement de ce passé qui peut remonter à chaque instant. Qu’il est complexe de ne pas s’enfermer dans le calvaire subi. Qu’il est incertain de croire dans un avenir positif.
Tant de questions se posent. Comment ne pas renoncer face à tant d’adversité ? Comment avancer quand tant d’obstacles s’accumulent ? Comment réussir à s’aimer quand on n’a jamais reçu d’amour ? Comment oublier quand on a été à ce point martyrisé ? Comment refaire confiance, quand tant d’adultes vous ont trahi ?
Le chemin de reconstruction que décrit Amandine Sy lui est propre. Son livre nous livre la voie qu’elle a empruntée. Sa thérapie l’a aidée. Ses deux filles lui ont donné les raisons de se battre. Sa détermination l’a guidée. Tomber à genou mais se relever en souriant. Voir son cœur se briser tant de fois, mais toujours croire en ses rêves. Des tatouages du malheur qui vous marquent au plus profond de l’âme, mais s’en sortir résolument.
Son itinéraire n’a pas été lisse et linéaire. Elle s’est autorisée à se sentir triste, à pleurer et avoir envie de tout foutre en l’air, même si elle a su rebondir à chaque fois. À faire malgré tout, même si elle ne savait pas si elle faisait bien. À se poser de nouvelles questions, même si elle n’a pas eu de réponses aux précédentes. À demander de l’aide, mais tout autant à ne vouloir voir personne et à rester seule.
Cette vitalité hors du commun lui a permis de faire de ses blessures une force de vie. Une telle opiniâtreté est-elle reproductible ? Qu’il est difficile de décider pour autrui à qui il revient de réussir à puiser dans cette expérience de vie ; à considérer un tel dynamisme comme particulièrement inspirant ; à y trouver des ressources pour oser la vie malgré les traumatismes.
Les oubliés de l’enfance
Il est des livres qui fonctionnent comme un marqueur de la mémoire que l’on pourrait sous-titrer « n’oubliez jamais ». Le récit de vie de Marcia Blonzel en fait partie.
Ce nouveau témoignage nous rappelle le passé bien peu glorieux de la protection de l’enfance. Certes, le présent ne saurait être confondu avec le passé. Pourtant, se souvenir des dérives anciennes aide à prévenir leur répétition. Mais commençons par le début.
D’abord des parents, comme on en rencontre souvent en protection de l’enfance. Sa mère ? Ni affectueuse, ni maternelle, l’auteure s’interroge encore pour savoir si elle avait toute sa tête. Son père ? Elle le décrit comme un monstre violent, agressif et colérique faisant régner la terreur et dont la moindre contrariété provoquait des crises de démence. Il lui faudra attendre ses 8 ans pour qu’enfin la DDASS de l’époque intervienne pour la retirer avec ses trois frères et sœurs.
On aurait pu s’attendre à ce que sa vie change. Mais la famille nourricière chez qui elle est placée ne lui procurera ni tendresse, ni douceur, ni accueil chaleureux. La mégère qui règne sur les lieux s’avère d’une grande méchanceté, usant des pires violences pour se faire obéir. Commence alors un long calvaire au cours duquel elle est affectée au jardin, aux champs, aux foins l’été, au ménage et doit s’occuper des animaux de la ferme qui se montraient finalement les plus affectueux.
Ses seuls moments de bonheur ? L’école qu’elle investit et la colonie du mois d’été organisée par la DDASS au cours desquelles les jeux, les chants et les feux de camp viennent remplacer les corvées du quotidien chez sa Thénardière. S’en éloigner est un soulagement. Y retourner est un calvaire.
C’est son entrée en internat scolaire qui lui offre l’opportunité d’échapper à cet enfer, en liant de vraies amitiés et en lui permettant de réussir ses études. Elle arrive à dépasser les épreuves endurées, en fondant une famille et en suivant une carrière professionnelle.
Aujourd’hui retraitée, elle agit comme bénévole au sein de l’ADEPAPE 91, cette association d’anciens enfants placés qu’elle soutient et accompagne. Son témoignage montre combien la protection de l’enfance peut, en certaines circonstances, produire l’inverse de ses nobles ambitions. Qu’il résonne en permanence aux oreilles des professionnels sur le ton « plus jamais ça ».
- Les oubliés de l’enfance, Marcia Blonzel, Éd. Nombre 7, 2023, 174 p.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi
1- Le murmure des Démons (tremintin.com) Christian Haag, Ed. Nombre 7, 2020, 76 p. Il n’est pas si fréquent qu’un ancien enfant placé réussisse, avec autant de talent, à faire entrer le lecteur dans la peau de celui qui a été si longtemps poursuivi par les traumatismes du syndrome abandonnique.
2 – Le tournant de ma vie (tremintin.com) Aurore Bouvé, Les éditions Persée, 2011, 233 p. Une adolescente placée en foyer qui décide de rédiger, seize années après, le récit de cet épisode de sa vie. Qui plus est, une jeune ayant bénéficié du soutien et de l’accompagnement d’éducateurs d’internat qui leur rend hommage et explique combien leur aide lui aura été précieuse.
3- Dans l’enfer des foyers (tremintin.com) Lyes L., Ed. Flammarion, 2014, 259 p. Bigre ! Les foyers de la protection de l’enfance ne seraient-ils donc que des lieux maudits où l’on souffre éternellement ? C’est en tout cas ce que laisse entendre le témoignage de Lyes.
4- Le bal des aimants ou le parcours d’un enfant placé (tremintin.com) Pierre Duhamel, Ed. L’Harmattan, 2017, 231 p. Non, tous n’ont pas vécu dans « l’enfer des foyers ». Il suffit, pour s’en convaincre de lire le récit de Pierre Duhamel qui y a passé douze ans. Aujourd’hui, il vit heureux, intégré et père de deux enfants.
5- Enfant mal placé (tremintin.com) Hakan Marty, Éd. Max Milo, 2020, 283 p. Et si la protection de l’enfance relevait d’une complexité bien plus contrastée que certaines représentations caricaturales médiatiques nous laissent entrevoir ? Le récit de vie d’Hakan Marty en est une illustration édifiante.
6- Mon doux foyer (tremintin.com) David Angele-Diniz, Éd. BoD, 2022, 218 p. Les deux ans de suivi éducatif à domicile n’auront pas suffi. Le logement est toujours aussi insalubre. La famille vit dans un gourbi envahi par la saleté et le manque d’hygiène, le désordre et les cafards. La fratrie finit par être placée.
photo : Freepik
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