Depuis une vingtaine d’années, notre pays a connu une succession de réformes assimilant les services publics à des entreprises. L’école a été concernée, au premier rang.
Le new public management qui s’est imposé dans la fonction publique n’a qu’un seul souci : rationaliser les coûts, réduire la dette, rentabiliser. Injonction a été faite à l’enseignant de modifier ses pratiques non en fonction des besoins qui émergent dans la relation avec ses élèves, mais au regard d’indicateurs consignés sur des tableaux Excel !
Le programme est décidé d’en haut et doit être exécuté par le professeur. Sa pédagogie devrait s’aligner sur des méthodes établies par des personnes qui ne connaissent pas ce qui se passe dans sa classe. Il ne devrait plus façonner ses propres outils au contact de ses élèves, mais à partir de logiciels numériques dont il ne maîtrise pas les objectifs. Son aptitude à exercer ce métier se réduirait à son adéquation aux bonnes pratiques, validées par la science et labellisées par le ministère.
Alors même que la compétence ne peut être déconnectée de l’expérience, c’est justement ce savoir expérientiel qui est écarté. Le protocole devient la seule référence admise. La mise en conformité avec les nouvelles normes passera bientôt par une évaluation individuelle appelée à décider de sa rémunération au mérite et de son degré de performance. Il sera tenu responsable de la réussite de ses élèves, corrélée à sa bonne application des prescriptions descendantes.
On retrouve là la méthode préconisée par Taylor qui affirmait en 1912 : « dans le passé, l’homme était tout, ce sera désormais le système » Ce n’est plus l’outil qui se met au service du travailleur, mais le contraire. Le même rajoutait la nécessité d’« exiger des ouvriers qu’ils exécutent les ordres exactement comme ils sont indiqués dans les fiches d’instruction ». L’enseignant est libre du moment qu’il suit les méthodes prescrites.
Quand Frédéric Grimaud parle de prolétarisation, il n’évoque pas la rémunération des enseignants. Et cela, même si en début de carrière, elle est passée de 2,3 SMIC en 1980 à 1,2 SMIC en 2022. Non, il fait référence à cette culture technique et à cette satisfaction face au résultat obtenu constitutives de la fierté du travail bien fait auxquelles se substituent l’éclatement des métiers jusque-là globalisés, l’imposition d’un moule standardisé et le conditionnement à des tâches parcellisées. La hiérarchie cherche à prendre le pouvoir sur le travail de l’enseignant en le dépossédant de ses compétences et en le dépouillant de son savoir-faire.
Résister
La résistance s’organise face à l’imposition de ces nouvelles normes de travail qui sur-prescrivent les objectifs, mais sous-prescrivent les moyens : bricoler à partir des injonctions, ruser face aux consignes, détourner les dispositifs. Mais la perte de sens et de valeurs du métier se concrétise aussi par les démissions et la désertion des candidats aux concours.
Cette analyse que nous propose Frédéric Grimaud n’est pas sans renvoyer à ce qui se passe dans le travail social. L’outil Seraphin-PH imposé au secteur médico-social est une pure imitation de la T2A hospitalière. L’un et l’autre enferment les professionnels dans un protocole réduisant, là aussi, le savoir-faire de la relation aux indicateurs à cocher dans un tableau Excel. Les travailleurs sociaux sont-ils eux aussi en voie de prolétarisation ?
- « Enseignants, les nouveaux prolétaires. Le taylorisme à l’école » Frédéric Grimaud, Éd. ESF, 2024, 156 p.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi :
- Comment l’école reproduit-elle les inégalités ? Sébastien Goudeau, Éd. P.U.G, 2020, 103 p. Le mythe de l’école méritocratique a la vie dure. Quand les statistiques établissent que 4 % des enfants d’ouvrier obtiennent un diplôme de niveau Bac + 5 (contre 40 % d’enfants de cadres) et qu’en SEGPA ils sont 86 % (contre 2 % de milieu aisé), ce mythe en prend un coup.
- L’école à la ramasse. L’éducation nationale en faillite, Michel FIZE, Éd. L’Archipel 2019, 222 p. Que l’on partage ou non l’avis de Michel Fize, on ne peut que rendre hommage au sérieux et à la structuration de sa démonstration qui plonge ses racines tant dans des statistiques actualisées que dans l’histoire de l’école.
- L’école n’est pas faite pour les pauvres, Jean-Paul Delahaye, Éd. Le bord de l’eau, 2022, 150 p. , Notre système éducatif est sans nul doute le meilleur au monde. Mais pour seulement la moitié des élèves : ceux issus des classes sociales les plus aisées.
- Contre l’école injuste ! Philippe CHAMPY et Roger-François GAUTHIER, Éd. ESF, 2022, 94 p., Comment expliquer le déni collectif face aux fractures de l’école que les réformes des vingt dernières années n’ont fait qu’accroître ? Les auteurs mettent en accusation l’imaginaire collectif dominant construit autour de toute une série de mythes. (tremintin.com)
Bonus
Rencontre avec Jean-Paul Delahaye, Inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale
Bénéficiaire d’une bourse, car issu d’une famille pauvre, Jean-Paul Delahaye a toujours refusé de cautionner le système scolaire inégalitaire en servant d’« exception consolante ». Conseiller spécial de Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation nationale, nommé à la direction générale de l’enseignement scolaire entre 2012 et 2014, il joua un rôle majeur dans la loi de refondation de l’école.
Comment expliquez-vous que les inégalités sociales perdurent à l‘école ?
Jean-Paul Delahaye : L’école n’est pas responsable de tout. Les dix millions de pauvres que compte notre pays représente un enfant sur cinq. Quand on vit dans un logement vétuste ou trop exigu, dans une famille précaire peinant à vous acheter des fournitures, à vous nourrir correctement ou à vous faire soigner vos caries, difficile de suivre sa scolarité avec toute la sérénité requise. Même si les personnels des écoles et des établissements sont attentifs, il leur est impossible de compenser la misère de certains de leurs élèves. Là où le système scolaire a une part de responsabilité, c’est, par exemple, dans l’absence de mixité. Si mélanger les élèves de milieux différents ne nuit pas à ceux qui sont les plus à l’aise, cela stimule ceux qui rencontrent des difficultés. Pourtant, c’est l’inverse qui se passe, avec l’homogénéisation dans certains établissements des enfants issus des ghettos urbains où se concentre la pauvreté. La ségrégation originelle entre l’école du peuple et l’école des bourgeois n’a jamais été vraiment remise en cause. La disparition des enfants d’ouvriers au fur et à mesure que l’on s’élève dans le cursus scolaire en est une illustration qui n’est pas à l’honneur de notre pays.
Que faudrait-il faire pour y remédier ?
Jean-Paul Delahaye : donner la priorité à l’école primaire, où s’origine l’échec scolaire. Notre pays lui consacre 8 % de budget de moins que ses voisins européens, alors qu’il dépense 35 % de plus pour ses lycées. Pour des raisons démographiques, le nombre d’enfants scolarisés va baisser. Il ne faut pas en profiter pour supprimer des postes, mais pour alléger les classes. En outre, la plupart des pays développés étalent les temps scolaires sur cinq, voire six jours. La réforme entreprise en 2012, pour revenir à une semaine de 5 jours , a été détricotée sous la pression des parents des classes moyennes et supérieures qui ont les moyens de financer poney-club, Acadomia pour des cours particuliers, école de musique ou de dessin le mercredi à leurs enfants. Pas les plus pauvres qui n’ont que l’école pour émanciper leurs enfants.
Qui peut le mieux mener ces réformes ?
Jean-Paul Delahaye : rien ne se fera sans les enseignants. Il faut d’abord revaloriser leur traitement. En 1980, ils entamaient leur carrière avec l’équivalent de 2,3 SMIC. Aujourd’hui, c’est tombé à 1,1 ! Cela va coûter de l’argent, mais de toute façon le déclin de l’école qui touche même les résultats des meilleurs élèves (comme le montrent les enquêtes internationales) coûtera à terme bien plus cher. Il faut aussi proposer une formation de meilleure qualité alors qu’elle est passée de deux à un an pour les professeurs des écoles depuis 1990. Notre pays est celui qui dote ses enseignants du meilleur niveau universitaire, mais aussi de la plus faible préparation pédagogique. Il faut mieux collaborer avec les parents, entrer avec eux dans une alliance éducative en les considérant comme des coéducateurs. Et puis, travailler avec les collectivités territoriales responsables des projets architecturaux pour aménager des espaces de travail en petit groupe ou des bureaux pour recevoir les familles. Mais, les enseignants ont aussi besoin du monde de l’éducation populaire qui agit en complémentarité avec eux.
Êtes-vous optimiste ou pessimiste pour l’avenir ?
Jean-Paul Delahaye : Certes, une partie de la population aisée où se forment les élites ne veut rien changer. Mais on n’a pas le choix. Il nous faut construire une école plus juste, d’abord, parce que les inégalités sociales freinent la croissance et notre pays a tout intérêt à les réduire pour garder son rang dans le monde. Ensuite parce que la colère produite par les échecs à répétition, les humiliations et le sentiment de ne pas avoir eu les mêmes droits à la réussite que les autres, menace notre pacte républicain.
Propos recueillis par Jacques Trémintin pour le Journal de l’animation n°233 (novembre 2022)