Le diagnostic de Laurent Barbe est sans concession. Il rejoint le constat de nombre de professionnels de terrain : cette démarche qualité dont on nous a tant vanté les bienfaits s’avère relever de l’imposture.
La volonté de maîtrise et de contrôle est une préoccupation centrale dans la production de biens et de services. C’est l’objectif que se fixe la démarche qualité. Cette méthodologie a permis d’immenses progrès dans le système productif. Les protocoles normatifs reproductibles permettent une amélioration continue, un perfectionnement qualitatif et une élimination des défauts.
Si l’auteur en convient, il pose néanmoins une question essentielle : cette démarche peut-elle s’appliquer au secteur social et médico-social ? Comme on peut s’en douter, sa réponse est négative. Son argumentation tient en trois points : l’inadéquation de la standardisation, du travail prescrit et de la formalisation avec la recherche de qualité affichée et revendiquée.
Un triple mirage
La standardisation tout d’abord. Le secteur intervenant auprès des plus fragiles constitue un vaste continent dont il est difficile de faire le tour. Sa constante principale ? L’hétérogénéité des structures d’accompagnement, des problématiques, des missions, des professionnalités et des savoir-faire concernés impossibles à protocoliser d’une manière uniformisée.
Le travail prescrit, ensuite. Il est totalement illusoire de vouloir enfermer chaque acte posé dans un processus déterminé en amont, comme la soi-disant meilleure réponse à apporter. Cela revient à voir alors le respect du protocole supplanter l’ajustement permanent à la complexité d’une réalité mouvante qui ne se manifeste pas forcément à l’endroit où on l’attend.
Encore la formalisation. L’illusion est là aussi totale de croire que la multiplication des procédures et des référentiels puisse être une quelconque garantie à la qualité de l’accompagnement. La liste exponentielle d’injonctions normatives ne fait que favoriser la dictature des apparences. Les formulations pré-pensées imposées ne font que tenter de faire entrer au chausse-pied l’activité dans des cases prédéterminées.
Il y a évaluation et évaluation
Est-ce à dire que l’auteur est un adversaire résolu de toute évaluation ? Que nenni ! Il approuve les réformes induites par la loi 2002-2 qui ont cherché à contrer la toute-puissance institutionnelle et à interroger les pratiques. Il applaudit aux avancées qui ont permis de promouvoir les droits individuels des usagers, les réponses à la carte et la participation des parties prenantes.
Mais, il constate avec dépit les dérives de la haute autorité de santé. Cette instance a conçu SYNAE, un référentiel unique applicable en tout lieu et en tous temps. Il est construit autour de 3 chapitres, 9 thématiques, 43 objectifs et 157 critères dont 18 impératifs. Une gigantesque usine à gaz qui doit permettre de comparer et de noter d’une manière uniformisée chacun des 40 000 établissements social et médico-social !
Une autre qualité
Une autre évaluation de la qualité est pourtant possible, revendique Laurent Barbe. Non celle figée dans des items préétablis énumérés comme un inventaire à la Prévert dont il suffirait ensuite de cocher la case correspondante. Mais, celle élaborée au plus près de la réalité des personnes concernées (professionnels et usagers). Celle qui se coconstruit dans l’échange, la coopération et le partage. Celle qui prend en compte la multiplicité des dimensions éprouvées de part et d’autre.
Non celle qui prétend chasser l’incertitude, l’aléatoire et l’inattendu, à partir d’une pensée globale et totalisante. Non, celle qui considère la qualité non comme une compétence acquise une bonne fois pour toutes. Mais, celle qui favorise l’adaptation aux méandres de l’accompagnement. Celle qui s’articule à chaque situation en évolution constante, parce qu’unique et singulière par essence.
Non celle qui s’attaque au sens du travail. Non celle qui veut éradiquer des savoirs, savoir-faire et savoir-être considérés comme autant d’archaïsmes. Mais celle qui s’appuie sur les confrontations du processus réflexif des collectifs de travail. Celle qui débat et se contredit, se trompe et se corrige. Celle qui expérimente et se montrent créative.
Ce que tout cela cache
La nécessité de remplir en permanence la grille SYNAE va s’imposer. Elle ne prend pas en compte la spécificité des méthodes mises en œuvre. Pas plus que les spécificités de chaque accompagnement. Et encore moins les ressources allouées dans leurs capacités à satisfaire les objectifs.
Rien d’étonnant. Pour l’auteur, la démarche qualité sert bien des stratégies implicites ou cachées. Le pilotage par indicateurs, pour hors-sol qu’il puisse être, remplit parfaitement l’ambition de la rationalisation. Cette méthode règlementaire descendante a surtout pour objectifs de contrôler les dépenses et de tenter de rentabiliser l’action sociale.
Ce sera sans moi ! Tel est le choix de Laurent Barbe pourtant professionnel aguerri dans l’évaluation de la qualité des établissements sociaux et médico-sociaux. Il refuse de cautionner la démarche qualité chronophage, contre-productive et pour tout dire monomaniaque. Son livre s’achève sur de multiples pistes alternatives d’amélioration de l’évaluation de la qualité que lui inspire sa grande proximité des équipes.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi :
- « L’évaluation du travail social : une nécessité impossible ? », Marie Mormesse, Éd. L’Harmattan, 2015, 161 p. La prétention néo-libérale à vouloir imposer au travail social une évaluation quantitative à travers des objectifs quantifiables a déjà fait l’objet de nombreuses contestations théoriques. L’ouvrage de Marie Mormesse reprend ces critiques en les appuyant sur une analyse de terrain au cœur du service social de l’assurance maladie.
- La tyrannie de l’évaluation, Angélique Rey, Éd. La Découverte, 2013, 145 p. Si Angélique Rey ne renie pas toute forme d’évaluation, qui reste une opération spontanée propre à toute action humaine, elle dénonce la tyrannie qu’elle exerce depuis quelques années, au point d’être devenue un puissant instrument de pouvoir et de domination entre les mains du néo-libéralisme.
- La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, Éd. Mille et une nuits, 2011, 206 p. L’évaluation, qui envahit tous les champs de la société en général et ceux de l’action sociale en particulier, se déploie sous la bannière de l’efficacité et du pragmatisme.
- L’évaluation des pratiques dans la protection de l’enfance, Michel Boutanquoi, Jean-Pierre Minary & al, L’Harmattan, 2008, 148 p. Croire que les effets de la protection de l’enfance ne peuvent se mesurer qu’à l’aune des bonnes intentions initiales n’est que pure illusion.
- L’évaluation en protection de l’enfance – théorie et méthode, Francis Alföldi, Dunod, 1999, 201 p. La mobilisation à laquelle on a assisté depuis quelques années, à propos de la protection de l’enfance en danger, justifie pleinement que soient élaborés des outils accessibles, simples et attractifs permettant de faciliter les signalements.
- Dossier « La démarche qualité ». La méthodologie de la démarche qualité, importée du monde du commerce et de l’industrie, pourrait-elle être utile ? Rien de moins sûr, trop de différences séparent le secteur lucratif d’un côté avec ses impératifs de rentabilité et l’économie sociale et solidaire de l’autre, à laquelle s’honore d’appartenir le monde associatif en général et celui de l’animation en particulier, qui se réfère à l’utilité sociale.
Bonus
Interview d’Angélique Del Rey sur la démarche qualité parue dans le Journal de L’Animation n°148 (avril 2014)
Enseignante en philosophie, Angélique del Rey a écrit plusieurs ouvrages critiquant les méthodes pédagogiques fondées sur l’évaluation et la notion de compétence. Outre sa remise en cause de l’idée d’une société basée sur le mérite et l’effort, elle conteste la possibilité même de mesurer ces notions. Elle dénonce un recul de l’humanisme face à une économie marchande toujours plus envahissante.
JDA : d’où provient la pratique de l’évaluation ?
Angélique del Rey : l’évaluation est le produit de la modernité. Les idéaux révolutionnaires portant notamment l’idée d’une société « méritocratique », dans laquelle les places seraient distribuées en fonction des « mérites », plutôt que de la naissance et du sang, accouchèrent d’un système scolaire fondé sur l’effort comme moyen principal d’acquisition des compétences. Dans la continuité, s’est imposée l’idée selon laquelle le salaire devait être proportionnel à la longueur des études et donc à la qualification obtenue. Parallèlement à cette construction de la société méritocratique, s’est développée l’évaluation de l’activité salariée. Au départ, le travail était prescrit aux ouvriers sous la forme de tâches simples à contrôler et faciles à exécuter. Celui qui accomplissait correctement ces tâches était considéré comme un travailleur efficace. Il n’était pas rémunéré au mérite mais à la conformité à ce qu’on lui demandait. Le système change à partir des années 1960, sous la pression des mouvements ouvrier et d’éducation populaire qui revendiquent une reconnaissance des acquis de l’expérience, ainsi que davantage d’évolution possible dans la carrière, voire la possibilité d’une formation continue. De leur côté, les milieux industriels réclament davantage de polyvalence et de flexibilité au travail. On passe alors de la « logique de qualification » à la « logique de compétence ». Les « bilans de compétences » commencent à faire leur apparition afin de recruter, d’évaluer, ainsi que de rétribuer au « mérite » les salariés.
JDA : ce système n’est-il pas finalement le meilleur moyen de reconnaître les plus méritants ?
Angélique del Rey : En fait, c’est compliqué d’évaluer tout autant le résultat de la qualification, que celui de la compétence. Pour ce qui est de la qualification, on peut affirmer que l’éducation et la formation permettent leur acquisition. Mais, comment faire la part de ce qui est dû à l’école et de ce qui est dû à la naissance ou, comme le diront les sociologues des années 1970, à la culture transmise par la classe sociale à laquelle on appartient ? L’évaluation par la compétence se heurte à autant de problèmes, en commençant par sa définition. Dans le cas de l’animateur, par exemple, est-ce amener beaucoup de personnes à fréquenter une animation ? Est-ce permettre qu’il y ait moins de violence ou plus de solidarité ? Comment va-t-on réussir à mesurer cela ? Est-ce que si on lance une activité qui ne marche pas cela veut dire qu’on n’a pas été performant ? Ce qui amène un autre problème : comment peut-on savoir de quoi l’animateur est lui-même responsable ? Est-ce de sa faute si « ça ne marche pas », ou est-ce de la faute du contexte ? Certains Directeurs de ressources humaines un peu médiatiques, comme par exemple Xavier Baron, n’hésitent pas à dire que l’évaluation a pour unique fonction de faire accepter aux gens des différences de traitement et de salaire (plutôt que de les fonder sur une distribution juste).
JDA : l’évaluation, en s’appuyant notamment sur les statistiques, ne présente-t-elle pas une garantie objective et scientifique ?
Angélique del Rey : Effectivement, beaucoup d’évaluations s’appuient sur des statistiques perçues comme des vérités objectives et irréfutables. Elles exercent, de ce fait, un pouvoir sur l’opinion publique qui y croit et n’interroge ni ses fondements ni les autres possibilités de procéder. Or, la réalité des chiffres cache plusieurs opérations qui n’ont, en elles-mêmes, rien d’objectif, ni de scientifique. Premièrement, une construction d’objet. Se demander, par exemple, combien il y a de chômeurs en France implique d’avoir unifié dans cette catégorie des situations très disparates. Deuxièmement, un choix des critères permettant d’évaluer. Comment évalue-t-on l’efficacité d’une psychothérapie ? La disparition du ou des symptômes ou un travail de fond effectué par le patient ? Enfin, une interprétation des résultats qui dépend avant tout de l’idéologie de ceux qui vont leur donner du sens. Les statistiques ne fondent pas une vérité, mais une vérité possible. Elles sont des réponses à des questions tout à fait orientées que l’on se pose sur la réalité et ne sont honnêtes qu’à condition de faire voir l’orientation choisie, permettant ainsi de laisser une possibilité à la critique et d’en proposer d’autres.
JDA : quels sont les effets pervers de l’évaluation des politiques publiques ?
Angélique del Rey : Depuis qu’elle existe, l’évaluation des politiques publiques est passée par plusieurs phases. Une évaluation bureaucratique d’abord, consistant en un contrôle de l’application des lois, règles et normes introduites par le débat démocratique. Une évaluation technocratique ensuite, consistant en un contrôle d’efficacité fondé sur la fixation d’objectifs. Puis, avec l’apparition et la généralisation de ce qu’on appelle le Nouveau Management Public, une « évaluation par la performance », fondée sur la capacité à s’adapter à une société en pleine mutation, ou encore à innover pour faire dans l’idéal « mieux avec moins » (ce qu’on appelle l’efficience). Or, tout ceci a pour effet pervers de placer les individus comme les institutions dans une espèce d’instabilité délétère, remettant en question tout ce qui a été acquis jusque là comme savoir-faire et pratiques, considérés comme devant être revus, modifiés et réformés.
JDA : existe-t-il une bonne et une mauvaise évaluation ?
Angélique del Rey : L’évaluation spontanée n’est pas l’évaluation instituée. L’évaluation spontanée est essentielle à la pratique humaine en général. Un homme en activité évalue son travail de bien des façons différentes, sans formalisation nécessaire : le retour et le lien avec les supérieurs et les pairs, les effets dans le réel, l’apprentissage à travers l’expérience… L’évaluation instituée apporte une formalisation renvoyant à des institutions, des règles, des exercices codifiés, des normes, des instances compétentes, une certaine façon autorisée d’interpréter des résultats. Si cette évaluation instituée laisse subsister la possibilité d’une multiplicité de façon de juger de la valeur et du sens des pratiques, en fonction du contexte, alors elle cohabite avec le développement de la vie sociale, s’y articule et en fait partie. Par contre, si elle prétend devenir la seule forme pour mesurer, apprécier et comparer la réalité, alors elle devient tyrannique. C’est ce qui arrive aujourd’hui avec le développement tous azimuts des pratiques d’évaluation dans tout le tissu social. La tendance contemporaine à tout ramener au calcul de performances économiques revient à dire : combien as-tu rapporté aujourd’hui ? Rien ? Alors tu es un zéro : adieu ! C’est cela qui est catastrophique.
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