D’abord nommées invalides, puis handicapées ou personnes en situation de handicap et plus récemment comme handicapables ou autrement capables, se pose la question de l’identité que recouvrent ces désignations.
La dénomination n’est jamais anodine, un adjectif pouvant prendre une place prépondérante jusqu’à désigner une essence. Or, être porteur de handicap, est-ce une spécificité unificatrice ? Ce n’est pas un fait médical relié à un problème physique ou physiologique, mais un problème social et relationnel lié au regard que l’on porte sur lui. C’est avant tout un phénomène marqué par l’anthropologie sociale.
Quel combat mener ?
Vivre avec une déficience peut donner lieu à une revendication. Et même aboutir à une ontologisation communautaire, à l’image du peuple des sourds revendiquant sa particularité au point de refuser les implants cochléaires qui lui permettraient de retrouver une forme d’audition. Pourtant, partager un attribut ne suffit pas à se concevoir comme appartenant à un même groupe. C’est le regard « chosificateur » de la société qui y parvient le mieux.
Il y aurait identité handicapée, si la réalité était homogène, invariable, sans tension interne ni composition. Au contraire, toute déficience produit une infinité de variations et une hétérogénéité de comportements, chacun(e) la vivant d’une manière singulière. Et il n’y a guère de comportements mimétiques dans le milieu du handicap. Personne ne cherche vraiment à se ressembler, chacun trouvant plus handicapé que soit.
Le handicap n’existe donc que parce que la société le stigmatise et les personnes qui le vivent ne se rassemblent que parce qu’elles subissent discrimination et oppression. Il y a pourtant bien une unification artificielle de tant de réalités disparates, en vue de revendications militantes. Mais quoi revendiquer en priorité : la reconnaissance de certaines spécificités menant à des droits particuliers ou une assimilation citoyenne impliquant un traitement égal pour toutes et tous ?
Le Défi
L’idéal d’égalité se réduit trop souvent à se mesurer aux seules capacités. Alors que ce qui compte surtout ce sont les capabilités et les droits y afférant. Pour répondre à ce paradoxe, il faut combattre les trois niveaux de la disqualification que nourrit la société validiste : la déshumanisation, la dépersonnalisation et la dé-subjectivation.
En commençant par veiller à maintenir l’autre pourtant si étrange dans la même communauté humaine que soi.
En continuant par apprendre à le voir non pas à partir de stéréotypes, mais comme un être unique fait d’émotions et de réactions qui lui sont propres.
Enfin, en renonçant au paralogisme d’une empathie autocentrée qui plaque sur autrui notre propre grille personnelle de lecture.
- « Les invalidés. Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap » Bernard Quentin, Éd. érès, 2019, 203 p.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi :
- Handicap, pour une révolution participative, Loïc Andrieu, Coralie Sarrazin, Éd. érès, 2022, 116 p., D’un côté on a les partisans de la désinstitutionalisation qui accusent tout établissement d’inhumanité, de privation de liberté et de restriction de citoyenneté ; de l’autre, leurs détracteurs qui mettent en cause la logique de marché du service de proximité articulant clients et fournisseurs.
- Dictionnaire critique de l’accompagnement médico-social des personnes handicapées mentales , Philippe Chavaroche, Éd. Erès, 2017, 196 p., Les mots structurent notre langue comme la colonne verbale soutient notre corps, affirme Philippe Chavaroche en introduction des cinquante-cinq entrées de son abécédaire. Simple, didactique et d’une grande érudition, ce petit livre ne peut que rendre plus intelligent son lecteur.
- Et si le handicap n’était pas une tragédie, Marcela Cargiulo et Sylvain Missonnier (sous la direction), Ed. érès, 2015, 174 p., Une équation automatique autant que symbolique est systématiquement établie entre handicap et tragédie. Mais, devons-nous nous soumettre à l’impérialisme du fatalisme où tout est inexorablement programmé à l’avance ou bien peut-on encore lier, coordonner, négocier et sublimer les forces du destin ?
- Ne dites pas à ma mère que je suis handicapée, elle me croit trapéziste dans un cirque, Charlotte De Vilmorin, Ed. Grasset, 2015, 204 p., Comment aborder l’âge adulte, quand on est atteint de handicap moteur ? Charlotte de Vilmorin vit en fauteuil roulant, depuis qu’elle est toute petite. Elle ne peut rien faire toute seule : ni ouvrir une porte, ni mettre un manteau, ni appeler un ascenseur. Sa mère, loin de la plaindre, l’a toujours maintenue à distance de son handicap, exigeant qu’elle fasse avec, sans jamais s’apitoyer sur son sort.
- Pas si fou. Quand un village accueille le handicap psychique, Alain-Paul Perrou et Laëtitia Delhon, Ed. Presse de l’EHESP, 2016,160 p., Quand, en 1993, le Centre d’Aide par le Travail de Mézin ouvre ses portes, les trois premiers travailleurs, armés de sceaux, d’éponges et d’une tondeuse vont proposer aux habitants l’entretien de leurs jardins ou le nettoyage de leurs véhicules.
- Un parfum de victoire. Avoir un enfant quand on est en situation de handicap, Collectif (sous la coordination de Marie-Anne Divet), Histoire Ordinaires Éditions, 2014, 149 p., La réalité dément la dimension forcément catastrophique de l’enfantement, lorsqu’on est un parent « différent ». Sans vouloir clore ou réduire le débat, ni nier les difficultés inhérentes à l’éducation d’un enfant, quand on vit avec une déficience, voilà plusieurs témoignages démontrant qu’il n’y a rien d’impossible.
Bonus
Appliquer le droit de vote aux handicapés
(Reportage publié dans Lien Social n°1138 le 03/04/2014)
Si les présidentielles et les législatives se sont déroulées en 2012, les municipales et les européennes sont programmées dans quelques semaines. Où en est le secteur médico-social dans l’application du droit de vote des personnes avec handicap mental. Les lois de 2002 et de 2005 ont rénové l’action sociale à l’égard des personnes avec handicap. Leurs principes directeurs réaffirment la place centrale de l’usager, de ses besoins, tout autant que de la promotion de ses droits. Garantir leur accès à la citoyenneté passe par l’exercice de l’un des piliers de toute démocratie : le droit de vote. Après en avoir été longtemps privés quasiment automatiquement, notamment pour ce qui concernait le handicap mental en général et les bénéficiaires d’une tutelle en particulier, cette liberté essentielle leur a été reconnue, en 2009 (voir encadré). Mais, il ne suffit pas de s’en féliciter. Encore faut-il prendre les moyens de concrétiser cette ambition. Plusieurs expériences se sont déroulées, ici et là, pour accompagner la participation aux élections présidentielles de 2012. L’une d’entre elles a eu pour théâtre deux petits foyers de vie de douze et treize places, situés en Loire Atlantique et dépendant de l’association « Voir ensemble » : « Le Chêne vert » au Pellerin et « Les Amarres » à Trignac. Samuel Paul, éducateur spécialisé au « Chêne vert », a accueilli Lien Social, entouré de certains résidents pour décrire les ateliers de citoyenneté proposés lors du premier semestre 2012, pour sensibiliser et préparer l’exercice de ce droit de vote.
Pour et contre
Cela fait un certain temps que Samuel Paul pensait mettre en œuvre un tel projet auprès des résidents qu’il accompagne au quotidien. Mais, il avait des doutes sur la légitimité de cette démarche. Car, les arguments ne manquent pas pour invalider une telle proposition. Comment des personnes en grande difficulté mentale peuvent-elles avoir un avis éclairé sur la politique ? Que peuvent-elles vraiment comprendre des enjeux de société qu’impliquent les élections ? Ne peuvent-elles pas être manipulées du fait de leur déficience ? Le problème, c’est bien que ces questionnements ne sont pas l’apanage des seules personnes avec handicap. Peut-on vraiment affirmer que la grande majorité des électeurs se prononcent, après avoir lu et comparé attentivement tous les programmes des candidats et avoir mesuré les conséquences de leurs propositions ? Et que n’interviennent pas, chez eux, l’influence de la tradition familiale, l’affiliation à une sensibilité, voire la séduction face à l’habileté d’un discours ou au charisme d’une personnalité. Poser ces interrogations, c’est y répondre. Mais, c’est surtout le propos de Pierre Rosonvallon, entendu sur France Inter, qui le fit basculer : « le suffrage universel ne veut pas dire que les individus ont la même éducation, ni la même capacité. Cela veut dire que pour parler de ce qui est le lien social, pour définir l’intérêt général, il n’y a pas de différence entre l’illettré et le savant. Tout le monde est à égalité pour parler de ce qui fait le contrat social. Du fait même qu’on est membre de la société, on a autant à dire sur ce qui est le juste et l’injuste. C’est cela qui fonde du suffrage universel. C’est là sa fonction » y affirmait le sociologue. Cette fois-ci, il était décidé. Il allait se lancer dans une aventure qui n’aurait pu aboutir sans le soutien de sa directrice adjointe, Réjane Loyer.
Mode d’emploi
Des échanges avec les familles et au sein de l’équipe permirent de repérer un certain nombre de précautions à prendre. Ce qui fut bientôt appelé « atelier citoyenneté » devait être constitué sur la base du volontariat, être assuré sur plusieurs séances et être limité dans la duré, pour tenir compte de la capacité de concentration des résidents. Pour ne pas prêter le flan aux accusations de prosélytisme, le choix fut fait d’une co-animation à deux. Cet espace dédié à l’éducation civique devait être un lieu neutre, hors de tout débat partisan. Par précaution, les six séances qui furent organisées, à raison d’une heure par mois, furent enregistrées. Dans un premier temps, les dix candidats à l’élection présidentielle furent présentés par leur nom, le parti qui les soutenait et leur photographie. Trois thèmes de leur programme devaient initialement étudiés : leur projet de société, l’impact que leurs propositions pourraient avoir sur le quotidien des personnes avec handicap et le capital sympathie qu’ils dégagaient. Très vite, c’est le deuxième point qui fut privilégié. D’autant, que l’UNAPEI et l’APF ayant adressé leurs questions sur le handicap aux différents candidats, il était bien plus aisé d’apporter un éclairage sur les huit d’entre eux qui y avaient répondu. Les ateliers se heurtèrent à la complexité du langage politique, qu’il fallut traduire en vocabulaire simple et compréhensible. Des contacts furent pris avec quatre permanences locales de candidats pour les inviter à venir répondre en direct aux résidents : celles de François Hollande, de Nicolas Sarkozy, de François Bayrou et d’Eva Joly. Mais aucune ne donna suite. Une répétition générale des rites du vote fut même organisée. Le jour fatidique, deux résidents sur les cinq qui pouvaient aller voter sont allés le faire.
Ici, radio handicap
Si le vécu des résidents de ces deux foyers de vie ne peut être que positif, il eut été dommage de ne pas essayer d’aller au-delà des murs de l’établissement. Comment capitaliser cette expérience très locale, en l’utilisant pour porter sur la place publique la légitimité d’une telle démarche ? Le « Chêne vert » et « les Amarres » n’en étaient pas à leur coup d’essai. L’un et l’autre avaient déjà collaboré par trois fois avec « Alter Nantes », une radio locale tournée vers le monde associatif. Pour présenter le foyer de vie d’abord, lors de la participation à la fête des voisins ensuite et, enfin, pour parler du CD de chansons enregistré par les résidents avec un auteur compositeur, Philippe Chasseloup. C’est ce même musicien qui aida à préparer la quatrième émission consacrée au droit de vote. Pendant une heure, l’enregistrement des ateliers citoyenneté furent mis à contribution, pour illustrer un débat qui réunit dans le studio de la radio Samuel Paul, en compagnie d’une juge des tutelles, d’un élu de la municipalité du Pellerin, d’un parent de résident et de militants eux-mêmes porteurs de handicap de l’association « Nous aussi » qui se bat pour l’intégration citoyenne. Débat riche entre interlocuteurs ne se croisant pas souvent, que l’on peut écouter en post-cast (1) et qui rappela que l’accessibilité, prévue par la loi de 2005, ne concerne pas uniquement les espaces publics. Elle doit aussi s’appliquer au matériel électoral, la loi prévoyant qu’il soit adapté aux différents handicaps. Imprimer, par exemple, des pictogrammes sur les bulletins de vote, penser à un surfaçage en braille, aménager l’isoloir pour recevoir un fauteuil roulant … autant de mesures bien peu prises en compte par les organisateurs des élections.
Et maintenant …
Fort de ce succès, l’équipe a conçu un projet pour les municipales. Un terrain, jouxtant le foyer de vie, est aménagé depuis toujours en pelouse. Elle a imaginé, avec certains voisins, de le transformer en potager que pourraient cultiver en commun les résidents et les proches habitants intéressés. Cette proposition a été soumise aux trois listes candidates à la mairie du Pellerin, commune de 3.000 habitants appelée, comme ses plus de 36.000 consœurs, à renouveler son conseil municipal les 23 et 30 mars prochain. L’occasion pour les résidents du « Chêne vert », en capacité de voter et souhaitant le faire, de déposer leur bulletin dans l’urne, en connaissance de cause. L’association « Voir ensemble » a bien l’intention d’intégrer cette éducation à la citoyenneté dans le projet d’établissement qu’elle est en train d’actualiser pour la période 2014/2018. Dernière précision : il n’y a aucun « copyright » sur l’expérience présentée ici. Elle peut donc être imitée, reproduite, perfectionnée par qui voudra !
Ce que dit la loi
Il est deux exceptions à l’exercice des droits civiques. La première concerne les citoyens condamnés par la justice qui peut leur infliger une peine complémentaire d’inéligibilité et de privation du droit de vote, pour une durée maximale de cinq ans, en matière délictuelle et de dix ans, en matière criminelle. Quant à la seconde exception, elle était définitive et frappait les personnes placées sous tutelle. L’exécrable dénomination les désignant comme des majeurs « incapables », héritée de la loi de 1968, a disparu de la législation contemporaine, ce grâce à toute une série de réformes. La loi handicap du 11 février 2005, d’abord, dite « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », affirmant que « toute personne handicapée a droit à (…) l’accès aux droits fondamentaux reconnus à tous les citoyens, ainsi que le plein exercice de sa citoyenneté » (article 2). La loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, ensuite, entrée en application au 1er janvier 2009 qui a, non seulement, adapté le code électoral, mais inversé la charge de la preuve : alors qu’auparavant la situation de tutelle induisait implicitement le retrait des droits civiques, dorénavant il faut que le juge des tutelles motive explicitement une telle décision. La loi n’apportant aucune précision, quant aux modalités à suivre, chaque magistrat est amené, à chaque fois qu’il ouvre ou renouvelle une mesure de tutelle, à statuer sur le maintien ou la suppression du droit de vote. Pour cela, il s’appuie sur le certificat médical qu’il a sollicité ou il peut poser des questions pour vérifier si la personne s’intéresse à l’actualité politique, ce qui lui permet de tenter d’établir son degré de discernement. En mesurant sa vulnérabilité, il cherche à éviter qu’elle ne se fasse dicter son choix par un tiers. Mais quel valide peut affirmer ne pas être influençable dans ses choix de vote ?
Photo : freepik