Il est des comportements dont l’humanisme transcende les époques, les cultures et les coutumes. Celle de l’accueil en fait partie.
Maurizio Bettini nous fait plonger trois milles ans en arrière, en ce temps de bruit et de fureur que fut l’antiquité. Et c’est le poème de Virgile « l’Enéide » écrit plus de 2040 avant le temps présent qu’il décortique pour nous. Souvenir érudit autant qu’impérissable pour certains étudiants latinistes, cauchemar pour d’autres, cette épopée s’avère très actuelle. Elle décrit le voyage mythique d’Énée, un survivant de la guerre de Troie, censé être à l’origine de la fondation de Rome. Mais, ce n’est pas cette fin que nous décrit ce livre mais son début.
Fuyant avec sa famille et quelques rescapés le désastre qui ravage son pays d’origine, il réussit à atteindre les rivages de Carthage où ils font naufrage. Ils sont reçus avec la plus grande des hostilités par une population bien décidée à les rejeter à la mer. « Nous ne sommes venus ni pour dévaster par le fer les pénates de Lybiens, ni pour ravir et embarquer vos richesses ; cette violence n’est point dans nos cœurs et tant d’audace sied mal à des vécus » (chant 1, vers 522-529). « Mais quelle est cette race humaine ? Et quel pays si barbare autorise un tel usage ? On nous refuse l’hospitalité du rivage ! On nous déclare la guerre » (chant 1, vers 539-543).
Didon princesse phénicienne, fondatrice légendaire et première reine de Carthage, en décidera autrement. Elle-même et son peuple ont été chassés, avant de finir par trouver un havre de paix. Elle porte secours aux infortunés en provenance de Troie, parce qu’elle sait ce qu’est l’infortune. Elle les accueille à égalité de droits ! Comment ne pas faire un parallèle avec 28 000 migrants se noyant en Méditerranée, depuis dix ans, victimes de l’ignorance et des préjugés des pays d’Europe. N’est pas Didon qui veut !
Etudiant les modes de pensée antique, l’auteur considère qu’ils ne sont pas inférieurs aux nôtres. Il ose même un parallèle entre la Déclaration universelle des droits de l’homme signée en 1948 et certaines coutumes en vigueur dans l’antiquité. Il ne s’agit pas bien-sûr d’évoquer la pratique esclavagiste (que d’ailleurs de l’Eglise chrétienne justifia pleinement en son temps), ni l’oppression des femmes (qui devront attendre le XXème pour commencer à conquérir leurs droits).
Non, ce dont il s’agit, c’est l’obligation coutumière de partager son pain avec celui qui a faim, montrer son chemin à celui qui est perdu, à sauver la vie des naufragés. Et cela bien avant les œuvres de miséricorde préconisées par l’Evangile qui intègrera d’ailleurs cet héritage séculaire à sa propre doctrine.
Certains, comme Cicéron, célèbre homme d’Etat romain priorisent alors la générosité en la réservant aux membres de leur communauté. Mais bien d’autres, comme le poète latin Terence affirmait : « je suis homme et rien de ce qui m’est humain ne m’est étranger ». Là où nous parlons de droit, l’antiquité parlait de devoir.
L’hospitum traditionnel ne relevait pas de ces droits de l’homme contemporains mais de devoirs d’origine divine. Ne pas exercer une telle solidarité et au contraire se montrer cruel était considéré comme une impiété ! Faut-il construire un aqueduc franchissant les rives entre soi et les autres ou bien être un arbre ne se développant qu’à partir de ses seules racines ? Cette question traverse les siècles et se pose avec encore plus d’acuité aujourd’hui.
- « Contre les barbares » Maurizio Bettini, Ed. Champs actuel, 2020, 164 p.
Cet article fait partie de la rubrique « Livre ouvert »
Il est signé Jacques Trémintin
Lire aussi :
- Carte blanche : l’État contre les étrangers (tremintin.com) Karine Parrot, Éd. La Fabrique, 2019, 328 p., On se doutait que les variations politiques sur les questions de nationalité relevaient de choix arbitraires et discrétionnaires, au gré des préoccupations guerrières, colonisatrices et économiques des États. A la lecture de ce livre s’intéressant à la variante Française, on n’aura plus aucun doute.
- Dedans, dehors. La condition d’étranger (tremintin.com) Guillaume Leblanc, Seuil, 2010, 219 p. Avant d’être immigré, on est migrant : c’est la misère, la guerre ou la terreur politique qui poussent à fuir son pays natal et à rompre tant avec ses attaches qu’avec son existence antérieure. Mais, ces conditions invivables vont imposer à l’individu une posture guère plus supportable : être pris dans une zone tampon entre le totalement dedans et le totalement dehors.
Bonus
Un conte de Noël en plein été
(article publié dans Lien Social n°388 du 06/03/1997)
Au départ, il y a un enfant comme il en existe des centaines de milliers à travers le monde. Il vit au Mozambique et se trouve jeté sur les routes par un terrible destin : le massacre de sa famille au cours d’une guerre civile. L’errance mène l’enfant jusqu’en Afrique du Sud où il s’embarque clandestinement sur un cargo à destination de l’Europe.
C’est ainsi qu’en ce jour du mois de juin 1994, le navire accoste au port de Brest. La police de l’air et des frontières informée de la présence de ce passager indésirable refuse pendant plusieurs jours son débarquement ne serait-ce que pour subir un examen médical. Le ministère de l’intérieur prend très vite un arrêté d’expulsion.
Mais, l’enfance en danger constitue un sujet de préoccupation récurrent. Des citoyens alertés par la détresse du jeune africain contactent un avocat qui lui-même saisit le Juge des Tutelles compétent. Celui-ci, faisant référence à la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, considère recevable la contestation de la décision administrative et nomme l’UDAF du Finistère comme représentante légale habilitée dès lors à engager toute procédure judiciaire adéquate.
A ce stade de notre histoire, il convient de faire une pause. D’abord pour rendre hommage à un magistrat qui a fait son travail d’une manière qui devrait faire jurisprudence. Le relais était donc passé aux mains d’une institution sociale. Comment celle-ci allait-elle réagir ? Serait-elle à la hauteur de ce que le juge avait entrepris ?
Quand l’UDAF se démène
Ne perdant pas la moindre minute, l’UDAF introduisit deux procédures en référé auprès des TGI respectivement de Brest et de Paris. C’est que les événements se précipitent. Ne pouvant rester plus longtemps à quai, le cargo appareille en direction de l’Arabie Saoudite. Le tuteur obtient du capitaine l’autorisation de monter à bord. Le bateau allait bientôt atteindre les eaux territoriales quand la décision du Juge tombe. La mesure administrative est considérée comme « voie de fait » et l’ordre est donné d’une « mise en liberté immédiate ». La vedette rapide qui suivait le navire et s’apprêtait à ramener le pilote (qui traditionnellement prend en charge les entrées et sorties du port) peut alors accueillir l’enfant et son tuteur. A peine arrivé à terre, l’enfant bénéficie d’une mesure d’assistance éducative pris par le Juge des Enfants. Il est placé en foyer puis dans une famille d’accueil. L’Education Nationale se mobilise à la rentrée des classes, l’admettant en 4ème et lui propose un soutien scolaire intensif qui lui permet d’acquérir l’apprentissage de notre langue. Il a opté l’année suivante pour une formation en alternance qu’il suit encore aujourd’hui avec assiduité.
Leçon d’humanité
Que le ministère de l’intérieur n’ait vu dans ce passager clandestin qu’un immigré de plus dont il convenait d’interdire l’accès au territoire français…
Que la police et le parquet n’aient agi ici que dans une pure logique répressive en faisant fi du rôle protecteur que la loi leur enjoint d’adopter dans la situation d’un mineur en danger …
Soit. Cela n’est guère étonnant. Les hauts faits d’armes de l’été 1996 à propos des sans-papiers nous ont montré ce dont ils étaient capables.
Mais que la justice et une institution s’engagent aussi loin pour un enfant perdu, c’est beaucoup plus inaccoutumé. D’ailleurs quelques mois plus tard, à Rouen, une situation analogue (trois passagers clandestins marocains dont deux mineurs à bord d’un navire) verra le Juge des Enfants refuser de prendre une décision d’assistance éducative et ce malgré la mort de l’un par noyade et les tentatives de suicide d’un autre. C’est pourquoi l’exemple brestois peut être considéré comme tout à fait remarquable. Car cet enfant n’était pas seulement en pleine détresse: terrorisé, amaigri et complètement perdu. Il était aussi en danger et en danger de mort. L’équipage qui l’avait découvert à son bord et bien traité tant qu’il avait l’espoir de le débarquer à la prochaine escale n’aurait semble-t-il pas hésité à le passer par-dessus bord en cours de route.
Entre une politique d’« immigration zéro » pouvant valoir quelques voix du côté de la France profonde et la survie d’un être humain, le gouvernement avait choisi son camp. Mais comme le disait un premier ministre pas vraiment de droite « la France ne peut prendre en charge toute la misère du monde ».
Dans ce cas précis, la justice et l’UDAF ont eux aussi choisi leur camp, même si ce n’est pas du tout le même.
On peut voir ici une quadruple victoire.
Victoire tout d’abord pour un enfant sauvé d’une triste destinée. On espère toutefois que sa volonté de rester sur le sol français pourra être respectée et qu’à sa majorité, l’administration ne prendra pas une nouvelle mesure d’expulsion. Le combat reste à mener le concernant pour lui faire obtenir soit un droit d’asile soit une régularisation de son séjour. Les difficultés auxquelles sont confrontés les étrangers aujourd’hui dans notre pays ne nous permettent pas d’être exagérément optimiste.
Victoire des droits de l’enfant : l’article 12 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant affirme que lorsque l’enfant est capable de discernement, il doit pouvoir exprimer librement son opinion sur toute question le concernant, et, en conséquence, bénéficier d’un représentant. En application d’un traité que la France a ratifié, la justice a donc donné la possibilité à cet enfant d’être défendu.
Victoire de l’état de droit qui a permis de faire reculer l’autorité administrative par voie judiciaire.
Enfin, victoire d’intervenants qui ont eu le courage de s’engager en ne laissant pas lettre morte le concept de droit de l’enfant, mais en le traduisant concrètement dans leurs actes. Ils se sont en outre donnés les moyens d’aller jusqu’au bout de leurs convictions, de faire avancer ce qu’ils trouvaient juste. Dans le quotidien du travail social, il y a des milliers d’actes de courage et de dévouement. Mais convenons-en, quand il s’agit de s’opposer à l’appareil d’Etat et qui plus est au gouvernement, les Institutions ne sont guère téméraires. Difficultés à sortir de la confidentialité, hésitations à mordre la main qui vous nourrit, pressions voire ordre d’une hiérarchie qui préfère éviter les remous, les lâchetés sont plus courantes que les défis lancés à l’injustice.
Photo : capture d’écran YouTube Maurizio Bettini – Conversazioni Serali – Narrare il mondo classico
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