Les travailleurs sociaux sont régulièrement taxés de corporatistes lorsqu’ils préfèrent être identifiés selon leurs professions « assistant(e) de service social », « éducateur (trice) », « conseiller(e) en économie sociale et familale ». C’est leur identité professionnelle. Elle se construit au fil du temps et des expériences vécues entre pairs. C’est pourquoi il parait intéressant aujourd’hui de tenter de clarifier pourquoi assumer son identité professionnelle est tout aussi important que se revendiquer « travailleur social ».
La construction identitaire d’un sujet dans une profession est un processus continu qui commence lors de la formation initiale. Elle s’ajuste au fil du temps et de l’expérience. Bertha Granja nous précise que cette identité s’inscrit dans un l’espace structuré des pratiques (1). Il faudra pour cela que l’étudiant s’inscrive d’abord dans un processus de conscientisation des normes et références auxquelles il adhère dans le cadre de son apprentissage. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreux jeunes professionnels déclarent que leurs 3 années de formation les ont fait personnellement évoluer et qu’elles ont contribué à modifier leur regard sur eux même et leur compréhension du monde tel qu’il fonctionne. Une fois diplômé, ce processus reste en œuvre dans une moindre mesure tout en s’inscrivant dans le cadre de la communauté de travail.
Les travailleurs sociaux acquièrent tous les jours de nouvelles connaissances éloignées du savoir académique. Elles s’inscrivent dans ce que le philosophe et psychanalyste Edgard Morin appelle l’universel concret(2). Ces savoirs acquis par les travailleurs sociaux se structurent au fil des rencontres et des expériences conduites avec les personnes qu’ils accompagnent. Cette expertise est en permanence réajustée grâce à des postures professionnelles préalablement interrogées par la question du sens, alimentées dès lors que le professionnel a conscience de sa fonction et de ses pratiques.
Les connaissances mais aussi l’identité professionnelle des travailleurs sociaux se distinguent de celles proposées au sein des institutions qui, tout en développant des logiques de métiers, proposent à leurs salariés d’adhérer à des normes, des valeurs ainsi qu’à des pratiques institutionnalisées. L’employeur ne demande plus à son employé de simplement mettre en œuvre une ou des techniques reconnues spécifiques à une profession. Il lui demande désormais d’être en capacité de s’adapter à l’organisation et aux valeurs spécifiques de l’entreprise quel que soit son mode d’organisation. Le travailleur social doit y adhérer sans que cela interfère ni ne s’oppose aux normes de sa profession initiale.
Cette réalité le conduit à vivre son identité professionnelle composée de normes construites avec ses pairs, en l’articulant en permanence avec d’autres normes, notamment celles qui sont instituées au sein de sa collectivité de travail. Elle provoque souvent des incompréhensions et des tensions notamment sur la façon d’interroger le sens et les priorités de ce qui est demandé de faire. Le sociologue Claude Dubar 3 nous rappelle qu’il existe plusieurs formes d’identités dans le champs du travail : il y a notamment l’identité catégorielle et de réseau qui s’inscrivent dans une histoire et un collectif préexistant.
En ce qui concerne plus spécifiquement la profession d’assistant de service social :
Comme l’a montré Henri Pascal dans un ouvrage (4), les fondements de la profession d’assistant social sont constitués d’engagements les plus divers au fil de l’histoire. Ces pratiques s’inscrivent dans la construction d’une identité qui peut être considérée comme catégorielle mais aussi de réseau. C’était hier, Mais aujourd’hui Claude Dubar nous rappelle aussi la place que prend aujourd’hui l’identité d’entreprise qui permet aux salariés bien intégrés d’évoluer en son sein dans une logique ascendante. Ils valorisent la promotion interne et adhèrent aux valeurs et normes instituées par les dirigeants. Ces différentes formes d’identités professionnelles cohabitent, se confrontent et parfois s’affrontent. Dans le secteur privé cela correspond à la « culture d’entreprise ».
« La profession s’est constituée de strates successives, correspondant à certaines époques : elle a d’abord pris appui sur les courants humanistes et l’univers médical, puis sur les apports de la psychologie, puis sur des analyses à caractère socio-économique. La culture professionnelle résulte de l’appropriation de références communes (valeurs, déontologie, références pratiques et théoriques de l’intervention en service social) qui se sont adaptées aux évolutions sociétales. C’est à partir de cette culture partagée que se forge peu à peu l’identité professionnelle » (5).
L’identité professionnelle des assistants de service social se révèle aussi au quotidien. Lorsque des professionnelles prennent la parole, certaines disent fréquemment « En tant qu’assistante sociale voilà comment je prends en compte cette situation ». Ce «En tant qu’assistante sociale» comme le rappelle Henri Pascal, montre qu’elles revendiquent une identité collective qui va au delà leur propre personne. Elles s’inscrivent dans un collectif marqué par des normes et des valeurs, celles d’une profession.
Ce sentiment d’appartenance peut beaucoup agacer notamment celles et ceux qui «n’en sont pas» accusant les assistantes sociales d’être surtout très corporatistes. Et il est vrai que certains de ceux ou celles «qui en sont» peuvent aller jusqu’à revendiquer cette identité comme une façon d’être. C’est alors un sentiment d’appartenance à une communauté marquée par des références implicites mais aussi explicites tel le recours au code de déontologie.
Il est possible aussi de considérer l’identité professionnelle comme aussi constituée d’investissements subjectifs. Les assistants sociaux comme tous les travailleurs sociaux ont donc nécessité de regarder leurs propres subjectivités et les différents positionnements professionnels issus des logiques différentes dans lesquelles ils s’inscrivent. Ils doivent être en capacité de les prendre en compte notamment lorsqu’ils sont face à d’autres subjectivités telles celles des usagers mais aussi celles de leurs encadrements qui eux développent des pratiques managériales toutes autant subjectives qui pourraient aussi être interrogées à la lumière de l’idéologie qui les sous tendent.
Didier Dubasque pour la revue française de service social (texte actualisé et retravaillé)
1 GRANJA Bertha Professeur à l’Institut Supérieur de Service Social de Porto (ISSSP) et chercheuse au sein du groupe ASPTI (Analyse Sociale des Professions Techniques et Intellectuelles) «Éléments de construction identitaire professionnelle des assistants de service social en formation» TEF – Travail-Emploi-Formation – n°8/2008 – berta.granja@isssp.pt.
2 BROHM Jean-Marie Professeur de sociologie Université Montpellier III « Edgar Morin et l’Universel concret », SynergiesMonde n° 4 – 2008 pp. 37-41: Selon Edgard Morin, les 4 constituants socles de l’universel concret sont : – a) la capacité de douter, d’être sceptique, critique et auto-critique -b) avoir foi dans sa participation au destin du monde et à la poésie de la vie qui impliquent la reliance sociétale, c) comprendre que la connaissance n’a pas de terme, qu’elle est inachevée d) faire preuve de « rationalité ouverte » qui dépasse les limites de l’entendement, critique les cloisonnements, transgresse les limitations disciplinaires.
3 DUBAR Claude, « Identités collectives et individuelles dans le champ professionnel », Traité de sociologie de travail, Bruxelles, De Boeck, 1994, p.363-380. L’auteur propose les quatre appellations suivantes de formes identitaires « hors-travail », « catégoriel », « d’entreprise », « de réseau »,
4 PASCAL Henri, « La construction de l’identité professionnelle des assistantes sociales » Éditions Presses de l’EHESP, collections politiques et interventions sociales 2012
5 ARNEODO Joëlle, JOUFFRAY Claire et MASSAL Estelle – Section ANAS Languedoc Roussillon «Assistant de Service Social : l’identité professionnelle en question» citations issues de l’ouvrage , Guide de l’assistante sociale, LE BOUFFANT Chantal et GUELAMINE Faïza – Dunod 2005
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