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Les travailleurs sociaux sont-ils victimes du surtravail ?

Je me suis posée cette question après avoir animé pendant deux jours une formation auprès de cadres en charge de la protection des enfants. Ces professionnels,  très engagés dans leur métier, passent la quasi totalité de leurs pauses (matin, midi et après midi) à se connecter avec leur service soit par téléphone, soit en visioconférence, même si cela se limite à un quart d’heure. Pourtant, ils étaient en formation sur une semaine loin de leur lieu de travail.

En abordant ce sujet, ils ont tous convenu qu’ils quittaient leur travail après les autres, parfois aux alentours de 20 heures.  Est-ce vraiment bien normal ?, me suis-je demandé. Certes, de nombreuses situations ne peuvent attendre et la mission d’encadrement d’équipes de professionnel(le)s de l’ASE demande une grande disponibilité. Car comme disent certains, « on est là quand il s’agit de gérer tout ce qui ne va pas et le manque de réponse ». Pour ma part, je pense qu’ils sont victimes de ce que l’on appelle le « surtravail ».

Ce surtravail se définit comme le fait de travailler bien au-delà des pratiques en vigueur dans son secteur. C’est un phénomène complexe qui touche de nombreux travailleurs en France. Loin d’être une pathologie individuelle, il est principalement déterminé par des facteurs économiques, sociaux et organisationnels.

Quand le travail déborde…‪

En France, plus de 10 % de la population active a travaillé quarante-neuf heures ou plus par semaine en 2022indique Eurostat. « En Europe, seules la Grèce et l’Islande ont fait davantage. Des statistiques qui sont loin des préjugés fustigeant des Français fainéants qui voudraient en faire le moins possible » indique un article du Monde.

Contrairement aux anglo-saxons, nous avons une grande tolérance envers celles et ceux qui travaillent bien au-delà les horaires convenus. Cela peut même se traduire par une culpabilisation de ceux qui respectent leurs horaires. Le surtravail visible est celui qui est effectué au bureau, mais il en est un autre qui est masqué.

Depuis que nous utilisons les outils numériques, nous pouvons être sollicités à toute heure du jour et de la nuit. Surtout quand on est chez soi. Le télétravail, en se développant, nous conduit à amplifier le temps passé sur des tâches professionnelles qui déborde sur celui consacré à la vie personnelle et familiale. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, mais plutôt progressivement.

Des collègues m’expliquent que parfois, il est aussi plus simple de travailler de chez soi. On est moins dérangé dans les tâches que l’on mène. Cela concerne la rédaction de rapports, la préparation de réunions, la nécessité de préparer divers écrits en direction de la hiérarchie, etc.

Lorsque je leur demande si ce temps empiète sur la vie familiale, j’ai droit à un sourire gêné. « Oui, mais tu comprends, je n’ai pas eu le temps de finir au boulot et je dois rendre cet écrit demain » finalement, je ne peux pas faire vraiment autrement ». Bref, ce sont des justifications qui sont avancées comme si le professionnel se sentait pris en faute.

Comment expliquer ce phénomène ?

Dans certains services, ce surtravail est en train de devenir la norme. Dans les services sociaux départementaux et les CCAS, on est loin de l’idée du fonctionnaire qui fait juste ses heures et part à 17h00 quoi qu’il arrive. Cette vision a de quoi prêter à sourire quand on sait à quelle heure une majorité de travailleurs sociaux décrochent et rentrent chez eux.

Pour ma part, je m’obligeais à faire le tour des bureaux en fin de journée.  Je demandais à celles et ceux qui travaillaient autour de 19h.00 de partir. Ils étaient là souvent depuis huit heures le matin et n’avaient pas réellement pris de pause sauf à l’heure du déjeuner. J’ai aussi été atteint par ce phénomène et devais me faire violence pour clôturer un dossier ou terminer un écrit. Le phénomène est le même dans le secteur associatif.

Cette pratique a des conséquences. Elle concerne d’abord des personnes qui au nom de « travail bien fait » prennent un temps conséquent pour le réaliser. Il faudrait sans cesse être « performant » et ne jamais être pris en défaut. Mais cela peut aussi s’expliquer autrement, notamment par le nombre d’accompagnements qui ne cesse d’augmenter.

 Quand on est travailleur social, on peut être constamment confrontés à des situations de grande précarité et de souffrance. Les situations sociales étant toutes aussi importantes les unes que les autres, les professionnels peuvent avoir tendance à s’engager de manière excessive, au détriment de leur équilibre personnel. Certains témoignent ainsi d’un épuisement émotionnel intense, allant jusqu’au burn-out. Je pense à cette collègue assistante sociale qui m’avait dit fort justement  « Je me suis tellement investie dans les situations qui s’enchainent les unes aux autres que j’en ai oublié de prendre soin de moi. J’ai fini par craquer, complètement vidée physiquement et moralement. » « Je n’en peux plus », me disait-elle. « Il faut que je quitte le métier ».

Mais il serait  particulièrement injuste de considérer que la responsabilité de ce travail excessif soit uniquement de la responsabilité et du choix du salarié. Non, il y a au sein des services des attitudes et des attentes implicites de la part des encadrements et des directions qui invitent à en faire toujours plus. Ce sont par exemple les portefeuilles de personnes accompagnées qui augmentent ou encore plusieurs situations de crises qui arrivent au même moment.

Personne n’est là au sein de l’institution pour sensibiliser aux risques provoqués par ces surcharges. C’est un peu le « chacun fait comme il peut » ou « aide toi, le ciel t’aidera ». Les temps d’échanges dans les équipes sont parfois tendus. Personne ne veut prendre de nouvelles situations.  Chacun explique qu’il ne peut pas faire plus. Les renforts n’arrivent pas. Et celui ou celle qui accepte « malgré tout » prend un risque d’aller au-delà ses limites.

C’est dire combien la prévention et l’écoute des professionnels de proximité est importante. Car ce surtravail devient alors synonyme de maltraitance. Les encadrements sont parfois sensibilisés à ce sujet. Et leur soutien est nécessaire. Il faut que chacun puisse poser ses limites et puisse être entendu.

Des conséquences particulièrement néfastes

Au-delà des risques pour leur santé, le « surtravail »  peut également fragiliser votre vie personnelle et familiale. Devant répondre à des demandes toujours plus nombreuses, certains travailleurs sociaux peinent à préserver des espaces de respiration hors du cadre professionnel.  Une éducatrice spécialisée m’avait expliqué qu’elle rentrait épuisée le soir, incapable de s’occuper correctement du quotidien à la maison. Son conjoint se plaignant régulièrement de son absence, même quand elle était physiquement là. En effet, il ne faut as non plus oublier que les femmes majoritaires dans nos professions sont souvent tributaires de la double journée. Celle au travail et celle au domicile avec des tâches ménagères encore trop peu partagées.

Nous nous penchons trop souvent sur les effets du problème sans véritablement nous intéresser à la source de ces difficultés. Ainsi, parmi les conséquences  de ce travail  intense, les travailleurs sociaux sont exposés à un risque accru d’agressions verbales ou physiques de la part des personnes qu’ils accompagnent. Confrontés à des situations de grande tension, ces professionnels peuvent se sentir dépassés et devenir la cible de violences.

Quand on est épuisé, on a moins de ressources pour désamorcer les conflits. Certaines personnes reçues le sentent, tout comme les ados en foyer. Cela peut les agacer sinon plus. Certains se plaignent de plus être écoutés. Face à ces constats préoccupants, il est essentiel de mieux prendre en compte les conditions de travail des travailleurs sociaux et de mettre en place des mesures de prévention du surtravail, afin de préserver leur santé et leur équilibre de vie.

Que faire alors ?

Déjà sortir de la culpabilisation. Ce sont d’abord nos institutions qui ont à regarder ce phénomène. Ce sont elles qui produisent le surtravail et le permettent. La question paur une direction devrait être : face à ce constat préoccupant, comment les organisations peuvent-elles aider leurs employés à se libérer du surtravail ?

La clé réside sans aucun doute  dans une approche fondée sur l’écoute et le dialogue. Il est essentiel que les responsables de services et les directions  prennent le temps de comprendre les défis quotidiens auxquels sont confrontés leurs salariés. Quels sont les obstacles qui les font perdre du temps et les contraignent à empiéter sur leur vie personnelle ?

En identifiant ces irritants, les organisations pourront agir pour les résoudre. Il leur faut rapidement sortir de leurs injonctions contradictoires. Elles  sont un autre facteur aggravant le surtravail. Submergés par de multiples « urgences » (pas toutes essentielles), les travailleurs sociaux et les services administratifs peinent à se concentrer sur leurs tâches prioritaires, qu’ils doivent alors accomplir en dehors de leurs horaires de travail. C’est la distance qui existe entre le travail prescrit et le travail réel qui est mis en oeuvre.

Enfin, nos organisations doivent veiller à l’adéquation entre les objectifs fixés et les moyens réellement à disposition de leurs équipes. Si cette équation n’est pas juste, les professionnels se sentiront obligés de compenser par un surtravail. Un dialogue de confiance est donc indispensable pour réévaluer constamment ces exigences.

Au-delà des individus, ce sont bien certaines organisations qui sont « accros » au travail. Seule une remise en question en profondeur de leurs pratiques permettra de limiter durablement cette réalité.

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Photo : avatarcookie_studio sur Freepik

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