Il faut bien le reconnaitre, les travailleurs sociaux font face à de multiples défis : Il y a ceux qui ne sont pas récents, mais il y en a aussi de nouveaux. À cela s’ajoutent les crises à répétition. N’oublions pas non plus la révolution numérique qui impose des pratiques spécifiques et invite à la prudence dans un monde en constante accélération. Cet article reprend différents éléments d’un exposé que j’avais présenté lors d’un colloque organisé le 11 octobre dernier par le CCAS de La Rochelle intitulé « que signifie être travailleur social aujourd’hui ».
Des défis permanents
Évoquons d’abord le manque de reconnaissance de l’utilité du travail. L’aide éducative et l’assistance sont souvent perçues comme de « l’assistanat ». Aider et assister n’est pas noble quand il s’agit d’assister les pauvres qui, selon les détracteurs des services sociaux, « profiteraient de la situation ». Les travailleurs sociaux sont confrontés à une forme de suspicion : ils soutiendraient des personnes qui ne devraient pas être aidées alors que celles qui ne demandent rien devraient l’être. La pratique professionnelle est dévalorisée.
Une autre question se pose : finalement, quelle est notre légitimité et plus-value ? Aujourd’hui de multiples métiers assurent des « interventions sociales » professionnellement et/ou bénévolement. Les travailleurs sociaux sont concurrencés sur le terrain de l’assistance. Une façon d’agir fréquemment réduite à la distribution de secours et de prestations.
Il y a aussi, et c’est loin d’être nouveau, la complexité des dispositifs. L’accès aux droits est de plus en plus conditionné. Il est reproché aux institutions sociales de tout complexifier. Mais ce ne sont pas les institutions qui complexifient le droit, mais bien le législateur qui ajoute sans cesse des limites spécifiques au versement de telle ou telle prestation. Ces limitations n’ont qu’un objectif : diminuer la dépense publique quitte à produire un enchevêtrement des aides. Certains travailleurs sociaux – que j’admire – jouent au billard. Ils demandent une aide, sachant pertinemment qu’elle sera refusée, mais ce refus leur permettra d’en obtenir une autre. Ils savent souvent manier les dispositifs extrêmement complexes.
D’ailleurs, il s’avère, aujourd’hui, impossible de calculer le montant de certaines prestations de la CAF pour une personne ou un ménage. La prégnance des règlementations administrative associées aux usages d’algorithmes plus ou moins obscurs est telle que les aidants sont englués dans les problématiques de l’accès au droit de personnes complètement perdues face à ce qui leur est demandé. Elles s’inscrivent dans une logique de non recours. Cette politique de dispositifs créant une multitude de modalités opératoires est dénoncée par tous, mais il n’y a aucun groupe de travail national qui se pose la question de mieux les gérer et d’en simplifier la portée.
Nous sommes, en outre, confrontés à la gestion du temps et à des priorités problématiques, sachant qu’il faut agir rapidement pour l’ouverture d’un droit ce qui conduit à ce que parfois, nous agissons à la place des personnes. Cela va à l’inverse de la logique éducative qui vise à rendre les personnes autonomes dès lors que cela est possible.
En résumé, ces défis qui ne sont pas nouveaux concernent :
- la critique de l’utilité de notre travail,
- son éventuel manque de plus-value face aux autres métiers avec l’apparition des « faisant fonction »
- une législation sociale toujours complexe et excluante
- une forme de bureaucratisation qui enferme les professionnels dans un labyrinthe administratif
Mais il n’y a pas que cela…
Les crises se surajoutent
Nous avons encore à subir les effets d’une crise sanitaire. Certes, elle a révélé l’importance du travail social, mais elle a aussi épuisé les professionnels. Ceux-ci ont pris conscience du manque de reconnaissance auquel ils pourraient avoir droit.Certains se posent désormais la question du « à quoi bon ». (à quoi bon se mobiliser, à quoi bon dénoncer ce qui ne va pas, à quoi bon proposer des solutions si l’on n’est pas écouté et que les décisions se prennent « aileurs »)
Les professionnels font aussi face à une crise de confiance liée qui se traduit par une défiance systémique à l’égard des institutions. Même si des sociologues tel François Dubet en ont parlé depuis longtemps, certains estiment qu’il faut reconstruire ce qui a été cassé au fil du temps. Mais la défiance des usagers envers les professionnels et les institutions est bien là. les personnes viennent à la rencontre des travailleurs sociaux avec leurs certitudes. Aujourd’hui, nombreux sont celles et ceux qui connaissent ou imaginent déjà leurs droits. Mais voilà, certains se trompent souvent et, tout en cherchant à imposer leur point de vue, s’en prennent aux « nantis ». Pour une large part du public, les travailleurs sociaux en font partie, à défaut d’être des nantis, ils sont considérés comme étant du bon côté du manche. Tout cela crée des incompréhensions et de la défiance.
Il est aussi aujourd’hui fréquemment question dans les médias de la crise économique. Elle frappe le porte-monnaie de nombreuses familles. Enfin pas toutes, car la crise révèle là aussi de fortes inégalités. En tout cas, les travailleurs sociaux ont le sentiment d’appliquer des «rustines» sans véritablement traiter les questions de fond face à cette crise du manque d’argent qui ne permet plus de subvenir à ses besoins essentiels.
N’oublions pas non plus une autre crise. C’est celle qui survient face aux changements climatiques. Cela interroge nos rapports à la consommation, à l’avenir et à la possibilité de continuer de vivre dans une abondance qui nous a été dictée par la loi du marché. Tout cela est anxiogène : l’énergie coute de plus en plus cher. Nous ne savons pas comment nous vivrons demain. Quelle est la place des travailleurs sociaux dans ces questions ?
La « révolution numérique ».
Ce n’est pas faute d’en parler sur ce blog. Les usages massifs des outils numériques ont de forts impacts dans tous les domaines de la vie, qu’elle soit sociale ou professionnelle. Les travailleurs sociaux sont confrontés de plein fouet aux contraintes liées à la plateformisation des services publics. Les demandes des « exclus du numérique » sont croissantes. Aujourd’hui, il est communément admis que treize millions de Français sont en difficulté face à cette réalité. Rappelons que 34 % des personnes résidant dans les villes moyennes disent ne pas du tout profiter des opportunités offertes par cette technologie. Cela se traduit par des fractures territoriales, mais aussi par des fractures liées aux multiples usages. Le numérique a littéralement envahi le quotidien des Français, c’est le cas aussi pour les travailleurs sociaux qui ont vu leur temps passé devant un écran augmenter de façon significative. C’est autant de temps en moins disponible pour recevoir ou aller chez les personnes qui elles sont exclues des progrès (réels) et des facilités qu’apportent les différentes applications. Et… Tant pis finalement pour ceux qui ne s’adaptent pas.
En résumé, les travailleurs sociaux comme l’ensemble de la population sont confrontés à
- une crise sanitaire qui n’est pas terminée,la neuvième vague est annoncée
- une crise économique qui impacte le quotidien, avec l’inflation et l’augmentation des coûts à la consommation
- une crise de confiance qui entame les liens de solidarité
- une crise climatique dont on s’inquiète fortement des effets à venir et dont on ne mesure pas encore tout à fait les effets.
- des effets inattendus de la révolution numérique qui impacte fortement les pratiques professionnelles et celles des usagers
N’en jetez plus, la coupe et pleine !
Devons-nous encore nous étonner qu’arrive maintenant cette crise dite de « l’attractivité des métiers » ?
Il existe dans nos professions un fort sentiment de perte de sens, mais également l’idée que nous apportons des réponses bien trop ponctuelles face à des problèmes structurels. Nous sommes confrontés à un plus grand nombre de procédures et de dysfonctionnements techniques. Les charges mentales et les charges de travail des professionnel(le)s qu’ils soient jeunes ou aguerri(e)s sont conséquentes… et épuisantes.
Il est aussi constaté ce réel manque de reconnaissance financière et statutaire avec aussi un manque de reconnaissance des compétences, ce qui impacte leur autonomie et interroge sur l’utilité sociale de leurs interventions.
Cette « crise de l’attractivité des métiers » concerne toutes les professions de l’aide et du soin. Les centres de formation peinent à recruter, les postes difficiles à tenir sont confiés à des débutants qui partent parfois très rapidement. L’usure professionnelle accélérée conduit à des démissions et des reconversions.
Nous sommes aussi confrontés à la perte du travail profond. Nous ne savons plus rester concentrés pendant plusieurs heures sur une seule tâche puisque nous sommes, sans cesse, interrompus. Nous devons faire face par ailleurs à la montée de l’impatience, à l’attente de la réponse immédiate, à la fatigue de la surinformation et à la multiplication des messages. De multiples sollicitations nous mettent à l’épreuve.
Même si le tableau que je peins ne semble pas très positif, nous avons néanmoins de bonnes raisons d’agir. C’est justement en tentant de nous positionner de façon logique face à la multiplicité de ces crises que nous pourrons redonner sens à notre travail. Mais pour cela, il faudra aussi que nos employeurs se mobilisent. Il est nécessaire qu’ils prennent en considération les besoins des travailleurs sociaux en s’appuyant sur leurs compétences en créant des espaces de réflexion et d’autonomie professionnelle. Cela leur permettra d’aller à la rencontre de celles et de ceux qui ont besoin d’eux. Et pas de doute sur ce sujet, ils sont nombreux !
Photo : mon intervention vue de l’assistance lors du colloque de La Rochelle intitulé « que signifie être travailleur social ? ». Photo transmise par Idalina Da Cunha, responsable du service Inclusion et Participation citoyenne du CCAS de La Rochelle. Avec mes remerciements pour la qualité de l’accueil de l’équipe du CCAS et du travail de réflexion mené depuis plusieurs années au sein de ses services.