Les effets délétères de la dématérialisation mal maitrisée

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Isabelle Rey-Lefèbvre dans un article publié par le Monde nous apprend qu’un baromètre social constate une «crispation» croissante face à la numérisation des services publics. Elle fait référence à plusieurs études accompagnées d’entretiens notamment à partir de différents travaux du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE). Elle nous parle aussi d’une étude de l’INSEE qui vient de paraitre.

« Une crispation de la société »

Le CNLE constate à travers son baromètre, publié vendredi 13 mai, « une montée de l’agressivité du public » face aux travailleurs sociaux et organismes gérant les prestations sociales. C’est une « une crispation de la société », qu’ils relient aux « difficultés d’accès aux droits, de dialogue avec l’administration, à l’absence d’interlocuteurs à même d’entendre leurs difficultés », souligne le baromètre.

La journaliste a aussi interrogé Sixtine Perussel, responsable, à Bordeaux, d’Emmaüs Connect, « Notre accueil ne désemplit pas », dit-elle. « Chaque étape est source de blocage. Il faut d’abord avoir un équipement et une connexion. Or, sans compte en banque, impossible de souscrire un abonnement à Internet et beaucoup de personnes n’ont plus de banque », résume-t-elle. Et d’énumérer d’autres difficultés : « Sans adresse e-mail, impossible de communiquer avec l’administration, qu’il s’agisse de Pôle Emploi, de la Sécurité sociale, des allocations familiales, des impôts… ; sans imprimante-scanner, impossible de joindre un document dans le bon format, puisque nombre d’administrations n’admettent pas les simples photos… ». Ces blocages ne sont pas vécus que par les personnes âgées, mais par l’ensemble de la population.

Une étude de l’INSEE parue le 11 mai dernier confirme ces propos :  pas moins tiers des adultes ont renoncé à effectuer une démarche administrative en ligne en 2021. La dématérialisation des démarches administratives s’est largement développée au cours des dix dernières années. En 2021, 67 % des personnes de 18 ans ou plus résidant en France métropolitaine déclarent avoir effectué au moins une démarche en ligne auprès de l’administration au cours des douze derniers mois, alors qu’elles n’étaient que 33 % en 2011. Un bond en avant important, mais il a fallu 10 ans.

32% des personnes interrogées ont abandonné une démarche en ligne

Les contraintes liées à la dématérialisation peuvent s’avérer un véritable obstacle écrit prudemment l’INSEE. Cela conduit les personnes les plus vulnérables à renoncer à certaines démarches administratives. Ainsi, 32 % des personnes de 18 ans ou plus vivant en France métropolitaine déclarent avoir renoncé au moins une fois à une démarche administrative en ligne au cours des douze derniers mois. Les raisons sont multiples comme le confirme ce tableau publié par l’INSEE :

INSEE 1

Faire aboutir une démarche administrative présente aussi des obstacles sans lien avec la dématérialisation, précise toutefois l’INSEE. Délais d’attente, incompétence de l’interlocuteur ou complexité de la procédure sont mis en avant. Là encore, les personnes les plus défavorisées rencontrent davantage de difficultés, mais c’est aussi le cas des plus jeunes, ces derniers devant entreprendre plus de démarches tout en étant sans doute plus inexpérimentés que leurs aînés.

Et comment cela se passe vu de l’Intérieur ?

Rachel Knaebel publie dans le média Basta une interview d’un agent de la CAF qui nous montre une nouvelle fois l’ampleur du problème au sein de cette institution. Cette déléguée syndicale parle à visage découvert et ce qu’elle dit nous laisse pantois.  Entre les bugs des logiciels, les réformes incessantes, et l’obligation de passer le moins de temps possible avec les allocataires, la dématérialisation et la réduction des coûts pèsent sur les agents qui n’en peuvent plus.

Ceux qui habitent dans des zones blanches non desservies par internet ne peuvent rien faire en ligne explique Marie-Odile Chauvin, travailleuse sociale et délégué Sud dans l’Indre. Elle intervient dans un département rural. « si les allocataires font une erreur de saisie, ils peuvent se retrouver à devoir rembourser des indus ».

« Beaucoup de personnes ne veulent donc plus faire les saisie seules, car elles ont peur d’être accusées de fraude si elles se trompent. Et quand elles essaient de joindre la Caf, elles n’y arrivent pas toujours. J’ai encore parlé à quelqu’un ce matin qui m’a dit qu’il a essayé d’appeler la Caf pendant deux heures et qu’il n’a jamais eu personne. Alors, les gens abandonnent au bout d’un moment. »

La réforme des aides au logement : une aberration

Sur la réforme des aides au logement, je n’ai jamais vu une aberration pareille, dit à la journaliste Marie-Odile Chauvin. Elle a été mise en place en janvier 2021 et ça bugue toujours. « le logiciel n’était pas en capacité d’absorber ce changement. Depuis plus d’un an, les conditions de travail des salariés de la Caf en sont devenues affreuses. Les techniciens conseil peuvent se retrouver à refaire le dossier deux ou trois fois et ça ne fonctionne toujours pas.»

Des gens peuvent recevoir des notifications leur demandant de rembourser une somme d’APL, sans qu’ils puissent en connaitre la raison. Il leur est alors proposé d’engager une requête à la commission de recours amiable pour demander une remise totale ou partielle de la dette. Mais voilà, explique la déléguée, la commission est débordée par le nombre de demandes. Elle ne peut rapidement traiter le dossier.

« Normalement quand vous faites une demande de recours amiable, votre retenue est suspendue, mais en ce moment, elles continuent à être prélevées sur les prestations des personnes à cause du retard au niveau de la commission. » explique la déléguée syndicale. Les conditions de travail se dégradent fortement au sein de ceraines CAF : « Aujourd’hui, nous avons seulement deux minutes pour répondre à quelqu’un au téléphone, dix minutes en rendez-vous physique, explique Lise Charlebois elle aussi déléguée Sud. (le fait d’être délégué permet de prendre la parole sans être -trop- inquiété)

On apprend aussi dans cet article que la dernière convention de gestion imposent aussi aux Caf des objectifs de constat des fraudes, et veut augmenter le taux de réclamations traitées dans un délai de dix jours, de 60 % à 80 %. « Chaque contrôleur a aussi des chiffres à atteindre. En même temps, pour faire ces chiffres, il faudrait plus de salariés », pointe la déléguée syndicale du Doubs. « Les techniciens conseils sont aussi surveillés, ajoute Marie-Odile Chauvin. Tous leurs chiffres sont analysés et on les leur met devant le nez au moment des entretiens d’évaluation. » Au final, Les prestations sociales sont considérées « comme des coûts et les allocataires comme des risques ».

Mais où va-t-on ?

 

 

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