Ces sociologues m’ont profondément marqué au fil de mes lectures et de mon approche professionnelle en tant qu’assistant de service social. C’est pourquoi j’ai eu envie de tenter de vous présenter de façon synthétique dans un article leurs travaux sur ce sujet. En effet, vous le savez, la pauvreté est un phénomène complexe qui se manifeste sous différentes formes. Pierre Bourdieu, Serge Paugam, Robert Castel et Nicolas Duvoux ont particulièrement contribué à notre compréhension de cette réalité. Dans cet article qui intéressera sans doute en priorité les étudiants, nous analyserons les différentes formes de pauvreté identifiées par ces chercheurs en sciences sociales et les implications de leurs travaux pour la lutte contre la pauvreté.
Les différentes formes de pauvreté selon Pierre Bourdieu
Pierre Bourdieu, sociologue de grand renom qui fut décrié jusqu’à récemment tant il dérangeait, a développé un cadre d’analyse de la pauvreté basé sur la notion de capital. Pour lui, la pauvreté ne se réduit pas uniquement à une absence de ressources économiques, mais implique également une faiblesse dans d’autres formes de capital. Bourdieu distingue ainsi trois formes principales de capital : économique, social et culturel.
La pauvreté économique se caractérise par un manque de ressources financières. C’est celle qui est la plus visible, notamment en ces temps d’inflation où de nombreux Français qui vivent avec de faibles revenus se privent de biens et de services essentiels comme la fourniture d’énergie. Cette forme de pauvreté est souvent mesurée par des indicateurs tels que le revenu, la consommation ou le niveau de vie.
La pauvreté sociale se manifeste par un manque de relations et de réseaux sociaux. Cette pauvreté limite l’accès à des opportunités et à des ressources. Les individus en situation de pauvreté sociale sont généralement isolés et exclus des réseaux d’entraide et de solidarité qui pourraient leur apporter un soutien. Je pense à ce sujet à des personnes allocataires du RSA qui me disaient ne plus inviter personne chez eux tant ils avaient honte de leur manque de moyens.
La pauvreté culturelle est caractérisée par un manque de capital culturel, c’est-à-dire de connaissances et de compétences. Cela concerne aussi les dispositions acquises grâce à l’éducation et à l’expérience culturelle. Cette forme de pauvreté limite la capacité des individus à participer pleinement à la vie sociale et à accéder à des opportunités d’épanouissement personnel et professionnel. C’est pourquoi il est aussi très utile que les travailleurs sociaux s’engagent avec les personnes qu’ils accompagnent dans des actions collectives, culturelles qui offrent des opportunités de prise de conscience et de compréhension du monde tel qu’il va. Il s’agit aussi de favoriser la réflexion de chacun tout en développant un goût de création.
Une typologie des différentes formes de pauvreté selon Serge Paugam
Serge Paugam, sociologue que personnellement j’apprécie beaucoup, a proposé une typologie des formes de pauvreté basée sur le degré d’intégration sociale des individus et leur environnement. Il existe trois formes de pauvreté distinctes, chacune ayant ses caractéristiques propres et ses conséquences sur les individus concernés : la pauvreté intégrée, celle liée à la marginalité, et celle issue d’un processus de disqualification.
Selon Serge Paugam, il y a d’abord la pauvreté intégrée est la situation de pays ou de régions qui sont eux-mêmes pauvres économiquement parlant. Comme la pauvreté est depuis longtemps largement répandue, les pauvres ne sont pas stigmatisés et bénéficient de la solidarité familiale ou de la socialisation par une pratique religieuse qui reste intense. L’économie informelle est particulièrement développée. C’est une pauvreté sans exclusion (ou, plus exactement, l’exclusion suit sa dynamique propre indépendamment de la pauvreté) ;
La pauvreté marginale est la pauvreté d’une petite partie de la population au sein d’une société prospère. Les personnes concernées sont souvent perçues comme des « cas sociaux » inaptes à s’adapter au monde moderne et sont donc fortement stigmatisées. Un exemple de pauvreté marginale pourrait être les sans-abri dans nos grandes villes, où une majorité de la population jouit d’un niveau de vie relativement élevé, mais où certaines personnes sont marginalisées et confrontées à de graves difficultés économiques et sociales.
Enfin il y a la pauvreté disqualifiante touche les sociétés post-industrielles. Dans ces régions les activités de services sont très prépondérantes, touchées par des difficultés économiques. Les personnes touchées par cette forme de pauvreté sont souvent perçus comme ayant subi une chute sociale ou une déchéance. L’insécurité liée au chômage et à l’exclusion sociale est une préoccupation majeure pour une large partie de la population. Un exemple typique de pauvreté disqualifiante se retrouve dans la situation des travailleurs précaires mal rémunérés qui ne parviennent plus à vivre décemment. La montée de l’économie des services et l’ubérisation de la société ont entraîné une augmentation des emplois temporaires et à faible revenu, ainsi que l’érosion des protections sociales traditionnelles.
Comment Robert Castel nous parle de pauvreté : la désafiliation
Le sociologue Robert Castel aborde, quant à lui, la question de l’exclusion et de la pauvreté en se concentrant sur la vulnérabilité sociale. Il analyse l’évolution historique de l’assistance aux plus démunis et introduit le concept de « désaffiliation », qui décrit le détachement des liens sociaux et des mécanismes de protection. Selon Castel, la lutte contre la désaffiliation nécessite de renforcer les supports sociaux et d’adopter des politiques réintégrant les individus précaires ou exclus. Il critique les politiques se contentant d’attribuer des secours aux pauvres et plaide pour la restauration des « supports » sociaux.
Pour lutter efficacement contre la désaffiliation, il est nécessaire de mettre en œuvre des politiques sociales qui prennent en compte tous les aspects de la vie des individus touchés. Cela inclut l’accès à l’éducation, à la formation, à l’emploi, à la santé, au logement et aux services sociaux. De plus, il est essentiel de promouvoir l’égalité des chances et de lutter contre les discriminations afin que chacun puisse bénéficier de la protection nécessaire pour mener une vie digne.
Les politiques sociales doivent également favoriser la participation citoyenne et l’engagement communautaire, afin de renforcer les liens sociaux et de créer un sentiment d’appartenance. En encourageant la solidarité et l’entraide, les individus peuvent développer un sentiment de responsabilité mutuelle et contribuer à la construction d’une société plus inclusive et solidaire.
En somme, la réflexion de Robert Castel sur la pauvreté et l’exclusion sociale nous invite à repenser la manière dont nos sociétés abordent ces problématiques. En mettant l’accent sur la restauration des liens sociaux et la création d’un « État social » protecteur, nous pouvons œuvrer ensemble pour construire un monde dans lequel chacun a la possibilité de s’épanouir et de vivre dans la dignité.
Nicolas Duvoux : comprendre les politiques sociales et de solidarité
Nicolas Duvoux est professeur de sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis. Chercheur au CRESPPA-LabToP, il est également rédacteur en chef de la vie des idées.fr. Ses travaux se situent dans la droite ligne des recherche de ses illustres prédecesseurs. Il s’intéresse notamment aux mécanismes qui engendrent la pauvreté, aux dynamiques de l’exclusion sociale et aux politiques publiques visant à lutter contre ces phénomènes. Ses recherches permettent de mieux saisir les enjeux et les défis liés à la cohésion sociale et à la solidarité. Parmi ses contributions importantes, plusieurs aspects sont à prendre en considération :
La question de l’autonomie des individus en situation de précarité : Nicolas Duvoux s’intéresse à la manière dont les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale parviennent à construire leur autonomie et à gérer leur quotidien. Il met en évidence les ressources et les stratégies dont disposent ces personnes pour faire face aux difficultés auxquelles elles sont confrontées.
L’analyse des politiques sociales et de solidarité : Nicolas Duvoux examine également les politiques publiques mises en place pour lutter contre la pauvreté et favoriser l’inclusion sociale. Il s’intéresse notamment aux dispositifs d’aide sociale, aux politiques de l’emploi et aux mécanismes de redistribution. Ses travaux permettent de mieux comprendre les enjeux et les limites des politiques sociales en France et plus largement dans les sociétés occidentales.
Les inégalités sociales et territoriales : Il explore aussi les dynamiques d’inégalités entre les individus et les territoires en termes de ressources, d’opportunités et de qualité de vie. Nicolas Duvoux a mis en évidence les facteurs qui contribuent à renforcer ou à atténuer ces inégalités, ainsi que les conséquences des choix engagés pour les populations concernées.
La stigmatisation des personnes en situation de précarité : Ses travaux nous montrent enfin comment les personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale sont souvent stigmatisées et discriminées. Il analyse les mécanismes de cette stigmatisation et les conséquences sur l’estime de soi, la confiance en soi et les relations sociales des personnes concernées.
En résumé, les travaux de Nicolas Duvoux offrent un éclairage précieux sur les dynamiques de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Il nous permet d’appréhender les tenants des politiques publiques et les enjeux de solidarité dans notre société. Il s’agit de mieux comprendre les défis auxquels sont confrontées les personnes en situation de précarité et les moyens de favoriser leur inclusion et leur autonomie.
Les travaux de ces 4 sociologues majeurs nous invitent à réexaminer nos pratiques en tant que travailleur social. Rien de tout cela n’entre en contradiction avec les récents travaux d’ATD Quart Monde, du Secours Catholique – Caritas France, de l’Association des Centres Socio-Culturels des 3 cités de Poitiers et une enseignante – chercheuse de l’Institut Catholique de Paris. Sur ce sujet que je vous invite aussi à découvrir à travers l’article suivant : Les 8 dimensions de la pauvreté : tout est lié, rien n’est figé.
Bibliographies
Pierre Bourdieu a écrit de nombreux livres sur les questions de société, dont certains abordent la pauvreté et les inégalités sociales. Voici quelques références de ses œuvres les plus pertinentes sur ce sujet ( je vous laisse chercher les liens) :
- « La Distinction : Critique sociale du jugement » (1979) : Dans cet ouvrage, Bourdieu explore les mécanismes de reproduction des inégalités sociales et culturelles, notamment en analysant les préférences et les goûts des différentes classes sociales.
- « Le Sens pratique » (1980) : Ce livre explore la manière dont les individus agissent et interagissent en fonction de leur position sociale et de leur capital culturel, économique et social. La pauvreté et les inégalités sont abordées à travers ces mécanismes.
- « La Misère du monde » (1993) : Cet ouvrage collectif dirigé par Pierre Bourdieu rassemble les témoignages de personnes issues de milieux défavorisés et analyse les problèmes sociaux liés à la pauvreté, à l’exclusion et à la précarité.
- « Les Héritiers : Les étudiants et la culture » (1964, en collaboration avec Jean-Claude Passeron) : Dans ce livre, Bourdieu et Passeron analysent les inégalités d’accès à l’éducation et à la culture en fonction de l’origine sociale et économique des étudiants.
- « La Reproduction : Éléments pour une théorie du système d’enseignement » (1970, en collaboration avec Jean-Claude Passeron) : Cet ouvrage aborde les mécanismes par lesquels le système d’enseignement reproduit les inégalités sociales et économiques.
Serge Paugam est quant à lui vraiment spécialisé dans l’étude de la pauvreté, de la précarité et des inégalités sociales. Voici quelques-uns de ses ouvrages les plus marquantes sur ces sujets :
- « La Disqualification sociale : Essai sur la nouvelle pauvreté » (1991) : Dans cet ouvrage, Paugam explore les processus de disqualification sociale et analyse les différentes formes de pauvreté en France.
- « L’Exclusion : L’état des savoirs » (1996) : Serge Paugam dirige cet ouvrage collectif qui rassemble les contributions de plusieurs chercheurs sur le thème de l’exclusion sociale, économique et politique.
- « Le Salarié de la précarité : Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle » (2000) : Ce livre examine les conditions de travail et les formes de précarité qui touchent les salariés en France.
- « Les Formes élémentaires de la pauvreté » (2005) : Dans cet ouvrage, Paugam propose une typologie des formes de pauvreté et analyse les mécanismes qui conduisent à l’exclusion et à la disqualification sociale.
- « Repenser la solidarité : L’apport des sciences sociales » (2007) : Cet ouvrage collectif dirigé par Serge Paugam aborde la question de la solidarité et de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale à travers différents champs disciplinaires des sciences sociales.
- « Ce que les riches pensent des pauvres » (2017, en collaboration avec Bruno Cousin et Camila Giorgetti) : Ce livre présente les résultats d’une enquête sociologique sur les représentations sociales des riches à l’égard des pauvres et des inégalités.
Voici une liste non exhaustive des principales œuvres du sociologue Robert Castel : Ces ouvrages ne représentent qu’une partie de ses travaux. Ils offrent un aperçu de ses réflexions sur la question sociale, la protection, la précarité et l’exclusion. Ils couvrent un large éventail de sujets, allant de la psychiatrie à la question sociale, en passant par l’insécurité et la précarité.
- « L’évolution psychiatrique » (1973). Paris: Minuit. Dans sa recherche, Robert Castel analyse l’évolution de la psychiatrie en tant que discipline et pratique médicale. Il étudie les différents courants de pensée et les controverses qui ont marqué cette évolution.
- « La gestion des risques ». (1981) ed. Minuit. Dans cet ouvrage Robert Castel examine les mécanismes de contrôle social et de régulation des comportements dits déviants. Il étudie les différentes formes de prise en charge des personses considérées comme dangereuses ou à risque, ainsi que les politiques et dispositifs visant à prévenir et à gérer ces situations.
- « Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat » (1995).ed. Fayard. Cet ouvrage majeur est une analyse historique et sociologique des transformations de la question sociale et des relations de travail. Robert Castel y aborde le concept de « désaffiliation » et montre comment les individus passent d’une zone de vulnérabilité sociale à une autre, en fonction des droits et du statut qui leur sont accordés en tant que travailleurs ou citoyens.
- « L’insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé? » (2003) ed. Seuil. Dans ce livre, qui intéressera particulièrement les travailleurs sociaux, Robert Castel explore la notion de protection sociale et les mécanismes qui permettent aux individus de bénéficier d’une sécurité économique et sociale. Il examine les enjeux et les défis liés à la mise en place de politiques de protection sociale, en particulier face à la montée de la précarité et de l’exclusion.
- « La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu » (2009). ed. : Seuil. Robert Castel analyse là les transformations du monde du travail et les conséquences sur la sécurité et le statut des individus. Il étudie les processus de flexibilisation et de précarisation du travail, ainsi que les réponses politiques et sociales face à ces défis.
Il y a aussi les travaux remarquables de Nicolas Duvoux. Ils sont plus récents. Ses ouvrages abordent la pauvreté, les inégalités et les politiques sociales en France, en mettant l’accent sur les mécanismes, les conséquences et les enjeux de ces phénomènes sociaux :
- « Les Politiques sociales » (2010) : Dans ce livre, Nicolas Duvoux propose une synthèse des politiques sociales en France et analyse les enjeux de leur évolution.
- « L’Autonomie des assistés : Sociologie des politiques d’insertion » (2010) : Cet ouvrage examine les politiques d’insertion en France et les tensions entre l’aide et le contrôle des personnes en situation de pauvreté.
- « Les Inégalités sociales » (2013) : Dans ce livre, Nicolas Duvoux et François Dubet proposent une analyse des inégalités sociales en France, en abordant les dimensions économiques, sociales et culturelles de ces inégalités.
- « La Vie morale des pauvres » (2020) : Dans cet ouvrage, Nicolas Duvoux analyse la manière dont les personnes en situation de pauvreté en France vivent et évaluent leur situation, ainsi que les valeurs morales qui sous-tendent leurs actions et leurs choix.
- « Sociologie de la pauvreté » (2021) : Ce livre offre un panorama des recherches en sociologie de la pauvreté et présente les principaux concepts, méthodes et débats de ce champ d’étude.
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Photo : Charles Chevillard SDF
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