« Je suis assistante sociale et je vois très bien ce que le numérique représente pour les gens » explique Aïda. Ils me disent : “Ce n’est pas juste un problème technique ! J’angoisse ! Ma vie en dépend !” C’est un labyrinthe. On crée une société qui s’organise en laissant plein de gens de côté. Ça crée beaucoup d’angoisse et d’impuissance. Des services ne sont plus joignables. Du coup, les assistants sociaux sont débordés, fatigués. Ceux qui en pâtissent, ce sont les bénéficiaires. Comme s’ils nous en demandaient trop. Mais non ! C’est parce qu’ils subissent cette pauvreté organisée et entretenue ». Ce témoignage parmi 300 autres témoignages constitue la trame du Code du Numérique écrit par le collectif citoyen « le Comité Humain du Numérique ». Ce collectif réagit face à la numérisation grandissante des services publics qui ferment leurs guichets mais aussi à celle des services essentiels comme les banques et les syndicats, de l’enseignement, du travail, des relations interpersonelles,.. Etc.
Le Comité Humain du Numérique est né au sein du Front « Rendre Visible l’Invisible ». C’est un collectif de lutte contre la pauvreté et pour la justice climatique. Et il faut bien le reconnaitre, le comité a du pain sur la planche. Il est né le 17 octobre 2021, lors de la journée de Lutte mondiale de lutte contre la misère.
Il est coordonné par l’association les « Habitant·e·s des images ». Les Habitant·e·s des images sont né·e·s en 2013 et ont pour champ d’action la ville et les médias, l’art et le social. Quand l’art fait écho à des questions de société ou urbaines et met à contribution active ses sujets : habitant·e·s, expert·e·s, institutions… La structure développe des œuvres engagées et collaboratives qui questionnent les rapports de pouvoir à travers les systèmes de représentation : magazines, affiches, films, installations, expositions, débats… et depuis octobre 2021 un Code du Numérique écrit par un groupe de citoyen·ne·s! Le Comité Humain du Numérique est composé d’environs 200 personnes aux profils divers : citoyennes actives, personnes précarisées, personnes âgées, isolées, ayant des difficultés avec la lecture ou l’écriture, personnes à mobilité réduite et porteuses de handicap, jeunes, enfants, travailleuses sociales, avocates, banquiers, informaticiens publics, éducateurs de rue, sociologues, artistes, infirmières,…
La première revendication formulée par le Comité porte sur la nécessité de conserver une accessibilité non digitale dans les services publics et privés pour éviter l’exclusion sociale et les coûts environnementaux. Chaque service devrait conserver le recours à l’humain, par exemple avec les guichets, le papier… Et si de nouveaux outils numériques sont adoptés, ils devraient, précise le comité, être approuvés par un collectif humain, composé de précarisé·es du numérique. C’est-à-dire par des personnes pour qui le numérique ne facilite pas la vie, mais la complique notamment dans l’accès à leurs droits fondamentaux.
En 2022, le collectif a décidé de cibler un quartier de Bruxelles pour associer la population et créer avec les habitants le « Code Numérique ». C’est un document qui s’appuie sur de nombreux témoignages. Il tente de fixer un cadre règlementaire. La démarche est remarquable. C’est une action collective communautaire montée par des habitants pour les habitants.
Cette initiative a rencontré un écho certain qui a fait se déplacer Mathieu Michel, secrétaire d’État à la Digitalisation du pays. Il a participé à une rencontre en mai 2022 dans le quartier des Marolles à Bruxelles pour commenter le Code du Numérique.
La récolte de près de trois cent témoignages a permis de dresser de nombreux constats qui parlent de problèmes bien réels. Premier constat : les difficultés ne sont pas seulement liées au manque de matériel (ordinateur, connexion internet) ou au manque de compétences (savoir utiliser les outils). Voici une analyse des messages recueillis par le comité :
- L’accompagnement humain sera toujours nécessaire pour presque la moitié de la population. Le recours au tout numérique discrimine une grande partie d’entre ceux qui maitrisent mieux l’oral que l’écrit
- Beaucoup de situations n’entreront jamais dans les ‘cases’ prédéfinies. Les travailleurs sociaux sont bien placés pour le savoir. Si le numérique fonctionne bien pour les personnes intégrées, c’est une autre histoire pour celles et ceux qui vivent des situations complexes telles les séparations ou autres « accidents de la vie ». L’automatisation des services a pour conséquence une perte de qualité et de savoir-faire. Les bugs existeront toujours.
- Le refus d’être isolé et le refus d’être dépendant aux outils numériques doivent être entendus, au nom de notre santé physique et mentale.
- Les coûts financiers et environnementaux du tout numérique sont sous-évalués.
- La digitalisation des services publics et privés donne encore plus de pouvoir aux institutions, face aux individus (accès aux démarches, recours, service clientèle, participation au débat, centralisation des données…).
Les travailleurs sociaux et les proches remplacent les services qui ferment
Ils reçoivent toutes les frustrations des personnes exclues du numérique, ce qui nuit aussi à la qualité de la relation d’aide. Voici quelques témoignages sur ce sujet :
- Une passante : “Maintenant, on doit aller dans des services de quartier pour qu’ils nous aident à appeler d’autres services. C’EST ABSURDE !”
- Sarra : “Maintenant il y a aussi la tour des finances qui est fermée. C’est à nous, assistants sociaux, d’aider à remplir les documents des impôts. On s’y prépare déjà alors qu’avant on ne faisait pas ça.”
- Didier : « Il y a une insistance au ministère pour tout numériser alors que peu d’argent est mis à dispositions pour s’équiper et former le personnel. Il faut faire remonter les réalités de terrain, car il y a une fracture. »
- Camille : « Parfois en ligne, c’est super bien fait. Dans ma commune ça a été super rapide de m’inscrire au CPAS (le service social). Actiris en deux clics, c’était fait. Par contre, par téléphone, c’est beaucoup plus compliqué. »
- Etienne : « Quand on traite le dossier bancaire d’une personne à distance, si elle ne s’en sort pas on demande à une personne de son entourage si elle peut l’aider. Et sinon on propose d’aller en agence , d’avoir l’aide d’un conseiller. »
- Aïcha : “Je dois aller voir l’assistante sociale pour tout, qu’elle prenne rendez-vous pour moi : pour téléphoner, pour avoir des rendez-vous face à face, les rendez-vous médicaux… Avant on pouvait aller et parler face à face pour s’organiser.
Je me prends à rêver qu’une telle initiative puisse se développer en France. Déjà, le Conseil National des Personnes Aidées et accompagnée s’inscrit dans une démarche un peu similaire en donnant la parole aux habitants d’Île-de-France. Si ce mouvement pouvait s’internationaliser ! Si vous souhaitez contacter le comité humain du code numérique comite@codedunumerique.be ou en appelant Savannah en Belgique au 003 2474750202. Sinon, il vous est aussi proposé un formulaire de contact en ligne en cliquant sur ce lien.
photo : extrait d’affiche publiée sur le site codedunumerique.be