Il y a quelques années, je me promettais chaque matin, avant d’aller au travail, de réaliser une « petite humanité ». C’est à dire un acte gratuit et attentionné au bénéfice d’une personne que j’étais susceptible de rencontrer au cours de ma journée. Cela pouvait aussi bien concerner une collègue, qu’une personne reçue en permanence ou lors d’un rendez-vous. Cet acte pour qu’il ait de la valeur à mes yeux, devait sortir du cadre formel, être gratuit et rendre service à mon interlocuteur quel qu’il soit. Le simple fait de le faire m’apportait une grande satisfaction. Cela peut paraitre un peu idiot ou fleur bleue mais, je me disais à l’époque – je me le dis toujours – que si chacun agissait de la sorte, c’est dire recherchait à créer tous les jours des « petites humanités », le monde serait bien plus vivable qu’il ne l’est actuellement. Je ne savais pas à l’époque que l’attention à autrui entrait dans ce que l’on appelle aujourd’hui le « care ».
Dans cet article, je vous propose d’explorer les fondements de ce concept, son intérêt pour le travail social, mais aussi ses limites et comment il peut contribuer à une société plus solidaire.
Les origines du concept
Contrairement à une idée répandue (dont la mienne récemment), cette approche n’est pas apparue dans les années 1950, mais plutôt au début des années 1980. Carol Gilligan, psychologue américaine, est considérée comme la fondatrice de l’éthique du care. Son ouvrage fondateur, « Une voix différente », publié en 1982, marque véritablement le début de la théorisation du care. Dans on ouvrage, elle remet en question les travaux de son prédécesseur, Lawrence Kohlberg, sur le développement moral chez l’enfant.
En France, le concept de « care » est apparu qu’au début des années 2000. Il arrive d’abord dans la sphère universitaire, puis en 2010, dans le champ politique lorsque Martine Aubry en fait un axe de sa campagne pour la primaire socialiste. Ces idées influencent certains débats autour de la protection sociale, de l’égalité des sexes et du développement durable.
Que recouvre le « care » ?
Le « care » regroupe diverses notions, telles que l’entraide, la bienveillance, le soin sanitaire et social, le travail social, le féminisme et l’attention portée aux individus précaires. Il s’agit d’un concept qui englobe différents niveaux, allant des relations interpersonnelles à la mise en place d’institutions et de politiques publiques favorisant la solidarité.
C’est un concept multidimensionnel qui englobe à la fois une éthique et une pratique. Tous deux visent à soutenir, accompagner et prendre soin des personnes vulnérables, dépendantes ou en situation de besoin. Il repose sur des valeurs telles que la bienveillance, l’attention, la responsabilité et l’interdépendance. Le « care » se manifeste dans les relations interpersonnelles, les institutions et les politiques publiques, mettant l’accent sur l’importance de l’entraide, de la solidarité et du soutien mutuel.
Selon Fabienne Brugère interrogée sur France Inter en avril dernier, nos sociétés sont de plus en plus individualistes. Le « care » représente une alternative au « chacun pour soi » pour promouvoir une culture de la solidarité. Elle estime que les politiques publiques doivent jouer un rôle central dans la promotion du « care », en mettant en place des actions et des structures privilégiant l’entraide et la coopération.
Il faut aussi souligner que l’éthique du care n’est pas une question de genre intrinsèque. Ce n’est pas une « affaire de femmes » mais plutôt le résultat d’une socialisation différenciée. Si les femmes ont tendance à adopter davantage cette approche, ce n’est pas en raison de leur sexe biologique, mais bien à cause des expériences sociales et culturelles qu’elles vivent.
En tout cas, ce n’est pas un hasard si les métiers de l’aide et du soin sont majoritairement féminins. Ils concernent 4,6 millions de personnes en France, majoritairement des femmes, et sont souvent peu reconnus par la société. Pour remédier à cette situation, il est nécessaire de revaloriser ces professions, tant sur le plan salarial que sur la reconnaissance sociale. C’est une évidence et vous le savez bien.
Le travail social et la logique du « care »
Le travail social s’inscrit parfaitement dans la logique du « care ». De fait, il vise à soutenir et à accompagner les personnes en situation de vulnérabilité ou d’exclusion sociale. En mettant l’accent sur la bienveillance, l’écoute et l’attention portée à autrui, le travail social contribue à la construction d’une société plus solidaire et inclusive.
Dans le cadre de leurs interventions, les travailleurs sociaux doivent être capables d’établir une relation de confiance avec les personnes qu’ils accompagnent. L’écoute et la compréhension de ce que vivent vos interlocuteurs sont essentielles pour comprendre leurs besoins, leurs attentes et les difficultés qu’ils rencontrent. Il s’agie de savoir faire preuve d’empathie. Rappelons, en quelques mots, que l’empathie est une capacité à comprendre et à partager les sentiments, les émotions et les expériences d’autrui.
Elle implique de savoir se mettre à la place de l’autre, en imaginant ce qu’il ressent. Il s’agit de pouvoir comprendre le point de vue et les besoins de son interlocuteur. Ce serait un élément clé des relations interpersonnelles. Cela contribuerait au développement de la bienveillance et de l’altruisme. En adoptant une attitude bienveillante et attentive, les travailleurs sociaux seraient en mesure d’apporter un soutien adapté et de favoriser l’autonomie des personnes accompagnées.
La prise en compte de la diversité des situations et la promotion de la coopération
Le « care » reconnaît que chaque individu est unique et que les parcours de vie sont divers. En ce sens, le travail social doit être apte à prendre en compte cette diversité et de proposer des solutions personnalisées pour répondre aux besoins spécifiques de chacun. Cette approche holistique permet de mieux comprendre les enjeux auxquels sont confrontées les personnes en situation de précarité et de mettre en place des interventions adaptées.
Le travail social, dans la logique du « care », privilégie le soutien mutuel entre les individus et les différentes parties prenantes face à une situation problématique (familles, institutions, professionnels, etc.). Cette approche collaborative permet de renforcer les liens sociaux et de créer un environnement propice à l’entraide et à la solidarité. Elle contribue également à lutter contre l’isolement et à renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté. Cela renforce le lien social.
Un engagement en faveur de l’égalité et de la justice sociale
Le « care » s’inscrit dans une démarche de promotion de l’égalité et de la justice sociale. Le travail social, en tant qu’acteur de cette démarche, a pour mission de lutter contre les discriminations et les inégalités, et de favoriser l’accès aux droits et aux ressources pour les personnes en situation de vulnérabilité. En agissant sur les causes structurelles de l’exclusion et de la précarité, le travail social contribue à la construction d’une société plus juste et équitable.
Mais faire appel au « care » peut aussi être critiqué !
Je repense en cela cette réflexion d’une allocataire du RSA : « votre empathie, je n’en veux pas ! » Cette réaction m’avait ainsi alerté. Oui, il est possible de réfuter le « care » pour diverses raisons. Cinq aspects de ce concept paraissent discutables ou du moins sujet à réflexion :
1. L’essentialisme de genre : Certains critiquent le concept et soutiennent que le « care » renforce les stéréotypes de genre en associant les femmes aux soins et aux responsabilités familiales. Ils craignent que cela puisse perpétuer l’idée que les femmes sont naturellement plus aptes aux tâches de soin et les cantonner à des rôles traditionnels. Alors que les hommes gardent pour eux les aspects économiques, valorisants.
2. L’exploitation et dévalorisation des métiers du care : ces métiers tels que les soignants, les infirmières et les travailleurs sociaux, sont souvent mal rémunérés et peu valorisés. Les critiques soulignent que promouvoir le « care » sans s’attaquer à ces problèmes peut mener à l’exploitation continue des personnes travaillant dans ces secteurs.
3. L’absence de solutions concrètes : D’autres estiment que le « care » traduit un manque de solutions politiques et institutionnelles concrètes pour répondre aux problèmes sociaux et économiques. Ils soutiennent que son utilisation peut être perçue comme un concept trop vague ou idéaliste pour avoir un réel impact sur les politiques sociales et les pratiques professionnelles.
4 L’individualisation de la responsabilité : une autre critique soutient que le « care » peut encourager une approche individualisée de la prise en charge des personnes vulnérables. Cela renforce la responsabilité personnelle sans mettre l’accent sur les structures et les systèmes qui créent et perpétuent les inégalités et les besoins.
5. Les limites de l’empathie : L’empathie, qui est un élément central du « care », peut parfois mener à la compassion, et l’épuisement émotionnel. Cela conduit à se focaliser de façon excessive sur des besoins individuels au détriment d’une analyse systémique des problèmes sociaux.
Alors qu’en penser ?
La pratique du travail social est ambivalente. En s’inscrivant dans la logique du « care », elle participe activement à la promotion de la solidarité, de l’égalité et de la justice sociale. Mais, « en même temps », elle peut aussi renforcer la responsabilité individuelle sans suffisamment prendre en compte la responsabilité collective et sociale. Trop de travailleurs sociaux limitent leurs réflexions autour de situations individuelles sans prendre en considération le contexte social dans lesquelles elles évoluent. C’est pourquoi il est important de prendre en considération ces critiques et de travailler à des solutions pour surmonter ces défis. Le « care » peut être un concept puissant pour promouvoir la bienveillance, la solidarité et l’équité, mais il doit être abordé de manière critique et réfléchie pour éviter de perpétuer les problèmes qu’il cherche à résoudre.
Note
Plusieurs auteures en France ont travaillé sur le concept du care. Faut-il être étonné que ce soit toutes des femmes ? Voici quelques-unes d’entre elles avec leurs publications principales :
- Laugier, S. (2015). Le souci des autres : éthique et politique du care. Editions de l’Olivier. Sandra Laugier est une philosophe qui a largement contribué à la diffusion et à l’analyse du concept du care en France. Dans ce livre, elle explore les dimensions éthiques et politiques du care.
- Paperman, P., & Laugier, S. (2006). Le care. Souci des autres, éthique et politique. Presses Universitaires de France. Patricia Paperman est une sociologue qui a également travaillé sur le care. Dans cet ouvrage coécrit avec Sandra Laugier, elles examinent la notion de care sous différents angles disciplinaires, tels que la philosophie, la sociologie et l’éthique.
- Molinier, P. (2013). Le travail du care. La Dispute. Pascale Molinier est une psychologue qui s’intéresse aux implications du care pour les travailleurs du secteur des soins. Dans cet ouvrage, elle analyse les dimensions psychologiques et sociologiques du travail du care.
- Brugère, F. (2013). L’éthique du care en pratique. Presses Universitaires de France. Fabienne Brugère est une philosophe française qui travaille sur les questions d’éthique et de politique. Dans ce livre, elle explore les implications pratiques de l’éthique du care dans différents contextes.
- Hirata, H., & Guillaume, C. (2018). Le travail du care : Marché, emplois, métiers, enjeux éthiques. La Découverte. Helena Hirata et Cécile Guillaume sont des sociologues qui étudient la professionnalisation du care. Dans cet ouvrage, elles analysent les enjeux éthiques et sociologiques liés au marché du care, aux emplois et aux métiers du secteur.
Ces auteures françaises ont apporté d’importantes contributions à l’étude de ce concept en abordant des questions telles que l’éthique, la politique, la sociologie et la psychologie. Leurs travaux constituent une base solide pour approfondir la compréhension du concept du care dans le contexte français.
Source de l’article :
- La société du care, prendre soin d’autrui | Podcast France Inter
- La naissance du “care” ou le renversement des éthiques | Ouicare
2 réponses
Salut, l’éthique du care n’est pas apparu dans les années 1950, les études de Kohlberg sur le développement moral oui, mais entre 1950 et 1960, Carol Gilligan avait entre 14 et 24 ans, le livre qui a démarré la théorisation du care est publié en 1982 »une voix différente ». Elle a remarqué les différences de souci éthique peut-être un peu plus tôt lorsqu’elle était sous la tutelle de Kohlberg en enseignement de la psychologie, malgré tout ce n’est pas avant les années 1970 qu’elle a commencé à travailler là-dessus et ce n’est certainement pas Kohlberg qui a commencé le care. Je t’invite à lire ce dernier livre de Carol Gilligan qui met en évidence les démarches de sa recherche et la met en comparaison avec celles de Lawrence Kohlberg.
De plus le care n’est pas une question de genre comme tu le dis, mais plutôt une question de socialisation, les femmes ont plus tendance au care non pas par leur sexe, mais bien par la socialisation qu’elles ont vécue.
Sinon globalement ton article me semble bien, je crois juste que de retravailler l’introduction vers le care pourrait être pertinent, car elle porte à confusion.
Bonjour Christophe,
Je fais quelques recherches et je modifie mon article en conséquence. Merci pour votre alerte et vos précisions
Cordialement
DD